• Aucun résultat trouvé

Le principe de précaution et l’interprétation de la causalité pénale

démantèlement mais d’assurer sa protection personnelle et la réparation de son préjudice, a ainsi légalement justifié

B. Le principe de précaution et l’interprétation de l’infraction pénale

2) Le principe de précaution et l’interprétation de la causalité pénale

168.

Certitude de la causalité. – En tant qu’infraction de lésion d’un bien juridique, les délits

contre la vie et l’intégrité physique ou l’environnement supposent une atteinte causée par le comportement incriminé. Cette exigence de certitude de la causalité, notamment précisée dans les articles 221-6 et 222-19 du code pénal, est dans tous les systèmes juridiques une condition de fond de la responsabilité pénale des atteintes à l’homme et à l’environnement. La procédure pénale conforte cette exigence dès lors que le principe de la présomption d’innocence interdit de retenir la culpabilité d’une personne qui n’a pas causé l’atteinte illicite. En application de ce principe universel de causalité, lorsqu’une catastrophe industrielle, environnementale ou sanitaire est la source de dommage grave et irréversible pour l’homme et l’environnement, la responsabilité pénale des débiteurs des obligations de précaution précédemment évoquées ne peut être engagée que si leur violation a été la cause des conséquences de ces accidents (par exemple une maladie incurable).

169.

Causalité des fautes d’omission. - Une première difficulté réside dans la nature des

obligations violées. S’agissant d’obligations de faire, le reproche vise une omission. Une certaine doctrine soutient alors qu’il n’est pas concevable d’envisager la causalité des fautes d’abstention205.

Cette affirmation est cependant démentie par la pratique jurisprudentielle qui admet de condamner pour homicide et atteinte à l’intégrité physique les auteurs de fautes d’omission, ce que la lettre des articles 221-6 et 222-19 du code pénal autorise206. D’un point de vue logique, il suffit d’observer que la causalité

juridique est normative en ce qu’elle suppose un jugement de valeur qui ne se résume pas à une constatation scientifique et qu’elle peut reposer sur des données morales et sociales. Dans cette analyse, le défaut de précaution, s’il ne cause pas positivement le dommage qui est matériellement imputable à

204 Cass. crim., 7 nov. 2006, n° 06-85910 ; Bull. crim., n° 279 ; RJ env. 2007, 536, note Jaworski.

205 Ph. Conte et P. Maistre du Chambon, Droit pénal général, Armand colin, 7e éd. 2004, n° 346. – V. également, J.

Pradel, Droit pénal général, Cujas, 2016, n° 400 : « Pas de causalité non plus avec les délits d’omission puisque ne pas agir n’est pas cause… »

96

l’accident, en permet cependant la réalisation ou la propagation : la faute d’omission est alors une condition sine qua non du dommage au sens où en son absence il ne serait pas survenu : la causalité est négative207.

170.

Incertitude scientifique. – Une seconde difficulté tient à l’incertitude scientifique que

suppose l’application du principe de précaution. S’il est en effet possible de se contenter d’un simple risque hypothétique pour qualifier, au moment des faits, la faute de précaution, il est en revanche absolument nécessaire de qualifier, au moment de la décision de condamnation, un dommage et un lien de causalité certain entre celui-ci et la faute de précaution.

171.

Exclusion de la responsabilité pénale. - Cette exigence d’une causalité certaine semble

de prime abord exclure toute responsabilité pénale d’un accident industriel, agricole, environnemental ou sanitaire dont on ne peut établir avec une certitude scientifique les conséquences sur l’homme ou l’environnement. Plus exactement, il ne suffit pas de constater une faute de précaution, un accident et des dommages si le rapport de causalité entre ces trois éléments n’est pas démontré.

172.

Présomption de causalité ? - Il est certes possible, à l’instar du droit de la responsabilité

civile, de raisonner par présomptions de fait dès lors que la preuve d’un élément constitutif d’un délit peut se réaliser par tous moyens (CPP, art. 427). Dans cette perspective, l’existence d’indices graves et concordants peut sembler permettre au juge pénal de poser une présomption, spécialement lorsqu’aucune autre cause possible du dommage n’est établie : c’est la présomption de causalité par élimination.

173.

Italie. - Le débat s’est ouvert en Italie dans plusieurs affaires relatives à la poursuite pour

homicide involontaire de chefs d’entreprise à la suite d’exposition d’ouvriers à des produits toxiques (poussières d’amiante, chlorure de vinyle monomère)208. Distinguant la causalité générale et la causalité

individuelle, la doctrine italienne montra alors que l’épidémiologie peut montrer l’augmentation du risque par rapport à une certaine pathologie, mais cette loi statistique ne peut pas prouver au-delà de tout

207 Pour des développements plus importants, et pour la jurisprudence applicable, voir J.-Ch. Saint-Pau, « Les

causalités dans la théorie de l’infraction », Mélanges J.-H. Robert, LexisNexis 2012, p. 679.

