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Partie 2 : Le management de l’émotion, enjeux et problématiques

B. Une mise en scène de l’émotion au cœur d’enjeux éthiques, reflet d’une évolution des

1. Une mutation du journalisme

a) Un contexte particulier

Analyser les attentats du 13 novembre 2015 ne peut se faire sans tenir compte du contexte particulier dans lequel ces attentats s’inscrivent. Si nous avions choisi d’analyser les attentats de janvier 2015, les résultats ne seraient pas les mêmes car les attentats de novembre interviennent après de nombreux scandales médiatiques.

Cette relation contextuelle aurait pu être présentée dès l’introduction de la première partie car elle impacte l’ensemble du processus de création de l’information, pourtant, nous avons délibérément choisi de n’en tenir compte qu’à partir de maintenant. En effet, la maîtrise des techniques de mises en récit s’explique plus particulièrement par l’expérience qu’ont les médias du traitement des attentats. A l’inverse, la pathémisation des programmes démontrent une certaine retenue éthique dans son utilisation. Si elle a pour objectif de capter et d’allier les téléspectateurs dans une sorte d’union solidaire tout en singularisant les points de vue, elle n’est pas pratiquée à son paroxysme.

Ainsi le 7 janvier 2015, le journal satirique Charlie Hebdo subit une attaque terroriste au siège du journal. Orchestrées par les frères Kouachi, ces attaques seront très médiatisées et relanceront de nombreux débats concernant les valeurs de liberté d’expression. Le lendemain, Amedy Coulibaly commet lui aussi des actions terroristes au sein de la capitale française et abat une policière à Montrouge avant de tuer, le lendemain lors d’une prise d’otages dans le magasin Hyper Casher, 8 autres victimes. Les frères Kouachi, en fuite, seront retranchés et abattus par le GIGN dans une imprimerie, le 9 janvier en Seine et Marne115.

114 Le service Metronews, « Cloîtré avec les frères Kouachi, il porte plainte contre trois médias », [En ligne],

<https://www.lci.fr/societe/cloitre-avec-les-freres-kouachi-il-porte-plainte-contre-trois-medias-1529489.html >, mis en ligne le 18 août 2015, consulté le 26 juillet 2019

115 INA, « Attentat contre le journal Charlie Hebdo », [En ligne], < https://fresques.ina.fr/jalons/fiche-

Le résumé de ces attentats est important parce qu’il permet d’introduire les deux scandales médiatiques qui ont suivis les deux prises d’otages (celle de l’Hyper Casher et celle de l’imprimerie). Des chaînes de télévision seront premièrement accusées d’avoir mis en danger la vie d’otages, en délivrant en direct des informations concernant l’emplacement d’otages étant parvenus à se cacher et à contacter les forces de l’ordre, alors que le terroriste lui-même en action, se tenait devant la chaîne de télévision. Les chaînes seront également accusées d’avoir entravé le travail des forces de l’ordre en communiquant leurs positions116.

Au-delà même des poursuites judiciaires qui ont été prononcées contre les médias par le CSA, ces « erreurs » ont été relayées sur les réseaux sociaux et ont interpellé de nombreux téléspectateurs, choqués par le manque de recul des médias vis-à-vis des informations communiquées à l’antenne. Même si les rédactions ont vite compris l’impact de leurs erreurs et que les mea culpa ont suivi, ces erreurs ont eu un impact psychologique remettant à l’ordre du jour les problématiques d’éthique et de déontologie en cas de crise.

Désormais, plusieurs colloques ont été organisés à ce sujet, mais est-ce aux journalistes de s’adapter aux forces de l’ordre au risque de laisser entrevoir une entente entre l’Etat et les journalistes et de compromettre la liberté d’expression, ou, aux forces de l’ordre de s’adapter aux nouvelles méthodes de communication télévisuelles, reposant principalement sur le direct et la priorité à l’information ? Anthony Bellanger, journaliste présent lors du colloque organisé par l’Unesco, Les médias face au terrorisme, prend l’exemple des Etats-Unis et démontre que les journalistes ne sont pas les seuls impliqués, et qu’il est aussi nécessaire que la police questionne ces méthodes de travail. Ainsi, aux Etats-Unis les stratégies d’interventions de police ne reposeraient désormais plus sur l’effet de surprise, devenu impossible par la transmission en direct de la télévision117.

