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C. La légitimité sociologique des juges

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Sociologiquement, le juge n’est plus seulement un représentant de l’Etat. Cela s’impose dans certains domaines comme celui de la santé publique et de l’environnement où le législateur, selon l’expression du sociologue Jean Cruet, est impuissant. Souvent, sur des affaires sensibles comme celles- ci, la légitimité lente du juge, selon l’analyse de Hannah Arendt, vaut plus que la légitimité courte et expéditive du politique. Cette affirmation, découlant de nombreuses études d’ordre sociologique, signifie d’une part que la fonction de juger a évolué mais aussi que la fonction du procès a changé.

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Concernant la fonction de juger, le juge reste un représentant de l’Etat mais il est aussi un représentant de la société civile. Le droit vient autant d’en haut que d’en bas. Cette place cruciale du juge au carrefour de l’Etat et de la société civile est directement influencée par l’école sociologique350. Sans entrer dans les détails de cette école très hétérogène, il n’est pas rare de retrouver sous la plume de divers sociologues du droit l’image d’un juge collaborant avec le législateur. L’Ecole de

347 R. A. Kagan, Adversial Legalism. The American Way of law, Harvard University Press, Cambridge, Londres,

2001, p. 14

348 R. Pound, The Lawyer as a social Engineer, Journal of Public Law, 1954, n° 3, p. 292 et s. 349 M. Damaska, Structures of authority and comparative criminal procédure, op. cit., p. 509.

350 Sur la sociologie du droit, v. not. J.-C. Billier et A. Maryioli, Histoire de la philosophie du droit, Armand-Colin,

2001, pp. 195 et ss. ; H. Lévy-Bruhl, Sociologie du droit, Que sais-je ? 7ème éd., 1990 ; Fr. Terré, Un bilan de

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l’interressenjurisprudenz351 qualifie le juge d’« adjoint du législateur » qui impose sa propre vue352. Pour l’école institutionnaliste du Doyen Hauriou, il est « l’organe vivant de la société »353. Il est, selon

G. Gurvitch, à la source d’un droit positif intuitif, source indirecte de ce qu’il appelle le fait normatif354. Ce renouveau du rôle du juge a alors des incidences sur sa fonction de juger.

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Finalement, le juge est selon l’image de François Ost, un juge d’Hermès, un juge entre- deux, un juge messager, interface entre le droit d’en haut et le droit d’en bas. Le juge est un pivot entre gouvernants et gouvernés. Il est le symbole d’un droit post-moderne qui se caractérise selon André-Jean Arnaud par « une volonté de pragmatisme et de relativisme par une pluralité des rationalités, du risque

qui y est attaché, un retour de la société civile, et l’appréhension des relations juridiques dans le cadre complexe de logiques éclatées ». Le juge est ce corps par lequel transite l’âme de la société civile. Il y a,

selon la formule de Marie-Angèle Hermitte un renversement de légitimité. Si le juge est au service des gouvernants, il doit aussi être à l’écoute des gouvernés.

351 J.-C. J.-C. Billier et A. Maryioli, Histoire de la philosophie du droit, pp. 195 et ss. ; M. Buergisser et J.-F. Perrin,

Interessenjurisprudenz. Statut et interprétation de la loi dans l’histoire du mouvement, in Droit et intérêt, volume 1 : approche interdisciplinaire, Publications des Facultés universitaires Saint – Louis, Bruxelles, sous la direction de Ph. Gérard, Fr. Ost et M. van de Kerchove, 1990, pp. 327-353. Pour un exposé d’ensemble, Fr. GENY, Méthode d’interprétation et sources en droit privé positif, Essai critique, Tome II, L.G.D.J., 1919, n° 205 et ss., pp. 330 et ss.

352 R. von Jhering fut le précurseur de cette école représentée par Philippe Heck (Das Problem des Rechtsgewinnung

(1912), Gesetzauslegung und Interessenjurisprudenz (1914), cités par J.-C. Billier et A. Maryioli, Histoire…, op. cit., p. 195, note 109. Le juge regarde lui-même les intérêts en jeu, y compris dans des cas non prévus par le législateur. Les jugements ne sont pas perçus comme étant inspirés par le législateur. Le juge procède à sa « propre estimation personnelle ».

353 V. D. Salas, Droit et institution : Léon Duguit et Maurice Hauriou, in La force du droit, op. cit., pp. 193-214, spéc.

p. 207: le juge est au-dessus de la loi, mais en-dessous des principes. Il peut plier les lois aux principes inspirés de justice par une interprétation raisonnablement constructive. Il découvre ainsi le droit par une règle de jugement propre. Non lié par la loi, il est au centre d’une dialectique entre l’idée (instituant) et le pouvoir organisé (institué) qui produit réciproquement vie institutionnelle et vie sociale.

354 V. A. Garapon, L’idée de droit social : Georges Gurvitch, in La force du droit, op. cit., pp. 215-228, spéc. pp. 219

et ss. : le fait normatif peut être source de droit de deux manières : de manière directe, il influence les sources formelles. De manière indirecte, il inspire les juristes (juge et docteur). G. Gurvitch distingue le droit positif formel et le droit positif intuitif. Ce dernier renvoie au juriste (juge et docteur) qui tire la règle de droit directement de l’observation des faits normatifs sans l’intermédiaire de la technique juridique. Le juge va déduire sa décision non pas de la règle de droit, mais de la réalité telle qu’elle est au travers par exemple des syndicats, de la famille, etc.