97

doute raisonnable que l’exposition a été la cause certaine de la maladie ou de la mort d’une personne déterminée. Dès lors la Cour de cassation italienne n’admit l’utilisation des lois statistiques que lorsque la probabilité de vérification du résultat approche 100%, ce qui exclut la responsabilité pénale des maladies professionnelles209. Mais cette position a parfois été atténuée en deux sens. D’une part, la causalité peut être établie sur la base d’une probabilité rationnelle lorsque la cause est alternative et réside soit dans l’accident, soit dans la conduite de la victime. Ainsi, un cancer du poumon peut être imputable au tabagisme de la victime alors qu’il peut être imputé à l’exposition à une substance toxique si la victime est non fumeur. D’autre part, la jurisprudence italienne admet la condamnation pour homicide involontaire à la suite du décès de travailleurs exposés aux poussières d’amiante dès lors que le comportement des accusés a augmenté le risque de tomber malade210. Ce raisonnement, déjà présent au début des années 1990, est critiqué par le professeur Maria-Valeria Del Tufo au motif « que les infractions axées sur l’atteinte à un bien juridique sont transformées en des infractions de mise en danger et qu’on attribue le résultat (la lésion ou la mort) à l’auteur sur la base d’un paramètre qui n’est plus celui de la causalité ». Le rapport de causalité est en réalité déplacé du dommage vers le risque.

174.

Exclusion de la présomption de causalité. France. - – En France, dans l’affaire Tchernobyl, la chambre criminelle de la Cour de cassation écarte fermement ce type de preuve par

exclusion dite « présomption par élimination »211. Alors que les victimes soutenaient que la causalité entre les fautes reprochées et la pathologie des victimes, à défaut de pouvoir être établie positivement, pouvait être déduite de « l’impossibilité d’imputer cette pathologie à une autre cause », la Cour de cassation juge au contraire que : « pour dire n’y avoir lieu à suivre des chefs de blessures et homicides

involontaires empoisonnement et administration de substances nuisibles à la santé, l’arrêt, après avoir relevé qu’à ce jour, il n’a pas été constaté, en France, une augmentation significative des cancers de la thyroïde, retient que compte tenu de l’impossibilité de déterminer la dose d’iode ingérée par chaque malade, il est en l’état des connaissances scientifiques actuelles, impossible d’établir un lien de

209 Cass. 28 nov. 2000, Baltrocchi. 210 Arrêt Fincantieri, Cass. 24 mai 2012.

98

causalité certain entre les pathologies constatées et les retombées du panache radioactif de Tchernobyl »212. L’exclusion d’une présomption de causalité se retrouve en droit sud-africain

175.

Afrique du Sud. - Le droit pénal sud-africain213 refuse, comme le droit pénal français,

d’admettre des présomptions de causalité en matière d’infractions d’imprudence, la jurisprudence criminelle rejetant toute forme de présomptions de causalité fondées sur des « indices graves et concordants » en dehors des présomptions légalement instituées214. La Cour constitutionnelle sud- africaine a d’ailleurs confirmé cette analyse en déclarant inconstitutionnelle, sur le fondement de principe de la présomption d’innocence, toute forme de présomption de responsabilité en matière pénale215. Dans ce prolongement, la Cour constitutionnelle sud-africaine rejette fermement toute forme

de renversement de la charge de la preuve en matière pénale216.

176.

Incertitude des bases de la présomption. – La position retenue dans l’affaire Tchernobyl

est rationnelle pour deux raisons. Une présomption n’est d’abord raisonnable que si elle repose sur un fait connu doté d’une certitude. Or dans cette affaire, l’incertitude tient non seulement à la causalité entre les pathologies et le passage du nuage radioactif, mais également au fait même de contamination. Les bases de la présomption deviennent alors incertaines. L’affaire se distingue ainsi de celle qui, jugée sur le fondement de l’article 223-1 du code pénal (Délit de mise en danger d’autrui), retient que la violation par usine de recyclage de batterie de la réglementation a certainement exposé autrui à un risque puisque plusieurs habitants présentaient un taux de plomb important dans le sang217.

212 Cass. Crim., 20 nov. 2012, n° 11-87.531 : Rev. Pénit. 2013, p. 367, obs. J.-Ch. Saint-Pau. 213 J. Knetsch et R. Ollard, « Le principe de précaution en droit sud-africain », op. cit.

214 Pour un exemple de présomption légale en droit sud africain, v. The Transvaal Nature Conservation Ordinance

(ordinance 12 of 1983, section 110, 1) : présomption simple de commission du délit d’importation d’espèces animales dangereuses dès lors qu’une personne est trouvée en possession de telles espèces.

215 Mumbe, 1997 (1) SA 854 (W).

216 Zuma, 1995 (2) SA 642 (CC) ; Bhulwana 1996 (1) SA 388 (CC) ; Manamella 2000 (3) SA 1 (CC). Dans cette

dernière affaire, la Cour procède à une distinction entre les infractions de droit pénal strict (« pure criminal

offences »), pour lesquelles le renversement de la charge de la preuve est proscrit, et la répression administrative

(« regulatory ») pour laquelle un tel renversement de la charge de la preuve peut être admis.

99

177.

In dubio pro reo. - Plus fondamentalement ensuite, la présomption d’innocence (CEDH,

art. 6 § 2) impose de juger que le doute profite à la personne poursuivie. C’est en effet à l’accusation qu’il appartient de prouver les éléments constitutifs d’une infraction. Lorsque le poursuivant ne parvient pas à prouver de manière décisive les faits, le juge doit faire bénéficier le prévenu du doute (in dubio pro

reo)218. Ainsi lorsque les éléments présentés au juge « n’entraînent pas de certitude absolue », celui-ci

doit « considérer qu’il demeure un doute dont le prévenu doit bénéficier » alors même que la culpabilité est « probable »219. De là, on aperçoit que le principe de précaution est impuissant à modifier

l’appréciation du lien de causalité.

218 V. par exemple, J. Pradel, Procédure pénale, Cujas, 17e éd. 2013, n° 393. 219 Cass. Crim., 22 juin 1960 : Bull. crim. n° 339.

101

103

PARTIE 1 – EUROPE

105

PREUVE ET PRINCIPE DE PRÉCAUTION