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Le devoir de sanctionner pénalement le principe de précaution

démantèlement mais d’assurer sa protection personnelle et la réparation de son préjudice, a ainsi légalement justifié

A. Le principe de précaution et l’élaboration de la norme pénale

2. Le devoir de sanctionner pénalement le principe de précaution

126.

Pouvoir et devoir de punir. - Il a été observé ci-dessus que, dans certains pays, le

législateur peut sanctionner pénalement le principe de précaution dans le respect des principes directeurs du droit pénal et des droits et libertés fondamentales. Mais ce pouvoir de punir se double-t-il d’un devoir de punir152 ? En d’autres termes, le principe de précaution contraint-il le législateur à l’élaboration d’une

norme pénale pour en assurer la protection ? Une telle interrogation peut de prime abord paraître étonnante dès lors que le droit de punir est un attribut de la souveraineté de l’Etat, et plus particulièrement du pouvoir législatif, qui est ainsi compétent pour décider de l’opportunité d’une

149 Alexandre Flückiger, « La preuve juridique à l’épreuve du principe de précaution », (2003) XLI-128 Revue

européenne des sciences sociales 107, 116.

150 Paule Halley, rapport préc.

151 Cass. 17 mai mai 2007, n° 885 www.petrolchimico.it. Voir le rapport de Maria-Valeria Del Tufo préc.

152 F. Rousseau, « Principe de précaution et devoir de punir », p. 333 et s. ; RPDP 2015, p. 281 ; L’influence du

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sanction pénale. Mais, dans le monde juridique moderne, cette souveraineté s’exprime dans le respect des principes constitutifs de l’Etat de droit qui non seulement peuvent constituer un frein à l’action législative, mais également motiver son action.

127.

Devoir supra-législatif de punir. – De là une obligation d’incriminer est envisageable si

elle se fonde sur la protection d’un principe, d’un droit ou d’une liberté fondamentale qui sont dotés d’une valeur essentielle ou fondamentale dans une société démocratique. Cette « essentialité » ou « fondamentalité » tient d’abord à l’objet du principe ou du droit qui vise la protection de la vie et de l’environnement contre les atteintes graves et irréversibles. Mais dans un système juridique, la fondamentalité d’un principe ou d’un droit qui justifie sa sanction s’exprime à travers la hiérarchie des normes, en sorte que le devoir législatif de punir doit être recherché dans une norme supralégislative, c’est-à-dire européenne et constitutionnelle.

a) Le devoir européen de sanctionner le principe de précaution i) Devoir de punir au regard du droit de l’Union européenne

128.

Principe du droit de l’UE. - Consacré à l’article 191-2 du TFUE, le principe de

précaution est reconnu comme un principe général du droit communautaire. Il est ainsi la source directe d’obligations pour les Etats membres et les institutions européennes, de même qu’un principe d ‘interprétation du droit européen. Malgré cette consécration légale et jurisprudentielle, le principe de précaution ne trouve pas d’expression pénale dans l’ordre juridique européen. L’assertion se vérifie en examinant la compétence pénale « autonome » ou « accessoire » de l’Union européenne153.

129.

Compétence pénale autonome. - Depuis l’adoption du Traité de Lisbonne, l’Union

européenne dispose d’une compétence en matière pénale. L’article 83.1 du TFUE autorise le Parlement et le Conseil à adopter par voie de directives « des règles minimales relatives à la définition des infractions et des sanctions dans des domaines de criminalité particulièrement graves, revêtant une dimension transfrontalière ». Accordant ainsi un droit de punir au législateur européen, le traité impose

153 G. Taupiac-Nouvel, « Le principe de précaution : l’arlésienne du droit pénal de l’union européenne », p. 719 et s. ;

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en miroir un devoir de punir aux Etats. Cette prérogative s’est exercée dans des domaines - traite des êtres humains ou exploitation sexuelle des enfants - complètement étrangers au principe de précaution.

130.

Compétence pénale accessoire. - Quant à la compétence pénale accessoire de l’Union

européenne, elle est envisagée à l’article 83.2 TFUE selon lequel « lorsque le rapprochement des dispositions législatives et réglementaires des Etats membres en matière pénale s’avère indispensable pour assurer la mise en œuvre efficace d’une politique de l’Union dans un domaine ayant fait l’objet de mesures d’harmonisation, des directives peuvent établir des règles minimales relatives à la définition des infractions pénales et des sanctions dans le domaine concerné ». Cette compétence accessoire intègre certainement le droit de l’environnement, ainsi que l’avait jugé, avant l’adoption du Traité de Lisbonne la Cour de justice. Toutefois il est observé que ce droit européen n’exprime jamais une infraction de précaution.

131.