116 David Perrotin, « Dammartin et Vincennes : les cinq erreurs des médias (et leur défense) », Nouvel Obs,

Rue89, [En ligne], < https://www.nouvelobs.com/rue89/rue89-medias/20150112.RUE7411/dammartin-et- vincennes-les-cinq-erreurs-des-medias-et-leur-defense.html > , mis en ligne le 12 janvier 2015, consulté le 30 mai 2019

117 Anthonny Bellanger, chroniqueur et spécialiste du monde arabe lors du colloque “Les médias face au

Certains questionnements se posent ainsi pour anticiper les actions mais une collaboration entre ces deux acteurs reste nécessaire que ce soit pour vérifier les informations ou les trier. Ce colloque organisé par l’association de victimes du 13 novembre 2015, 13onze15 et par l’UNESCO au sujet des « Médias face au terrorisme » le 20 novembre 2018 interroge différents professionnels autour de ces questions. Des victimes, professionnels des médias et de police sont invités pour échanger et débattre afin de trouver ensemble des axes de réponses. Très vite, différentes solutions sont envisagées telles que la création d’un conseil de déontologie, la création de modules de formation obligatoire sur l’éthique journalistique ou encore la politisation du terrorisme à l’image des différents mouvements fascites, nazistes pour interroger l’héroïsation des coupables. Un manuel a d’ailleurs été rédigé en 2017 par l’Unesco à destination des journalistes, partageant les bonnes pratiques à adopter. Reflet d’une certaine prise de conscience des enjeux médiatiques face au terrorisme, les médias tentent désormais de mettre à profit leur expérience de l’imprévu, pour revoir leurs méthodes de traitement de l’information.

b) Entre crash de l’attention et baisse de confiance, la télévision, un média au cœur d’enjeux sociétaux

Si le traitement de l’information terroriste fait naître des questionnements éthiques, d’autres facteurs macro-environnementaux sont à prendre en compte.

Depuis quelques années et amplifiée par le phénomène de la révolution Twitter118

(Finchelstein), la pluralisation des sources et la désintermédiation du journalisme accentue la baisse de confiance des français envers les médias. Evaluée par le baromètre La Croix, celle-ci connaît une forte chute entre janvier 2015 (58% de crédibilité) et janvier 2016 (41%), ne cessant de diminuer ensuite jusqu’à atteindre 38% en janvier 2019. Cf. Annexe 11

Influencée par les théories conspirationnistes, les attentats ont toujours été des événements sujets à de nombreux doutes concernant la véracité des informations communiquées. Si aucune corrélation n’est directement établie entre les attentats de

2015 et cette chute de confiance, elle n’en reste pas moins une donnée à prendre en compte. De plus, la télévision, à l’exception d’Internet, a toujours été le média entraînant le plus de méfiance, contrairement à la radio ou à la presse. Considérée comme le spectacle du pauvre119 (Jost, Spies) à ses débuts, la télévision a toujours

entretenu une certaine relation avec l’univers du spectacle, impactant sa crédibilité dans les contenus informationnels.

Nous l’avons vu, consciente de cette demande d’authenticité dans les contenus, la télévision tempère l’aspect spectaculaire afin de proposer un contenu plus authentique. La télévision doit ainsi faire face, plus encore que les autres médias aux doutes des téléspectateurs quant à sa capacité à relayer des faits totalement objectifs.

