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Partie 1 : Un événement au cœur de différentes stratégies de mises en récit

B. Le mélange des mondes : entre spectacularisation et authenticité, une construction

2. Des acteurs de l’information concernés

a) La légitimité un combat au cœur de la quête d’authenticité

L’analyse du rôle attribué aux intervenants de l’édition spéciale (qui se retrouvent également dans les éditions spéciales des journaux télévisés de la période) démontrent une organisation et une répartition de la parole organisée autour de lois de légitimité. Ainsi, le rôle attribué aux experts est celui de l’interprétation et de la contextualisation. Ce rôle est facilement identifiable par les prises de parole de ces derniers qui interviennent principalement une fois que le direct emprunte une narration ultérieure. Leurs interactions sont ainsi plus faibles jusqu’à la fin de l’assaut du Bataclan. Ils sont principalement interrogés par le présentateur autour de thématiques

et de réflexions plus globales (ex : comment prévenir le terrorisme en France ? Quelles-sont les mesures que le gouvernement devrait adopter contre la lutte anti- terroriste ? Qu’entraîne le décret de l’état d’urgence ? …).

Si la question du fondement de l’interlocuteur et de son habilitation à s’exprimer63

(Charaudeau) est nécessaire pour tout acte de communication, elle s’applique également à l’appréciation de la légitimité de l’expert. A de nombreuses reprises, les intervenants sont présentés comme des « experts » de tel sujet, sans pour autant que la raison de la légitimité de leur expertise ne soit communiquée. Si l’expert n’est pas reconnu en tant que tel par les téléspectateurs, le principe d’influence64 (Charaudeau)

ne peut fonctionner et rend caduque l’acte de communication. Il s’agit ainsi de mettre en place un processus de régulation65 (Charaudeau). Ce constat doit toutefois être

nuancé car le rôle d’expert reste interdépendant de la fonction, de la disponibilité et de la volonté ou non de ce dernier à faire de la télévision. Cela conduisant les chaînes, principalement les chaînes 100% info pour qui le recours à la figure de l’expert est fréquent, à diminuer les critères de sélection des experts, ce qui appauvrit les débats66

(Bousquet). Par exemple, la présence de Bernard Debret (urologue et député Républicain de Paris) sur le plateau de BFM TV le 13 novembre 2015 peut étonner mais s’explique par des raisons organisationnelles. Ainsi, le député était d’ores et déjà invité par la chaîne pour intervenir sur un tout autre sujet (celui de la grève des médecins) et sera ensuite invité à rejoindre le plateau de l’édition spéciale pour s’exprimer au sujet des attentats de Paris afin de combler un manque logistique d’experts en début d’émission (résultat d’une production instantanée ne pouvant conjurer avec des impératifs de déplacement et de disponibilité).

Nous remarquons toutefois que lors des attentats du 13 novembre 2015, le parcours des experts n’est pas détaillé. Ils ne sont parfois même pas introduits par le

63 Patrick Charaudeau, « Le contrat de communication dans la situation classe », dans Inter-Actions, J.F. Halté,

Université de Metz, 1993 [En ligne], < http://www.patrick-charaudeau.com/Le-contrat-de-communication- dans.html>, consulté le 11 juin 2019.

64 Ibidem.

65 Patrick Charaudeau, « Pathos et discours politique », pp.49-58 dans Michael Rinn (coord.), Emotions et discours. L’usage des passions dans la langue, Presses universitaires de Rennes, Rennes, 2008, consulté le 24

juillet 2019

présentateur. Seul un bandeau rappelle leur nom et leur expertise ou profession (ex : Pierre Conesa, ancien haut fonctionnaire au ministère de la justice présent sur le plateau de l’édition spéciale du 13/11/2015 de LCI et retransmis en direct sur TF1). Serait-ce le résultat d’un casting d’experts organisé dans l’urgence et dont la profession ne peut justifier la légitimité à intervenir ?

Au-delà même de la légitimité de ces experts, un autre critère intervient dans leur sélection : la crédibilité médiatique.

