• Aucun résultat trouvé

Du personnel au public, sollicitation de la mémoire comme paramètre pathétique

Partie 2 : Le management de l’émotion, enjeux et problématiques

A. Une mise en scène de l’émotion comme objet de persuasion

3. Du personnel au public, sollicitation de la mémoire comme paramètre pathétique

Nous avons évoqué en première partie comment le terrorisme est associé à la guerre dans une logique de spectacularisation, et nous nous intéresserons maintenant à son effet émotionnel.

Si la France n’a pas connu de guerre en son sein depuis 1949, la majorité des français n’ont ainsi pas vécu la guerre. Pour ces français, la guerre reflète un héritage, un imaginaire dramatique que l’on ne souhaiterait pas revivre. Si le rapprochement idéologique introduit par les rédactions entre les attentats et le milieu de la guerre peut s’expliquer par le contexte politique de l’époque et particulièrement par la Guerre contre l’Etat Islamique entreprise le 19 septembre 2014 (soit environ une année plus tôt), elle introduit dans un pays pacifique un univers avec lequel la France entretient une relation particulière.

En effet, l’éducation nationale consacre une bonne partie du programme d’histoire à l’apprentissage des deux guerres. Des musées se développent à ce sujet, et nous ne compterons pas non plus le nombre de films qui lui sont dédiés. En reposant non plus cette fois sur des valeurs passées mais sur l’historicité du pays, toutes les émotions relatives au souvenir de la guerre s’associent aux attentats.

L’intérêt du téléspectateur est à la fois suscité par son intellect et son affect109

(Charaudeau), ouvrant le champ des émotions. Les rédactions ne résigneront pas sur le recours à cet univers qui facilite également l’explication, en s’appuyant sur des représentations sociales inscrites dans la mémoire collective110. Ainsi de nombreuses

références à la guerre se distinguent sur l’ensemble des trois chaînes (« la France est en guerre », « des méthodes que l’on a l’habitude de voir dans les pays en guerre », « aujourd’hui la guerre a franchi la Méditerranée, elle s’est installée en France », c’est une guerre qui vise les civils », « Nous sommes en guerre ! » [TF1] ; « la France est

109 Patrick Charaudeau, La télévision et la guerre, déformation ou construction de la réalité. Le conflit en Bosnie 1990-1994 : De Boeck Supérieur, 2001, p.11

en guerre », « Une guerre idéologique » [France 2] ; « Nous sommes en guerre, c’est terrifiant ! » [BFM TV]).

Au-delà, de l’invocation d’un souvenir déjà très certainement empli d’émotions, l’univers de la guerre est un des facteurs du ressort de la topique du désordre social évoqué. En effet, qu’invoque la guerre si ce n’est l’exemple même du désordre social ? Idéologiquement parlant, un autre événement ayant marqué les esprits est aussi évoqué : le 11 septembre 2001 (« nous vivons notre 11 septembre » [BFM TV]). L’appropriation de cet événement ayant marqué les esprits111 (Dayan), repose tout

comme l’évocation de la guerre, sur un souvenir populaire émotionnel fort, par le recours à des références connues de tous et qui, tout en spectacularisant les événements, leur attache une émotion souvenir.

b) Le deuil, quand l’événement personnel devient public

Si nous avons vu que le souvenir peut être utilisé comme une ressource génératrice d’émotions, par l’exemple du recours à l’univers de la guerre, l’expérience peut aussi devenir un levier émotionnel.

Par conséquent, le deuil, cet état affectif douloureux provoqué par la mort d’un proche (Bacqué)112, est mis en scène de différentes manières sur les trois chaînes. Reposant

sur une démonstration de l’émotion à la fois visuelle et explicite, les différents hommages et l’après attentats témoignent verbalement de l’émotion palpable dans les rues de la capitale (« un sentiment de tristesse » [TF1], « nous sommes tous frappés par le nombre de morts » [France 2]).

