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Membre associé du CERIC

A. La légitimité juridique des juges

8.

Si le juge est un personnage incontournable, cela est d’abord dû à la nature même du principe de précaution. Ce principe est baigné d’incertitudes. Cette incertitude concerne son champ d’application. Il intervient dans un domaine, principalement celui de l’environnement et de la santé, où règne l’incertitude notamment scientifique. Ce règne de l’incertitude amène à penser le droit autrement par souci d’efficacité et de légitimité. Les pôles émetteurs de droit, spécialement le législateur, doivent faire preuve d’imagination. Le droit dur doit ainsi coexister avec le droit souple ou soft law. Le droit imposé doit être complété par un droit négocié. Le droit réglementé doit se combiner avec un droit régulé. Les intérêts en jeu sont multiples, intérêts privés et intérêts publics, intérêts marchands et intérêts non marchands. Il faut donc un droit capable de s’adapter à la diversité des situations. Il faut accepter de concevoir le système juridique comme un système incomplet, dans lequel existent des lacunes car le législateur ne peut pas tout prévoir.

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9.

L’incertitude du contexte doit alors imprégner l’incertitude des instruments juridiques. Dans ce contexte d’un droit complexe en perpétuel mouvement, en recherche permanente d’équilibre, la régulation par les principes semble être le meilleur moyen de concilier les intérêts et les valeurs en conflits. Parmi ces principes, le principe de précaution se présente comme un exemple topique. Le principe de précaution plutôt que de tenter d’évincer le doute et l’aléa, au nom d’une conception dépassée de la sécurité juridique, l’intègre dans son raisonnement. Le principe de précaution permet d’encadrer avec souplesse la notion de risque. En ce sens, Eric Naim-Gesbert affirme que « ce principe

aide à construire une échelle de l’acceptabilité des risques, qui procède de l’éthique et du droit, sans doute aussi du politique, pour que soit autorisé légalement que le risque aux effets probablement bas (…) »334. Cette souplesse du droit face à l’évolution des faits ne date pas d’aujourd’hui. Portalis déjà dans son Discours préliminaire partageait cette angoisse : « Comment enchaîner l’action du temps par la

loi et le Code, alors que les hommes ne se reposent jamais ; il agissent toujours ».

Cette incertitude figure au sein même de la définition proposée par l’article L. 110-1 II 1° du Code de l’environnement. Les juridictions européennes ont souligné cette incertitude inhérente au principe en mettant en place une « physionomie plausible du risque acceptable »335. La CEDH consacre aussi ce règne de l’incertitude qui conditionne la mise en œuvre du principe de précaution. Elle évoque ainsi le « raisonnement probabiliste » qu’induit le principe de précaution336.

Le principe de précaution, on le sait, ne s’adresse pas uniquement au législateur et à l’Etat. Il peut produire ses effets entre particuliers. Si le Conseil d’Etat n’a pas clairement pris position en ce sens, il en va autrement de la Cour de cassation qui dans un arrêt du 3 mars 2010 reconnaît, même si c’est en se livrant à une interprétation a contrario, la possibilité de se prévaloir de ce principe entre particuliers, lui faisant ainsi produire un effet horizontal direct337.

334 E. Naim-Gesbert, Le droit général de l’environnement, Objectif droit, Litec, 2011, p. 82.

335 V. not. TPICE, 11 sept. 2002, aff. T-13/99 Pfizer animal health c/ Conseil, JOCE, n° C289, 23 nov. 2002, point

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336 C.E.D.H., 27 janvier 2009, req. n° 67021/01, Tatar c/ Roumanie. La CEDH exige « une incertitude scientifique

accompagnée d’éléments statistiques suffisants et convaincants ».

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Ce caractère du principe de précaution renforce la légitimité juridique du juge qui en assure la mise en œuvre. La pondération des intérêts qu’invite à opérer l’article L. 110-1 C. envir. présuppose un rôle actif du juge. Cela influe alors sur la fonction du procès. Que ce soit un standard ou un principe général du

droit, le rôle du juge est de pondérer les intérêts en présence. C’est dépassé le syllogisme formel. Dans ce règne de l’incertitude, le procès n’a pas pour finalité principale la recherche de la vérité. Le

procès dit le juste plus qu’il ne dit le vrai, selon l’expression de Paul Ricoeur. Comme le fait observer Bruno Latour, à propos du procès administratif, « si la chose jugée ne doit pas être prise « pour la

vérité », ce n’est pas pour inaugurer quelque cynisme blasé, c’est qu’elle a bien mieux à faire que de mimer ou d’approximer le vrai : elle doit produire le juste, dire le droit, dans l’état actuel des textes »,

conclut qu’« il devient urgent de ne pas demander aux sciences de trancher, de ne pas exiger du droit qu’il dise vrai »338. Ce qui importe, c’est moins l’établissement de la vérité « vraie » que le fait de rendre une

décision acceptable. La solution doit être acceptable par les parties au procès, justice de près ; la solution doit être acceptable par les justiciables en général, justice de loin pour reprendre une distinction chère au philosophe Paul Ricoeur339.

10.

Mais de quels juges est-il question ? En France, le débat fait rage, comme l’a rappelé Mathilde Boutonnet, en matière d’antennes-relais entre le juge administratif et le juge judiciaire. Cependant, peut-on se contenter d’une compétence exclusive du juge administratif dans la mise en œuvre du principe de précaution et dans la décision de maintenir ou de procéder au retrait des antennes de téléphonie mobile ? Est-il vraiment nécessaire d’avoir une telle répartition des compétences ?

11.

On peut tout d’abord remarquer que le Conseil d’Etat est beaucoup moins libéral que le juge judiciaire et refuse radicalement de mettre en œuvre le principe de précaution en matière de téléphonie mobile. Ensuite, cette répartition des compétences opérée par le tribunal des conflits n’est pas claire, ce qui est facteur d’insécurité juridique. Il suffit de lire l’arrêt rendu par la Cour de cassation du 17 octobre 2012340 accordant à une personne vivant à proximité d’une antenne de téléphonie mobile et

338 B. Latour, La fabrique du droit, Une ethnographie du Conseil d’Etat, La découverte, 2004, p. 257. 339 P. Ricoeur, Le juste, Esprit, 1995, p. 156 et s.

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hypersensible aux ondes la possibilité d’imposer à l’opérateur sur le fondement des troubles anormaux de voisinage des travaux de protection. La solution est difficilement conciliable avec la répartition opérée par le tribunal des conflits, du moins est-il aisé de contourner l’éviction des problèmes de santé publique en mettant en avant un problème de santé individuelle. Enfin, le juge judiciaire a à sa disposition, ce que nous verrons ultérieurement, des instruments juridiques dont ne dispose pas le juge administratif.

Quoi qu’il en soit de cette question propre aux antennes de téléphonie mobile, le juge administratif comme le juge judiciaire ont eu égard au standard que constitue le principe de précaution une légitimité de principe, sur le plan juridique, pour en assurer la détermination et la mise en œuvre dans les rapports entre l’Etat et les individus mais aussi entre les individus que ce soit un effet horizontal indirect (obligations positives de l’Etat) ou un effet horizontal direct entre particuliers.