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Partie 2 : Le management de l’émotion, enjeux et problématiques

B. Une mise en scène de l’émotion au cœur d’enjeux éthiques, reflet d’une évolution des

2. Une prise en compte d’enjeux nationaux

a) Le téléspectateur, un acteur doté d’une certaine sensibilité

Si différents éléments contextuels sont à prendre en compte pour analyser la mise en scène des émotions du traitement journalistique des attentats du 13 novembre 2015, c’est parce qu’ils la conditionnent en certains points. Ainsi, si le nerf de la guerre réside dans l’émotion, car nous avons vu que c’est un des facteurs de captation de l’audience, cette émotion fait désormais l’objet d’une limitation éthique.

Nous savons d’ores et déjà que les photos et images chocs génèrent de l’émotion et rendent plus attractive une émission. Nous avons d’ailleurs évoqué les images devenues symboles du 11 septembre 2001. Il y a quelques années, la vision de la mort n’était pas aussi taboue, comme le montre la diffusion des images de la pendaison de Saddam Hussein par exemple en 2006129 où l’homme est filmé la corde

au cou quelques minutes avant de mourir. Quelques mois plus tôt, lors des attentats de Charlie Hebdo, les images de la mort du policier Ahmed Merabet sont également diffusées130.

Si nous avons déjà établi une corrélation entre la vue du sang et l’émotion, la vision d’un corps mort est d’autant plus choquante. Pourtant, ces images seront censurées lors des attentats du 13 novembre 2015 alors qu’elles furent diffusées quelques mois plus tôt. Soulevant des interrogations concernant le respect des victimes et de ses proches, les médias censureront de nombreuses images.

127 Thierry Devars, La politique en continu, vers une BFMisation de la communication : Les petits matins,

2015,112p.

128 Gilles Finchelstein, La dictature de l’urgence : Fayard, 2011, p.47

129François, Le blog TV News, [En ligne], « Images de la pendaison de Saddam Hussein : les chaînes françaises

divisées », < http://www.leblogtvnews.com/article-5096764.html >, mis en ligne le 02 janvier 2007, consulté le 29 juillet 2009

130Franceinfo, [En ligne], « L’homme qui a filmé la mort du policier après l’attentat de « Charlie Hebdo »

s’excuse », <https://www.francetvinfo.fr/faits-divers/attaque-au-siege-de-charlie-hebdo/l-homme-qui-a-filme- la-mort-du-policier-apres-l-attentat-de-charlie-hebdo-s-excuse_794439.html >, mis en ligne le 11 janvier 2015, consulté le 29 juillet 2019

Sur les trois chaînes étudiées, aucune image sur laquelle un corps mort et clairement identifiable ne sera diffusée. Seules quelques images de victimes ensanglantées (encore en vie) mais floutées, le seront. Aucune image du Bataclan non plus ne sera diffusée, les médias adopteront une posture plus exigeante en matière de sélection d’images. S’inscrivant dans l’une des mesures influencées par le manuel pour les journalistes publié en 2017 par l’ONU (Les médias face au terrorisme), cette censure visuelle est aussi à l’initiative des forces de l’ordre qui deviennent les gardiens de l’ordre sur les réseaux sociaux, appelant au respect de l’intimité des victimes.

Ainsi, la mise en scène des émotions doit s’adapter aux mœurs des téléspectateurs, qui évoluent au fil du temps et en fonction de la société concernée (au Japon par exemple, la vision du corps nu à la télévision n’a pas de caractère incongru), l’objectif poursuivi étant de capter le téléspectateur sans heurter sa sensibilité.

b) La victime, arme de destruction du jeu médiatico-terroriste

Au-delà de la notion de protection de la vie privée des victimes et plus particulièrement des familles de victimes, les médias doivent faire face à un autre dilemme, celui de leur positionnement au sein de la stratégie terroriste131 (Dayan, Katz).