Nous parlerons ici simplement du traitement des chaînes généralistes TF1 et France 2 car la période étudiée pour BFM TV (le 13 novembre 2015) comme dans les

111 Daniel Dayan (sous la direction de), La terreur spectacle – Terrorisme et télévision : De Boeck Supérieur,

2006, 320 p.

traitements journalistiques, relaient principalement des événements en direct, le deuil nécessitant un certain recul sur les événements.

Ainsi, une fois les événements maîtrisés, la place est à l’émotion collective113 (Mariau).

Les titres des sujets de JT ainsi que leurs positions confirment cette volonté éditoriale de mise en valeur de l’émotion collective par l’évocation des sentiments relatifs au deuil (« La capitale déserte au lendemain des attaques » 20ème position 02’42, « Les

rassemblements interdits » 21ème position 01’34, « L’émotion dans les quartiers du

Bataclan et du 10ème et 11ème arrondissement » 22ème position 04’55 [JT de 13h TF1] ;

« Recueillement et émotion » 2ème position – 01’01, « L’inquiétude chez les proches

de victimes » 22ème position - 01’27, « L’émotion et la solidarité en province » 24ème

position -02’48, « Emotion dans le quartier du Bataclan » 28ème position - 01’47,

« Recueillement devant les restaurants touchés » 30ème position - 01’42, [JT de 20h

TF1] ; « L’angoisse des familles de victimes à la recherche de leurs proches » 14ème

position - 02’46, « La stupeur des parisiens » 24ème position - 02’37, « Les

démonstrations de solidarité venues du monde entier » 26ème position - 02’59, « La

solidarité exprimée sur les RS » 29ème position -01’53, « Rassemblement d’hommages

aux victimes à Arras » 30ème position – 01’33, « La stupeur des français » 32ème

position – 02’43 [JT de 13H France 2] ; « Une émotion très vive sur les lieux des attentats 2ème position – 01’26, «Une solidarité internationale » 26ème position – 03’08,

« Des rassemblements d’hommage partout en France » 31ème position – 02’34 , « Elan

de solidarité sur les réseaux sociaux 33ème position – 02’28 , « Les français sous le

choc » 34ème position – 02’19 , « De nombreux hommages pour les victimes des

attentats à Paris » 39ème ou dernière position – 02’41 [JT de 20h France 2 ]).

L’analyse de ces titres (qui ne prend en compte que l’analyse textuelle et ne prend pas en compte l’ensemble des témoignages diffusés et des références faites aux hommages et à l’émotion face à toutes ces victimes dans les autres sujets de JT) démontre que le mot « émotion » se retrouve à de nombreuses reprises, associé au deuil et à la perte de victimes innocentes.

113 Bérénice Mariau, « Les formes symboliques de l’événement dramatique pour une grammaire du fait divers

au journal télévisé », dans Communication & Langages vol.2016, Presses Universitaires de France, 2016, pp.03- 22

L’expérience de la perte de « proches » (ce ne sont pas des proches des téléspectateurs mais nous avons évoqué précédemment la création d’une solidarité nationale) est un accélérateur de la stratégie de pathémisation utilisée. Ceci se remarque également par l’évolution des positions de ces sujets entre les JT de 13h et de 20h qui sont petit à petit, diffusés plus tôt et occupent une place favorisée par rapport à celle des réactions internationales par exemple, relayées plus tard.

France 2, se distingue des autres chaînes par la diffusion d’un diaporama de fin d’émission (il sera diffusé à la fin des éditions spéciales et des JT) réunissant les images les plus chocs des événements de la soirée, dès le 13 novembre.

Sur un fond de musique classique (une musique douce et mélancolique), des images des victimes sont diffusées. Cette mise en scène de la tragédie s’appuie sur l’émotivité qu’induit la perte humaine et le deuil.

D’une certaine manière, les médias s’appuient sur l’expérience personnelle qu’est le deuil, générant chagrin et tristesse, en la rendant collective. Ainsi, hommages et autres démonstrations d’émotions permettent de susciter une émotion collective par la création de la preuve du ressenti de cette même émotion.

B. Une mise en scène de l’émotion au cœur d’enjeux éthiques, reflet