Si cette notion de crédibilité des médias nous importe, c’est qu’elle conditionne en partie le traitement de l’information, d’autant plus que la place de la télévision en 2015 n’est pas celle d’il y a vingt ans. C’est d’ailleurs ce que nous avons introduit en parlant de « révolution Twitter ». En 2015, les attentats ne sont pas simplement vécus par le biais du direct et de la télévision mais les réseaux sociaux et le journalisme citoyen participent au partage informationnel. Des témoins partagent des informations, photos etc., de ce qu’ils voient ou ont entendus sans passer par un quelconque média, directement sur leur compte personnel. Cette désintermédiation rendue possible grâce aux réseaux sociaux et à la délibération de la parole citoyenne questionne les médias sur l’omission volontaire d’informations.

Par le fait, pourquoi ne pas partager une information même si celle-ci peut avoir des conséquences, si d’autres le feront sur les réseaux sociaux ? Comment se positionner face à une modération collaborative impossible ?

De par sa réactivité et sa puissance, la télévision parvient à créer des rendez-vous et à réunir des millions de français chaque soir. Avant l’avènement du web, la télévision était le média le plus instantané avec le délai de réaction le plus court dans le traitement de l’actualité chaude. Semblant évoluer dans un continuel présent120 (Jost),

119 François Jost et Virginie Spies, « l’information à la télévision, un spectacle ? », dans Revue française des sciences de l’information et de la communication [En ligne], n°5,2014, <

https://journals.openedition.org/rfsic/1123> mis en ligne le 17 juillet 2014, consulté le 15 mai 2019

la télévision s’adapte à notre quotidienneté et ses programmes évoluent au fur et à mesure et cela est sans compter sur le journal télévisé dont les sujets des reportages s’inscrivent pour la plupart dans une temporalité excessivement rapide.

L’hyper-information, conséquence directe de la désintermédiation121 (Scherer) du

journalisme et du développement du journalisme citoyen entraîne une saturation du « temps de cerveau disponible » 122. La multiplicité des choix en termes d’information

et de contenus disponibles écourtent la durée de vie de l’information123 (Scherer) dans

un flux continuel d’actualités, appelé crash de l’attention124 (Scherer). Quand une

information mettait encore il y a quelques années 24 heures avant d’être partagée, au temps de la télévision hertzienne, désormais elle ne met que deux minutes avant d’être partagée sur Twitter125 (Scherer). Cette diminution du temps de traitement est un

phénomène transmédia qui impacte également la télévision, en compétition directe avec les réseaux sociaux.

Les téléspectateurs/ lecteurs sont encerclés dans ce qu’appelle Gilles Finchelstein « la dictature de l’urgence », à l’origine même de l’hypermédiatisation. Dans une société où chacun est habitué à « Googler » et à obtenir des réponses instantanément, la réactivité est de rigueur. Si le journalisme s’est étendu sur le web pour répondre à ce besoin d’instantanéité 126 (Le Cam), l’ADN même de la télévision trouve son sens dans

cette quête de la fugacité. Ce culte de l’urgence et de l’instantanéité alimente la surinformation. Lors des éditions spéciales différentes informations sont disponibles sur un même écran. Ces informations évoluent indépendamment les unes des autres, grâce au fil d’actualité, rappelant que le téléspectateur des chaînes d’information est

121 Eric Scherer, A-t-on encore besoin des journalistes ? Manifeste pour un journalisme augmenté : Presses

universitaires de France, 2011, p.64

122Nouvel Obs, « Le Lay : « nous vendons du temps de cerveau », [En ligne], <

https://www.nouvelobs.com/culture/20040710.OBS2633/le-lay-nous-vendons-du-temps-de-cerveau.html >, mis en ligne le 11 juillet 2004, consulté le 13 juin 2019

123Eric Scherer, A-t-on encore besoin des journalistes ? Manifeste pour un journalisme augmenté : Presses

universitaires de France, 2011, p.62

124 Ibidem. 125 Ibidem. p.133

126 Florence Le Cam, « Une identité transnationale des journalistes en ligne » dans Amandine Degand (dir.) et

aussi lecteur127 (Devars). L’information est ainsi, plus que jamais entrée dans le temps

de l’urgence128 (Finchelstein), une dictature de l’instant à l’origine même d’une autre

forme de pression avec laquelle les médias doivent jongler.