Cette même stratégie repose en grande partie sur l’espace de visibilité offert par les médias lors du relais des actes terroristes. Les terroristes s’appuient sur la rythmicité des émissions, la fréquence des parutions et les régularités temporelles qui participent à l’instauration de la menace132(Dayan, Katz). Dans son ouvrage, La terreur spectacle,

terrorisme et télévision, Daniel Dayan déclare à ce sujet : « Le terrorisme et les médias sont devenus des partenaires indissociables, les coproducteurs de l’un des grands genres discursifs et contemporains, au même titre que les émissions de plateau ou de télé-réalité. » 133(Dayan, Katz). Mettant en relief la relation particulière qu’entretiennent

131Daniel Dayan et Elihu Katz, La télévision cérémonielle. Anthropologie et histoire en direct, Paris : Presses universitaires de France, 1996, 288p.

132 Ibidem.

ces deux acteurs, l’auteur introduit une notion d’interdépendance. Les terroristes ne peuvent avoir un écho suffisant sans l’intervention médiatique et à l’inverse les médias ne peuvent taire ces événements, sans outrepasser le droit à l’information.

Souvent soupçonnées de faire le jeu des terroristes, les chaînes de télévision étudiées adoptent une position différenciée (en comparaison des autres traitements télévisés d’attentats sur le territoire français) et n’évoqueront ni le nom, ni l’origine des terroristes impliqués pendant les deux premiers jours. Leurs revendications non plus ne seront pas communiquées. Seules les références faites par les terroristes à « la situation syrienne » seront relayées sans qu’aucune contextualisation n’accompagne cela, entraînant ainsi un sentiment d’incompréhension exacerbé.

Nous l’avons vu, dans leur stratégie de pathémisation et de dramatisation de l’événement, les chaînes étudiées présentent le terroriste comme le « méchant ». Toutefois, ce méchant n’est que peu exploité, et repose sur des imaginaires évoqués. Toute la lumière est faite sur la victime qui est au cœur de la stratégie de pathémisation.

L’exemple du témoignage de Julien Pearce, diffusé sur TF1 dans les journaux télévisés de 13h (sujet n°2, 03’26) et 20h (sujet n°6, 04’56) témoigne premièrement par sa position dans la hiérarchisation des sujets d’une volonté de mise en avant de la parole du témoin-victime et deuxièmement d’une certaine hiérarchisation entre témoins eux-mêmes. Ainsi, les témoins du Bataclan et l’ensemble des reportages au sujet de la prise d’otages du Bataclan sont mis en avant au niveau quantitatif (en nombre de sujets adressés) et qualitatif (position des sujets dans l’organisation du journal télévisé).

Sujet – Témoignage de Julien Pearce, rescapé (2ème position) du 13h du 14/11/2015 (TF1). Durée :

03’26 et (6ème position) du JT de 20h du 14/11/2015 (TF1). Durée : 04’54

Le témoignage de Julien Pearce emprunte les méthodes de production du témoignage habituel (homme présenté face caméra sur un fond neutre et le journaliste n’est pas visible à l’écran). Toutefois, ce reportage, contrairement à d’autres interviews de témoins du Bataclan n’est pas effectué dans la rue, aucune distraction sonore n’est audible. Le témoin adopte une voix basse ponctuée d’un ton laissant entrevoir l’émotion. L’angle de vue de la caméra ne place pas le témoin au cœur de l’écran mais à droite. Il est visible de profil, laissant entrevoir tout de même le côté gauche de son visage, et donc son regard.

Un gros plan est effectué sur son visage (les cheveux par exemple sont coupés) focalisant l’attention sur les expressions du témoin. Le visage et la voix sont les deux éléments mis en avant dans la construction de ce reportage, deux éléments qui laissent facilement entrevoir l’émotion à l’écran.

La mise en scène des émotions, parce qu’elle ne doit pas poursuivre les objectifs de la stratégie terroriste repose en grande partie, lors des attentats du 13 novembre 2015, sur l’empathie que renvoie la posture du témoin. Ce témoignage évoqué, n’est qu’un exemple parmi d’autres et sa durée, supérieure à la moyenne des autres sujets de JT, manifeste également du rôle principal joué par la victime.