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Cela s’impose en matière environnementale et plus largement dans un domaine où dominent les sciences et techniques. Le droit des sciences et techniques est en prise avec une multitude d’intérêts et de valeurs souvent en conflits. L’idéologie du marché côtoie l’idéologie de la science qui se heurtent toutes les deux à l’idéologie de la personne humaine. Le principe de précaution repose sur l’idée de risque acceptable. Le rôle du juge suppose alors de procéder à une pondération des intérêts en présence355 afin de rendre une décision qui, à défaut de dire le vrai, s’efforce tout de même de dire le

juste.

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C’est le rôle du procès qui a également évolué, spécialement celui de la responsabilité civile. Le procès de responsabilité civile est la traduction d’un phénomène plus large : le procès est devenu le lieu d’une nouvelle démocratie dialogique et discursive356. Par le procès, les valeurs sont mises à l’épreuve et reconstituées. Si cette fonction reconstructive des valeurs du procès n’est pas nouvelle357, son intensification l’est davantage. Le débat ne pouvant avoir lieu devant les instances publiques, en quête de légitimité, les membres de la société civile prennent le parti d’agir devant les tribunaux et d’utiliser la scène judiciaire comme un tremplin. « La société civile plaide et le citoyen vote », voici les deux prérogatives principales d’une démocratie en reconstruction358. Le procès ne se contente pas de

trancher un litige, d’apporter une réponse à un case law, mais contribue à une cause law359. Il est

instrumentalisé au nom de causes sociales dépassant les strictes limites de l’objet litigieux. Sans tomber dans un système qui serait purement et simplement la transposition du modèle américain360, le procès

civil est le lieu de réalisation d’une démocratie contentieuse. Le procès devient un nouveau lieu de débats et de confrontation des idées. Le droit de la responsabilité est en prise directe avec ce nouveau visage du procès. Les affaires de l’amiante, des O.G.M., du vaccin contre l’hépatite B et de la sclérose en plaques ont été autant d’occasions de faire du procès le lieu d’un débat et d’une discussion. Cette

355 V. en ce sens, E. Naim-Gesbert, op. cit., p. 93 : « dès lors, le raisonnement est emblématique d’une méthode de

pesée des intérêts (…) ».

356 A. Garapon, Bien juger…, op. cit., p. 229.

357 V. not. Fr. Zénati, Le procès, lieu du social…, op. cit et loc. cit. Pour une étude approfondie, J.-G. Belley, Conflit

social et pluralisme juridique en sociologie du droit, Thèse ronéot, Paris II, 1977.

358 D. Salas, Le tiers pouvoir…, op. cit., spéc. p. 117 et s. 359 L. Israël, Le droit mis au service…, op. cit. et loc. cit.

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démocratie contentieuse, souvent critiquée361, témoigne d’une société en crise de légitimité, à la recherche d’une plus grande proximité au nom de ce que certains appellent une démocratie discursive. Cette nouvelle légitimité est d’ordre procédural, démocratie dialogique dans la théorie de J. Habermas362. Il y a aussi une résurgence sociale de l’accusation selon Paul Ricoeur et une volonté de trouver un responsable. L’évolution des technologies fait qu’on n’accepte plus son sort. Les progrès technologiques amènent le public à penser que derrière tout événement il y a la main d’un homme qui a fait ou aurait pu empêcher l’événement dommageable. Dans une société du risque, le juge a une légitimité à intervenir. Il y a selon les termes de Nicolas de Sadeleer, une supériorité du juge dans la mise en œuvre du principe de précaution : « encore faut-il être conscient qu’en énonçant un tel principe dans une législation, on ne le

place pas à l’abri des majorités de circonstance qui pourraient toujours l’émasculer ou renoncer à l’appliquer. De surcroît, en étant proclamé dans la loi, un tel principe pourrait à tout moment être contredit par les législations sectorielles qui ont pour vocation à le mettre en œuvre »363.

Si les besoins sont manifestes, quels sont les moyens mis en œuvre ?

II. Les moyens

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Pour garantir la pleine efficacité et la pleine effectivité du principe de précaution, le relais du juge est indispensable. Cette compétence ne peut cependant pas être réservée au seul juge administratif. Spécialement en matière de téléphonie mobile, le tribunal des conflits en a décidé autrement en réduisant l’intervention du juge judiciaire à une compétence résiduelle qui condamne à terme l’effectivité du principe de précaution. Pourtant, le juge judiciaire a à sa disposition un ensemble de moyens juridiques devant lui permettre de revendiquer sa compétence légitime dans la détermination et dans la mise en œuvre du principe de précaution. Cette promotion du principe de précaution peut

361 Sur ce débat, v. D. Salas, Le tiers pouvoir…, op. cit., spéc. p. 145 et s. ; Ph. Brun, Sources sulfureuses : remarques

cursives sur l’office de la doctrine, op. cit., spéc. p. 70 ; J. Michaud, Justice et grands débats de société, in Mélanges P. Drai, op. cit., p. 633 et s.

362 V. not. J. Habermas, De l’éthique de la discussion, Trad. J.-M. Ferry, Cerf, Paris, 1992.

363 N. de Sadeleer, Les avatars du principe de précaution en droit public (effet de mode ou révolution silencieuse ?),

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s’appuyer, d’une part, sur l’arsenal des droits fondamentaux (A) et, d’autre part, sur celui du droit commun (B).