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CHAPITRE 1 : RECENSION DES ÉCRITS ET PROBLÉMATIQUE

1.4 Cadre conceptuel

1.4.3 Bioscape

Le second scape qui occupe une place centrale dans cette thèse est le « bioscape », qui réfère à la circulation transfrontalière de matériel reproductif comme les ovules, les spermatozoïdes, les embryons et leurs cellules biopsiées.

Un des concepts qui permet de donner sens à cette dimension cellulaire est celui de « bio- objet » (bio-object) (Vermeulen et coll., 2012). Issu du champ d’étude des sciences et technologies, ce concept s’applique aux nouveaux assemblages biologiques produits par les technosciences qui peuvent être, à la fois, inertes ou vivants, sujets ou objets (Couture, 2014; Webster, 2012). Ce concept nous amène à réfléchir sur la façon dont ces objets circulent dans différents régimes de savoir-pouvoir, acquièrent ou perdent des propriétés et se redéfinissent (Waldby et coll., 2006). Par exemple, les ovules changent de sens, de nature et d’encadrement juridique dans leur passage de la donneuse, à la banque, à la receveuse. Ceci rejoint, en partie le concept de « biologie locale » (local biologies) de Lock (1998) qui pointe

la manière dont les « faits » biologiques sont marqués culturellement, à travers une compréhension localement située. En reprenant les concepts de biologie locale et de bio- objet, il est ainsi possible de cerner comment les variations de statut entre les différents sites d’un SRT permettent d’augmenter ou non la fluidité internationale de ces cellules, en levant ou non les barrières éthiques et juridiques. Par exemple, en considérant les gamètes comme une commodité ou non, quelle influence peut avoir ce statut sur leur facilité de circuler internationalement ?

Pour décrire ces bio-objets, on peut aussi parler de « bio-disponibilité » (bio-availability) (Cohen, 1999). Ce concept aborde la séparation physiologique des cellules d’une personne et de l’usage qu’en fera une autre personne, comme dans le cas du don de gamètes. Ce concept montre aussi la dimension sélective où certaines personnes subalternes ont des cellules plus disponibles que d’autres (Inhorn et coll., 2011). Dans ce processus, les banques de gamètes jouent un rôle de première importance. D’après les travaux d’Almeling sur les banques de gamètes étatsuniennes, le discours local des banques mélange la rhétorique du don avec celle de la commodification (Almeling, 2007). De plus, les banques insèrent des dynamiques de genre dans leur façon de donner un sens et une valeur aux gamètes. Pour la femme, par exemple, dans les cliniques américaines étudiées, le don d’ovules doit être altruiste, donc plus valorisé moralement et, par conséquent, bien rémunéré. Ce qui entrainerait une offre importante. Pour les hommes, le don de sperme est conçu comme un travail, il est donc moins valorisé moralement que celui d’ovocytes et moins rémunéré, ce qui entrainerait une diminution de l’offre selon l’autrice. Aux yeux d’Almeling, le phénomène de commodification varie selon le sexe et le genre. De plus, la valeur économique donnée aux gamètes serait reliée aux normes culturelles dans un contexte structurel spécifique.

Cooper et Waldby (2014) poussent plus loin les implications politiques des analyses d’Almeling en montrant la nature du travail caché derrière la rhétorique du don. Selon ces autrices, le don de gamètes ou la GPA peuvent être conçus comme une sorte de « travail clinique » (clinical labor), soit une nouvelle forme de travail mélangeant production et reproduction. Ce type d’activité peut être conçu comme une forme de travail, parce que