Ainsi, la déshumanisation et la faible présence à l’écran de la figure du terroriste participe à la destruction de cette relation d’interdépendance entre la télévision et le

terrorisme, relation jusqu’ici soupçonnée de jouer en faveur du terrorisme. Pour cela, la lumière est portée sur la victime et la terreur visée par le terrorisme laisse place à l’incompréhension et à la haine envers un être barbare et en marge des préceptes de la société.

c) Informer sans porter atteinte aux institutions

Suite aux événements de Charlie Hebdo et aux plaintes déposées à l’encontre de différentes chaînes de télévision, les médias sont aussi examinés dans leur collaboration avec les administrations. Pour ne pas porter atteinte au travail des forces de l’ordre, et indirectement à la sécurité des victimes, la prise d’otages du Bataclan ne sera pas traitée en direct, comme ce fut le cas lors des attentats de janvier.

Les médias ne seront d’ailleurs pas les seuls à vouloir opérer différemment, comme le confirme cette situation du journal de 20h de France 2 du 14/11/2015 : « L’enquête avance dans la plus grande discrétion, ils [les forces de l’ordre] ne veulent pas s’exprimer sur cette enquête et nous l’ont dit, ils veulent faire différemment qu’en janvier ».

Tout d’abord, facilité par la gestion de trois attentats distincts (le Bataclan, le Stade de France et les terrasses du XIème arrondissement), l’apanage de l’attention n’est pas attribué uniquement au Bataclan, même si nous avons déjà souligné qu’il s’agit de l’événement le plus discuté parmi les trois. Cette juxtaposition de différents lieux, permet à la fois de rythmer l’édition spéciale en direct et lors du journal télévisé, de segmenter les mises en récit pour faciliter l’intelligibilité, l’une des composantes de la fonction interprétative134 (Dayan, Katz) de la télévision.

Cela permet aussi d’un tout autre point de vue, de focaliser l’attention sur un lieu plutôt qu’un autre, lorsque les nouvelles informations sur ce dernier lieu ne sont pas encore vérifiées ou que la rédaction ne souhaite pas encore les communiquer.

C’est d’ailleurs ce que l’exemple du traitement télévisuel en direct de l’assaut démontre. Si TF1 décide de ne communiquer aucune information concernant un

134 Daniel Dayan et Elihu Katz, La télévision cérémonielle. Anthropologie et histoire en direct, Paris : Presses

possible assaut en cours au Bataclan avant même que cet assaut ne soit officiellement terminé (l’assaut sera mentionné uniquement à 00h51), France 2 et BFM TV n’adoptent pas la même posture.

Dès 00h12, France 2 sera la première à avancer qu’un potentiel assaut est en cours au Bataclan. Toutefois, la chaîne ne se focalisera pas sur le Bataclan et continuera de faire intervenir des experts et des envoyés spéciaux sur d’autres sujet. Sur BFM TV par contre, l’assaut sera vécu en direct et même les images diffusées à l’écran se focaliseront sur le quartier du Bataclan avant même que cet assaut ne soit confirmé par les forces de police. Pour imager cet événement, les positions de officiers de la BRI ne seront aucunement dévoilées, seules des images des rues adjacentes, vides seront diffusées. L’authenticité de cet assaut et l’émotion seront retranscrites grâce au son des déflagrations. Cette séquence sonore sera diffusée à plusieurs reprises, toujours accompagnée d’un silence sur le plateau concédant une concentration totale du public sur le bruit.

Même si les trois chaînes traitent de l’assaut de trois manières différentes, toutes s’accordent sur un point : aucune image des officiers de la BRI ou des abords du Bataclan ne sera diffusée, le téléspectateur ne saura ni par où entrent les officiers ni où ils sont positionnés (contrairement aux images des assauts des attentats de janvier).

Si l’enchaînement des plans favorisent l’impression d’immersion au cœur de l’événement135 (Mariau), dans ce cas précis, l’image, par les risques qu’elle comporte

envers l’efficacité des actions sécuritaires, est complétée par le son, qui devient un élément d’interprétation de la scène, sur BFM TV. De ce fait, l’assaut participe à la création du suspense et des imaginaires émotionnels évoqués.

Conclusion partielle :

La déconstruction des émotions opérée dans l’examen du traitement journalistique des attentats du 13 novembre 2015 démontre que les stratégies de pathémisation œuvrent à la création d’une solidarité nationale.

