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Partie 2 : Le management de l’émotion, enjeux et problématiques

A. Une mise en scène de l’émotion comme objet de persuasion

1. Une mise en condition de l’esprit

a) L’édition spéciale comme format structurant

Si nous avons évoqué comment la construction de l’événement et son isolation du reste des informations participe à la stratégie de spectacularisation mise en scène, elle participe également du point de vue du téléspectateur, à concentrer son attention sur l’événement, le rendant ainsi plus facilement captif à toutes sortes d’émotions.

L’édition spéciale est ainsi le format par excellence utilisé lors d’événement dont l’impact informationnel est considéré tel qu’il nécessite un traitement en simultané. Ce format, par définition, évoque un caractère « spécial », une réponse de la chaîne à « l’imprévisible », à « l’inédit ». En affichant clairement à l’écran que le téléspectateur est en train de suivre une édition spéciale, les chaînes ne dissimulent pas l’urgence dans laquelle elles réagissent, interpellant le téléspectateur sur le degré d’importance de la nouvelle. L’instance médiatique s’appuie ainsi sur l’hypothèse que plus l’événement apparaît de façon accidentelle et plus il a de chances d’attirer l’attention et l’intérêt des téléspectateurs79 (Charaudeau). L’aspect « inattendu » est ainsi mis en

avant sur la plupart des chaînes étudiées (hormis pour France 2 le 13 novembre 2015).

77Patrick Charaudeau, « La pathémisation à la télévision comme stratégie d’authenticité », dans Les émotions dans les interactions, Presses universitaires de Lyon, Lyon, 2000 [En ligne], < http://www.patrick-

charaudeau.com/La-pathemisation-a-la-television.html> consulté le 7 juillet 2019

78Nos Pensées, « Pathos, ethos et logos : la rhétorique d’Aristote », [En ligne] < https://nospensees.fr/pathos-

ethos-et-logos-la-rhetorique-daristote/ >, mis en ligne le 21 mai 2018, consulté le 21 juillet 2019

79 Patrick Charaudeau, « La télévision et la guerre, déformation ou construction de la réalité – le conflit en

Si l’édition spéciale fait intuitivement référence à l’inédit, elle n’est finalement qu’un format d’émission dont les codes sont préétablis. Les différentes éditions spéciales étudiées témoignent de la similarité de l’usage d’éléments intrinsèques. La présence d’un plateau, l’usage de bandeaux, l’importance de l’image et la priorité au direct sont tout autant d’éléments constitutifs de l’édition spéciale.

Au-delà du cadre, le rôle des intervenants est également pensé et défini. Toujours animée par un ou deux présentateurs, l’édition spéciale est, tout comme chaque situation de communication, régie par un principe de régulation80 (Charaudeau)

matérialisé par la présence de l’animateur. Ce dernier dirige le fil conducteur de l’émission en partageant la parole entre les différents intervenants (en plateau ou à l’extérieur), et en orientant l’attention des téléspectateurs sur différents sujets. Il fait régulièrement des récapitulatifs des informations communiquées à l’antenne et doit jongler entre l’introduction des éléments de direct (il n’hésite pas à couper la parole aux invités en se justifiant d’une « priorité au direct ») et le comble des temps morts.

Le contrat de communication de l’édition spéciale diffère des contrats de communication existants en télévision. Si l’on peut constater la présence de producteur – émetteur de messages (les envoyés spéciaux), la mission de récepteur- interprétateur n’est plus l’apanage des téléspectateurs, l’information circule à travers une interface interprétative : les experts. Les rôles de ces intervenants peuvent être définis par domaines (expert en justice police / expert en sécurité) ou encore par emplacements géographique (ex : aucun envoyé spécial situé aux abords du Stade de France n’évoquera la prise d’otages au Bataclan).

La comparaison des différentes éditions spéciales des trois chaînes étudiées permet également d’en ressortir quelques autres caractéristiques communes : la priorité au direct et à l’image, l’utilisation du split screen et des bandeaux…

Si le sujet de l’émission ne peut être préparé à l’avance dans le cas d’attentats, les acteurs de ce format sont préparés et en connaissent les codes. La structure de cette

80 Patrick Charaudeau, « Le contrat de communication dans la situation classe », dans Inter-Actions, J.F. Halté,

Université de Metz, 1993 [En ligne], < http://www.patrick-charaudeau.com/Le-contrat-de-communication- dans.html>, consulté le 11 juin 2019.

émission jouant sur le « temps réel », « l’instantanéité » et surtout « l’imprévisibilité » se révèle n’être pas aussi spéciale que sa promesse initiale le laisse entrevoir mais permet de sensibiliser le téléspectateur autour de cet unique événement.

b) Le direct un chemin d’accès vers l’émotion

Si l’exemple de l’édition spéciale démontre que « l’imprévu » peut être au cœur d’une stratégie de captation du public, c’est qu’elle est rendue possible grâce aux technologies de production instantanées : le direct. Nous l’avons vu, le 13 novembre 2015 les trois chaînes de télévision française étudiées rompent leur programmation initiale et transitent vers des émissions en direct : les éditions spéciales, afin de remplir leur promesse. Affichant toutes une priorité donnée au direct et délaissant le plateau au profit d’images en direct de l’événement, la mutualisation de ce choix éditorial interroge sur la nécessité de communiquer autant sur la notion de direct. Pourquoi évoquer les méthodes de production déjà affichées à l’écran dans des bandeaux « en direct » ?