l’activité est intrinsèque au processus de valorisation d’un secteur bioéconomique et que les avantages thérapeutiques pour les participantes ou les communautés sont absents ou accidentels. Par contre, les risques et les effets néfastes sont assumés par les participantes qui ont consenti à ce travail clinique. Dans le contexte global des SRT, on ouvre la possibilité de délocalisation spatiale de ce type d’activité. Cette industrie du travail clinique, selon les chercheuses, s’abrite derrière une mosaïque réglementaire (regulatory patchwork) qu’elle combine à ce qu’on peut appeler l’« arbitrage dans le contexte du travail reproductif » (reproductive labor arbitrage). Cette forme particulière d’arbitrage amène à trouver les moyens d’offrir les salaires les plus bas, pour vendre le fruit du travail clinique au prix le plus élevé avec le plus de bénéfices possibles. Un dernier point, essentiel dans l’analyse de Cooper et Waldby, est que dans un tel système le principe bioéthique de compensation des dons, devient flexible et mouvant, empêchant ainsi une distinction franche entre le don altruiste et la « monétarisation » du don.

Ce travail clinique appliquée au don de gamètes ne se fait pas uniquement à partir des groupes les plus vulnérables au bénéfice des personnes les mieux nanties comme le souligne le concept de bio-désirabilité (« bio-desirability ») développé par Gunnarsson Payne (2014). Selon l’autrice, à travers leurs quêtes de gamètes, les personnes receveuses cherchent à créer une similarité phénotypique avec les personnes donneuses et, par le fait même, de perpétuer une forme de répétition raciale (Gunnarsson Payne, 2014). Appliqué au don d’ovules, le concept permet aussi de montrer l’importance du choix pour les personnes receveuses, ainsi que pour la donneuse à travers son choix de donner.

Pour cette thèse, l’ethnoscape et le bioscape ont joué un rôle de premier plan. Dans le prochain chapitre sur la méthode, nous verrons comment ces deux scapes ont occupé cette place centrale dans notre étude doctorale.

QUESTIONS ET OBJECTIFS DE RECHERCHE

Si les SRT constituent un champ de recherche en plein essor, où plusieurs travaux ont été réalisés, il n’en demeure pas moins que plusieurs zones d’ombre persistent. Tout d’abord, les écrits sur les SRT se fondent la plupart du temps sur des cas anecdotiques et des articles sensationnalistes (Blyth, 2010; Inhorn et coll., 2011; Inhorn et coll., 2010). La recherche sur le sujet est en pleine croissance, mais en raison de la complexité et de l’ampleur du phénomène, des études régionales favorisant une meilleure compréhension du fonctionnement des SRT au niveau local apparaissent nécessaires. À ce titre, les connaissances sur la situation canadienne sont encore lacunaires (Downie et coll., 2013). Le manque de données empiriques a aussi été identifié pour ce qui concerne l’expérience de l’ensemble des acteurs et actrices des SRT, comme les personnes utilisatrices, le personnel médical et surtout, les intermédiaires (Crooks et coll., 2010; Inhorn, 2011). Dans ce contexte, plusieurs scientifiques soutiennent que les enquêtes qualitatives s’avèrent un moyen privilégié pour avoir accès à ce type d’expérience concrète (Kroløkke, 2014; Nahman, 2013). Le manque de données probantes pose aussi un sérieux frein à l’émergence de cadres normatifs (juridiques, éthiques et déontologiques) qui soient en phase avec la situation actuelle des SRT.

Cette situation soulève plusieurs questions. Quelle est la nature du reproscape canadien ? Comment ce système articule-t-il le local et le global ? Quelles sont les perspectives et les expériences des principaux acteurs et actrices par rapport à cette situation ? Quels sont les enjeux éthiques propres au reproscape canadien ?

À partir de notre cadre conceptuel construit autour du concept de reproscape, nous avons développé les objectifs qui guident cette thèse :

Objectif secondaire 1 : comprendre les contextes juridiques et cliniques au travers desquels se déploie le reproscape canadien.

Objectif secondaire 2 : comprendre l’expérience des principaux acteurs et actrices des SRT, soit les personnes utilisatrices, le personnel médical et les intermédiaires qui participent à façonner les reproflows canadiens constitués de personnes et de matériel reproductif.

Objectif secondaire 3 : connaître la perspective éthique de ces acteurs et actrices vis-à-vis des SRT de même que du reproscape canadien.