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Des médias prudents et à l’écart des événements

Partie 3 : La mise en discours médiatique, positionnement et parti pris

B. La mise en scène de la prudence

1. Des médias prudents et à l’écart des événements

La prudence, une attitude consistant à éviter de prendre des risques153, est clairement

identifiée et décriée dans les différentes éditions spéciales étudiées. Le mot

153 Définition Lintern@ute de « prudence », Linterna@ute [En ligne],

« prudence » et ses synonymes sont d’ailleurs évoqués à plusieurs reprises (« Il semblerait, mais je suis prudent encore une fois car on ne connait ni les cibles ni les identités de ces individus, qu’ils soient retranchés au Bataclan », « Pour le moment on n’y voit un peu plus claire mais restons vigilent pour le moment, nous savons que 5 hommes ont provoqué les attentats sur Paris et 3 d’entre eux sont morts », « On a un doute sur l’identité des assaillants et on ne connaît pas leur nom » [TF1] ; « On parle ce soir de plusieurs explosions aux abords du Stade de France et de plusieurs corps déchiquetés, mais on reste prudent », « D’où l’hypothèse non confirmée, restons prudent, de l’attentat suicide », « On tente de rester prudent même si les faits sont difficiles à résumer » [BFM TV]).

Les chaînes n’ont pas honte d’affirmer qu’elles n’ont pas l’apanage des informations et qu’il existe encore quelques mystères à résoudre. Au contraire, elles appuient sur ce qu’elles savent pour faire l’impasse sur les questions sans réponses, par l’emploi d’un discours problématisé154 (Charaudeau).

Toutefois, ces interrogations sont tout de même suscitées pour prouver au téléspectateur que les chaînes restent prudentes et qu’elles sont elles-mêmes soumises à de multiples interrogations (« Savez-vous si dans ce lieu, différents endroits seraient susceptibles d’être visés par un attentat ? Je prononce ce terme bien évidemment sans savoir encore s’il s’agit d’un attentat », « Il n’est pas impossible que des tireurs soient à l’intérieur du Bataclan », « On peut craindre que des hommes soient encore armés dans les rues de Paris » [BFM TV] ; « Ces sons proviennent du Bataclan mais je ne peux vous dire s’il s’agit d’un assaut », « Je pense qu’il faut que nous arrêtions de donner des bilans car il est claire que le bilan va terriblement s’aggraver » [France 2] ; « On a un doute sur l’identité des assaillants et on ne connaît pas leur nom », « Ils sont 8 assaillants morts, c’est ce que l’on sait, peut-être d’autres sont toujours en liberté, on ne le sait pas encore », « On ne sait pas combien ils sont ni où ils se trouvent » [TF1]).

Au-delà même de l’effet de suspense que cela participe à entretenir, assumer que la chaîne n’est pas non plus au courant de tout, d’une certaine manière, crédibilise son traitement médiatique et les informations qu’elle est en mesure de communiquer.

154 Patrick Charaudeau, « La télévision et la guerre, déformation ou construction de la réalité – le conflit en

D’une même manière, si les sources et les témoignages sont mis en avant, le conditionnel est omniprésent et intensifie cette volonté d’affranchissement de la responsabilité informationnelle.

Les médias reprennent les informations communiquées mais se protègent par l’emploi du conditionnel pour les relayer ( « L’assaut serait en cours, mais c’est une information à mettre au conditionnel », « Ils auraient pu mais rien n’est confirmé », « Côté bilan difficile d’être précis car il n’est bien évidemment pas définitif mais il y aurait… », « Deux hommes auraient fait exploser » [TF1] ; « Il semblerait que la fusillade ait eu lieu près d’un café ou à l’intérieur », « Il y aurait un deuxième attentat à Paris ce soir », « Trois terroristes seraient tués durant cet assaut, ce sont les mots de la police », « Selon les témoignages, deux hommes seraient arrivés en voiture et auraient ouvert le feu » [BFM TV]).

L’usage de ce temps de l’indicatif qui n’est ni employé pour traiter d’une condition ou d’un souhait, accentue ce détachement volontaire entre les informations communiquées et leur source. Les médias confirment alors ne pas garantir la véracité des informations qu’ils communiquent.

De plus, en laissant clairement entrevoir que toutes les informations ne sont pas encore communiquées et qu’il reste encore quelques zones d’ombres à éclaircir, les chaînes fidélisent les téléspectateurs en créant l’attente. Si nous avons d’ores et déjà introduit les difficultés relatives à l’alimentation d’un flux informationnel en direct, l’usage du conditionnel permet aussi, en un sens, de revenir plusieurs fois sur une même information.

Une première fois en l’introduisant, une deuxième en la confirmant par le témoignage, une troisième fois en la tempérant et enfin en la confirmant de manière officielle.

b) Un discours distancié et construit sous l’œil des téléspectateurs

La prudence évoquée dans le traitement médiatique des attentats de novembre semble être liée aux scandales des attentats de janvier 2015. Si certaines des plaintes relevées quelques mois auparavant concernaient la gêne occasionnée envers le

travail des forces de l’ordre lors de précédents assauts, nous avons vu que les chaînes mettront tout en œuvre pour ne pas porter atteinte aux secours.

Le 13 novembre 2015 sur BFM TV, le présentateur interroge un journaliste en duplex aux abords du Bataclan, afin de confirmer ou non l’existence d’un possible assaut. Si nous avons d’ores et déjà évoqué qu’aucune image des positions des forces de l’ordre ne sera diffusée lors de l’assaut, laissant planer un doute confirmé par les discours médiatiques, cet échange entre le présentateur et le journaliste confirme une certaine prise en compte des enjeux sécuritaires. Ainsi, le présentateur averti le journaliste, avant sa prise de parole, de ne pas donner d’informations concernant les positions des forces de l’ordre (« Que voyez-vous des forces de l’ordre, sans indiquer bien évidemment leurs positions ? » [BFM TV]), un rappel aux précédentes erreurs commises en janvier.

L’influence de ces précédents attentats est aussi confirmée par le discours des experts qui justifient le manque d’informations, par une police réfractaire à une collaboration médiatique (« Les policiers sont en pleine investigation et quand bien même la police a de nouvelles informations, nous n’en saurons rien pour le moment » [France 2]). Cette corrélation sera d’ailleurs confirmée plus tard par la chaîne dans le journal télévisé de 20h : « l’enquête avance dans la plus grande discrétion. Ils [la police] ne veulent pas s’exprimer sur cette enquête et nous l’ont dit, ils veulent faire différemment qu’en janvier ».

Cette incertitude, même si elle paraît fondée par le manque de collaboration entre les forces de l’ordre et les médias, est surtout mise en scène. Plutôt que de ne pas mentionner ce que les chaînes de télévision ne savent pas encore, ces dernières façonnent leurs discours de façon à ce que ce dernier paraisse bâtit au fil de l’émission, par le recours fréquent au champ sémantique de l’incertitude. Celle-ci est alors mise