Nous avons également remarqué qu’en fonction de la temporalité de l’événement, celui-ci prend une place de moins en moins importante tout au long du déroulement des événements. Petit à petit, le terrain est délaissé au profit du plateau, de moins en moins interrompu par « la priorité au direct ». Auparavant quasi invisible à l’écran, les commentaires des intervenants en plateau restent néanmoins audibles, à l’instar des émissions de radio, et rappelant la proximité avec les chaînes d’information en continu, habituées à l’usage de ce jeu médiatique et politique81 (Devars).

Tout d’abord, intéressons-nous aux plateaux télévisés utilisés. Lors des éditions spéciales, les plateaux sont souvent les mêmes que ceux des journaux télévisés des chaînes. Pour France 2, un seul plateau (celui du JT de France 3 dans la continuité de l’édition spéciale diffusée plus tôt sur France 3) est utilisé quand TF1 jongle entre les plateaux LCI et ceux du JT en fonction des changements d’animateurs. Toutefois, les angles de vue et la disposition des invités usent des mêmes techniques de cadrage que celles utilisées lors des JT.

81Thierry Devars, La politique en continu, vers une BFMisation de la communication : Les petits matins, 2015,

Si des contraintes liées à la temporalité entre l’événement et la prise d’antenne quasi instantanée permettent d’expliquer pourquoi les éditions spéciales recyclent les plateaux habituels, le choix du plateau du JT positionne la chaîne et les intentions des réalisateurs. Par exemple, TF1 et France 2 diffusent des magazines d’investigation/d’information (Sept à Huit, Cash Investigation…) et ces plateaux auraient pu être choisis. Pourtant, la majorité des éditions spéciales survenues les 13 et 14 novembre seront enregistrées dans des plateaux déjà connus par le public et présentant les journaux télévisés ou alors dans des plateaux de substitution reprenant les codes de ce format.

Témoignant de l’emphase sur le monde qu’installe le JT, le studio place le présentateur devant de grands écrans qui jouent comme de véritables fenêtres sur le monde82

(Jost). Sur France 2 et TF1 les animateurs sont positionnés devant des images de la ville de Paris qui seront ensuite remplacées par une image des forces de l’ordre. Seul BFM TV, dont le positionnement de « 1ère chaîne d’info de France offrant une priorité au direct » cf. Annexe 9, préfère un fond neutre, n’ayant nul besoin de justifier sa démarche informationnelle, contrairement à ses deux homologues qui diffusent des programmes de différents genres et ne sont pas spécialisés sur l’information.

En se rapprochant des codes du JT, les éditions spéciales bénéficient du statut de bien particulier accordé au direct : la tyrannie du réel83 (Jost), une idéologie

directement reliée au JT. En effet, si l’un des programmes de la télévision appartient bien au monde réel dans l’esprit des téléspectateurs, il s’agit du JT. Dans la pyramide des mondes établies par François Jost, le JT est placé même avant le direct, au plus près du monde réel cf. Annexe 8. Pourtant le JT est quotidiennement diffusé en direct, mais l’ensemble des éléments constitutifs de son format (regard face caméra, écrans et fenêtres sur le monde…) le placent au plus près de l’actualité et du monde.

Cette perception du journal télévisé s’étend, dans une moindre mesure, à l’ensemble des programmes en direct, qui sont porteur d’une promesse ontologique

82 François Jost, Introduction à l’analyse de la télévision -3ème édition révisée et actualisée : Ellipses, 2007, p.78

83 François Jost, Comprendre la télévision et ses programmes – 3e édition actualisée et augmentée : Armand

d’authenticité84 (Jost). Cette promesse est acceptée par le téléspectateur pour qui, le

direct serait le meilleur moyen de restituer le réel85 (Jost) ; le premier indicateur de

réalité86 (Lits).

Toutefois, cette relation est nécessaire parce qu’elle participe à la création d’émotions vives qui ne peuvent être partagées que si les événements paraissent réalistes (à ne pas confondre avec l’émotion relavant du registre fictionnel qui n’est pas compatible avec les actualités). Ainsi, le direct est propice au surgissement d’émotions87 (Tetu)

car il laisse le champ libre au récepteur d’articuler sa propre figuration. Lors du 11 septembre 2001, la surmédiatisation de photos-chocs88 (Chéroux) des avions

pénétrant dans les tours ainsi que celles du « falling man », participe à la création d’images-symboles89 (Jost). Ces images ne symbolisent alors plus simplement cet

attentat, mais seront reprises pour imager ce qu’est le « nouveau terrorisme ». Néanmoins, l’aspect émotionnel de ces images est alors atténué, elles ne semblent plus habitées et perdent leur violence. Elles abandonnent ainsi leur visée informative90

(Jost).

Lors des attentats du 13 novembre 2015, l’absence d’images traumatisantes et iconiques, empêche cet effet de répétition en boucle, encourageant ainsi les émotions par l’ouverture laissée aux « imaginaires »91 (Charaudeau) du téléspectateur ; porte

d’entrée vers un accès à l’intériorité intellectuelle ou affective du sujet.

2. Une dramatisation orientée autour de topiques scolaires