Si TF1 et BFM TV s’appuient principalement sur la présence d’experts en plateau, France 2 s’en affranchit et réunis une majorité de journaliste de sa rédaction. Si les journalistes présents ne manifestent d’aucune expertise dans le domaine, ils jouent tout de même le rôle d’experts et analysent les informations communiquées. La chaîne ne différenciera pas la légitimité des journalistes de sa rédaction de celles d’autres experts également invités à prendre la parole. Si ces choix éditoriaux peuvent interroger sur la légitimé des savoirs des intervenants, France 2 fait preuve d’originalité. dans le choix de ses intervenants, objet soulevant de nombreux débats quant à l’unicité des experts invités sur les différentes chaînes (on constate d’ailleurs que certains des invités interviendront à la fois sur TF1 et sur BFM TV pour s’exprimer durant l’événement) et la création d’une « team d’experts » bien trop médiatisée, au détriment d’autres spécialistes67 (Bousquet). C’est d’ailleurs ce qui fût reproché à Marc

Trévidic (invité sur le plateau de France 2 le 14 novembre 2015 lors d’une édition spéciale), grand habitué des plateaux télévisés. Soupçonné d’hypermédiatisation et d’illégitimité sur le sujet pour prendre la parole depuis qu’il a quitté la section antiterroriste (désormais juge chargé des conflits d’ordre familiaux), il fit l’objet de nombreuses critiques.68

Si la légitimité des experts est une des caractéristiques nécessaires au bon fonctionnement du débat, leur crédibilité doit également être surveillée. Si ces questions de légitimité et de crédibilité des intervenants sont si précieuses lors du

67Benjamin Bousquet, Journaliste, l’ennemi qu’on adore : Editions du Panthéon, 2017, chap. III p.2

68 Vanessa Schneider, « Marc Trévidic, le juge qui ne résiste pas à la lumière », Le Monde [En ligne], <

https://www.lemonde.fr/m-gens-portrait/article/2016/03/25/marc-trevidic-le-juge-qui-ne-resiste-pas-a-la- lumiere_4890132_4497229.html >, mis en ligne le 24 mars 2016, consulté le 01 juillet 2019

traitement de ces attentats, c’est qu’elles participent à cette logique d’authenticité ; tout comme la fragmentation du rôle journalistique.

b) Redistribution des missions journalistiques et journaliste-témoin

Le contrat de communication de l’édition spéciale vise le téléspectateur (messager) censé absorber et interpréter l’information à l’exception près que les messages sont diffusés par deux canaux (contrairement aux journaux télévisés par exemple), une information « brute » communiquée par les envoyés spéciaux et une information contextualisée et détaillée par les experts opérant en qualité de juge moral69 (Lefébure,

Sécail).

L’informationnel est donc délégué aux envoyés spéciaux qui, de par leur présence sur les lieux et leur statut de témoin indirect (ou témoin direct des témoignages) sont agrégés d’un statut de témoin-journaliste, leur conférant une légitimité en matière descriptive. Lorsqu’un attentat surgit et que chaque information est communiquée de manière instantanée, les missions d’enquête, d’investigation et d’analyse ne peuvent être menée à leur termes, demandant un temps de réflexion et de retrait en contradiction avec le principe d’instantanéité. Ceci pouvant expliquer l’évolution du rôle des envoyés spéciaux vers celui de témoins journalistes.

Sur place, ils occupent une grande partie des émissions diffusées mais leurs discours restent descriptifs. Sur BFM TV, la communication des informations utilise un procédé original : les journalistes confirment et précisent des informations communiquées en amont par des témoins au téléphone. Ici, le rôle de journaliste témoin est accentué mais sa légitimité en tant que témoin est moindre que celle des témoins anonymes. Chaque information est introduite par un appel en direct avec un témoin (dont on ne connaît que le prénom) puis un journaliste sur place est interrogé en duplex pour confirmer et préciser l’information, rendant visible les processus de collecte d’informations.

De son côté, France 2 confirme l’évolution du rôle du journaliste d’une manière différente. Etant la dernière chaîne à prendre l’antenne, elle intervient une fois que la

69 Pierre Lefébure et Claire Sécail, Le Défi Charlie, les médias à l’épreuve des attentats, Paris : Lemieux Editeur,

plupart des informations sont déjà confirmées par le Ministère de la défense et elle se présentera comme la seule des trois chaînes à proposer une émission d’ores et déjà analytique et descriptive, où le plateau occupe une place plus importante à l’antenne et où les duplex se font plus rares.