135Bérénice Mariau, Ecrire le fait divers à la télévision. La rhétorique émotionnelle du drame personnel au journal télévisé de TF1. Position de thèse (2014)

Pour capter le téléspectateur et offrir une résonnance particulière à l’événement, les chaînes ont recours aux éditions spéciales qui, grâce à l’usage du direct, participent à la création d’une authenticité rendue illusoire par les codes de l’édition spéciale. En effet, contrairement à ce que son nom pourrait indiquer, l’édition spéciale est préparée et structurée en fonction de rôles cadrés (l’envoyé spécial, l’expert et le journaliste témoin) et des techniques de production anticipées.

Après avoir suscité l’attention du public, les médias s’appuient sur différents topiques affectifs.

L’introduction de cette émotion est facilitée par le climat émotionnel136 (Mariau)

naturellement introduit par le drame, rendant ainsi le traitement pathémique et les interventions politiques légitimes et consensuelles137 (Mariau). Ainsi, la dramatisation

est au cœur même du traitement journalistique, par la création d’une tension irréconciliable entre le bien et le mal. Cette opposition permet d’une part, d’héroïser la figure du soldat et de développer l’empathie envers les victimes innocentes, et d’autre part, d’attiser un sentiment de rancœur et un désir de vengeance envers les assaillants qui, nous l’avons vu, sont déshumanisés et représentent la figure du méchant.

Cette tension narrative entre le bien et le mal est accentuée par d’autres éléments pathémiques ayant recours cette fois-ci, à l’expérience. Ainsi, le milieu de la guerre est à de nombreuses reprises associé à ces événements. L’imaginaire développé autour de la guerre par une population ne l’ayant pas physiquement connue, permet d’associer certaines émotions qui lui sont rattachées (peur, effroi), aux attentats du 13 novembre. Les médias s’appuient ainsi sur un traitement de l’information a- historique138 (Charaudeau), dont le principe repose sur l’évocation d’imaginaires

sociaux semblant être dominants dans la société.

D’un même principe, l’expérience du deuil est mise en avant au lendemain des attaques. Les hommages, les rues désertes, le silence, la musique douce ponctuent les images et le fond sonore devient un élément intrinsèque de la stratégie de pathémisation.

136 Bérénice Mariau, Ecrire le fait divers à la télévision. La rhétorique émotionnelle du drame personnel au

journal télévisé de TF1 – position de thèse (2014)

137 Ibidem.

138 Patrick Charaudeau, « La télévision et la guerre, déformation ou construction de la réalité – le conflit en

Tous ces registres évoqués, ont en commun leur participation à la création d’une solidarité nationale et un rattachement aux valeurs et convictions du tribunal de l’opinion publique139 (Lochard, Soulages). En cela, la pathémisation influence la

singularisation des points de vue, en arborant une stratégie de persuasion de ce que devrait ressentir chaque téléspectateur face aux attentats. Arborant une posture patriotique et un brin politique, les médias démontrent une certaine maîtrise du registre de l’émotion par sa mise en scène.

Si cette dernière participe à la formation d’un consensus moral, elle est aussi le reflet d’une évolution des mœurs et d’enjeux éthiques. Ainsi, la pathémisation n’est pas poussée à son paroxysme car elle doit conjuguer avec différents enjeux. Au niveau contextuel, les récents événements survenus quelques mois auparavant (les attentats de janvier) et les polémiques suscitées par le traitement médiatique de ces attentats contraignent les chaînes de télévision à s’adapter, pour espérer regagner la confiance de ces téléspectateurs.

Pour cela, la mise en scène des émotions doit être maîtrisée sans uniquement reposer sur l’émotion choc, puisque nous avons vu que certains choix éthiques et moraux nécessitent de censurer certaines images, qu’elles concernent la vision de la mort ou encore les agissements des forces de l’ordre lors d’opérations stratégiques. Cette réflexion concernant l’auto-censure de certaines images se retrouvent aussi dans les informations communiquées concernant les terroristes.

En omettant volontairement de parler des assaillants, les chaînes de télévision contrent les accusations populaires qui voudraient que les médias « fassent le jeu du terrorisme » tout en densifiant cet imaginaire « du méchant ».

139 Guy Lochard et Jean-Claude Soulages, « Les scénarisations visuelles », pp.101-127 dans Patrick Charaudeau, La télévision et la guerre, déformation ou construction de la réalité. Le conflit en Bosnie 1990-1994 : De Boeck

Partie 3 : La mise en discours médiatique,