En confirmant par la négative ce procédé, le temps de parole et d’antenne des journalistes France 2 est moins important car le rôle de témoin n’a plus lieu d’être, une fois que les informations sont officialisées. Nous assistons alors à une évolution du rôle transmis aux journalistes par les rédactions, passant alors du roi de l’information à celui de témoin journaliste, rôle assumé par les envoyés spéciaux qui ne tentent pas d’en dire plus et ne se contente que de décrire ce qu’ils ont vu et savent de l’endroit où ils se trouvent uniquement (même si nous pouvons supposer qu’ils possèdent des informations sur les autres lieux concernés par les attentats). Les discours sont ainsi régis par des lois de légitimité.

Toujours dans une logique de persuasion, les JT étudiés recourent régulièrement aux images-témoignages70 (Jost). Offertes comme une preuve, elles transforment le

téléspectateur en témoin oculaire. La finalité discursive de la télévision est alors marquée par une double tension de « crédibilité/ captation »71 (Charaudeau), dans

laquelle le témoin joue un rôle important.

Par la même occasion, une fragmentation des acteurs de l’information intervient en obstruant une partie des missions du journaliste évoquées ci-dessus, aux témoins anonymes mais également aux experts qui sont chargés des missions d’analyse et de commentaire en plateau, délaissant le journaliste de certaines de ces attributions. Le témoignage participe alors activement au principe d’authenticité évoqué. Agissant comme une preuve, il est une façon de persuader le téléspectateur de l’authenticité de la situation.

Conclusion partielle :

70 François Jost, Introduction à l’analyse de la télévision -3ème édition révisée et actualisée : Ellipses, 2007, p.87

71 Patrick Charaudeau, « La pathémisation à la télévision comme stratégie d’authenticité », dans Les émotions

dans les interactions, Presses universitaires de Lyon, Lyon, 2000 [En ligne], < http://www.patrick- charaudeau.com/La-pathemisation-a-la-television.html> consulté le 7 juillet 2019

Nous avons démontré comment la mise en récit du traitement journalistique des attentats du 13 novembre 2015 s’articule entre deux univers antagonistes : le spectaculaire d’une part et le réalisme. Si le recours à ces deux registres peut paraître en désaccord avec la classification des genres de François Jost, cf. Annexe 8

distinguant le monde réel du monde fictionnel par des procédés spécifiques, ces attentats démontrent que la mise en récit du réel peut pourtant adopter certains codes du monde fictionnel, sans pour autant dénaturer son univers originel.

Tout d’abord, l’événement est rendu spectaculaire par la manière dont il est isolé du reste des programmations et par son caractère « exceptionnel ». Sa mise en récit emprunte différents codes fictionnels relevant du spectacle en s’inscrivant dans une mise en intrigue (schéma narratif). Ces attentats démontrent aussi une certaine maîtrise du recours à ce registre par sa temporisation rendue possible grâce à l’authenticité. Se reflétant dans différentes circonstances, nous avons étudié comment elle participe à la redéfinition de rôles stéréotypés (comme celui du témoin journaliste), participant ainsi à la création de la preuve informationnelle.

Si les attentats du 13 novembre 2015 sont relayés à la télévision française d’une manière quasi instantanée, cela n’appauvrit aucunement la mise en récit de ces derniers qui paraît rodée et anticipée. Reposant sur une spectacularisation nuancée, les choix éditoriaux opérés en matière d’image tempèrent cet effet. D’une même manière, le parcours de collecte d’informations est rendu visible et les témoins occupent une place primaire dans la livraison de l’information.

A l’inverse, les journalistes sont relayés au statut de témoin journalistes, organisant ainsi les prises de parole et les rôles des intervenants selon des lois régies par la légitimité. Les attentats du 13 novembre 2015 démontrent ainsi que l’instantanéité peut être gérée et anticipée et qu’elle n’empêche en rien la construction d’une mise en récit structurée en fonction des besoins des téléspectateurs et de besoins sociaux liés au caractère informationnel de la situation.

Partie 2 : Le management de l’émotion, enjeux et