Principe de précaution sans droit pénal. - D’un côté, plusieurs normes européennes

mettent en œuvre le principe de précaution sans droit pénal. Il en est ainsi de la directive OGM du 11 mars 2015 qui déclare que les Etats membres « veillent, conformément au principe de précaution, à ce que toutes les mesures appropriées soient prises afin d’éviter les effets négatifs sur la santé humaine et l’environnement qui pourraient résulter de la dissémination volontaire ou de la mise sur le marché d’OGM ». Puis, sont envisagées des procédures et des sanctions qui doivent présenter « un caractère effectif, proportionné et dissuasif », mais non nécessairement un caractère pénal. De là, les Etats peuvent préférer opter pour des infractions administratives, estimant comme en Espagne que le droit pénal ne peut prévoir des délits de danger qu’à la condition que la probabilité d’un dommage soit suffisamment avérée154.

132.

Droit pénal sans principe de précaution. - D’un autre côté, des normes européennes

envisagent de pénaliser certains comportements attentatoires à la vie et à l’environnement sans évoquer le principe de précaution. Il en est ainsi de la directive du 19 novembre 2008 relative à la protection de l’environnement qui incrimine des comportements qui « sont la cause ou seraient susceptibles de causer la mort ou de graves lésions à des personnes, ou une dégradation substantielle de la qualité de l’air, de la

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qualité du sol ou de la qualité de l’eau, ou bien de la faune ou de la flore » (art. 3). Les Etats membres doivent alors mettre en place « des sanctions pénales effectives, proportionnées et dissuasives » (art. 5). Le professeur François Rousseau constate que « les différentes incriminations relèvent davantage d’une logique de prévention en raisonnant sur des risques avérés que sur une logique de précaution »155.

ii) Devoir de punir au regard de la convention européenne des droits de l’Homme

133.

Obligation positive d’incriminer. - Consacrant des droits et libertés fondamentaux, la

convention européenne des droits l’Homme impose d’abord aux Etats et aux particuliers de les respecter. Mais cette obligation négative se double d’obligations positives dès lors que la protection effective des droits peut imposer aux Etats l’obligation de prendre toute mesure nécessaire pour permettre la jouissance paisible d’un droit fondamental156. Et ces mesures peuvent présenter un caractère pénal. De là peut apparaître une obligation positive d’incriminer un comportement attentatoire à un droit ou une liberté consacrés dans la CEDH.

134.

Droit à un environnement sain. - L’application de la théorie des obligations positives au

principe de précaution suppose d’identifier que ce dernier s’incorpore à un droit ou une liberté. Le siège de cette incorporation se trouve d’abord dans l’article 8 CESDH qui, dans la jurisprudence européenne, implique le droit à un environnement sain. Il est ainsi jugé que des atteintes graves à l’environnement peuvent toucher le bien-être des personnes et constituer un obstacle à la jouissance du droit au respect de la vie privée et familiale et du domicile157. Cette obligation positive d’assurer la jouissance de ce droit

peut s’étendre au-delà de la prévention des atteintes à la précaution des risques. Initialement réfractaire au principe de précaution158, la Cour européenne des droits de l’Homme a reconnu l’existence

d’obligations positives même en cas de risques potentiels : « l’existence d’un risque sérieux et

substantiel pour le bien-être et la santé des requérants conférait une obligation à l’Etat d’évaluer les

155 F. Rousseau, art. préc.

156 CEDH 26 mars 1985, X et Y. c/ Pays Bas § 23.

157 CEDH 9 déc. 1994, Lopez Ostra c/ Espagne, § 51. – 19 févr. 1998, Guerra c/ Italie, § 60. – 2 nov. 2006,

Giacomelli c/ Italie.

158 CEDH, Gr. Ch. 30 nov. 2004, Öneryildiz c/ Turquie, § 89-90 (risque avéré). – 9 juin 1998, LCB c/ Royaume-

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risques, au moment de l’autorisation d’exploitation comme après l’accident, et de prendre les mesures appropriées »159. Pour autant, et selon le professeur Rousseau, ces obligations positives fondées sur le

seul article 8 et le droit à un environnement sain ne sont pas pour l’heure de nature pénale et relèvent davantage de la sphère civile ou administrative160.

135.

Danger pour la vie et l’intégrité des personnes. – Lorsque l’atteinte à l’environnement

se double d’un danger pour la vie des personnes, la Cour européenne admet de condamner un Etat qui non seulement n’a pas pris de mesure préventive, mais n’a pas poursuivi effectivement les auteurs161. La

combinaison des articles 2 et 8 CESDH constitue alors le siège d’une obligation d’incriminer les comportements présentant un risque d’atteinte à l’environnement menaçant la vie humaine et l’intégrité physique des personnes. Toutefois, ce devoir de punir en matière environnementale ne vise que des risques effectifs et avérés. La Cour européenne pourrait cependant s’inscrire dans une logique de précaution lorsqu’elle condamne l’Italie pour ne pas avoir pris de mesures répressives nécessaires pour évaluer et prévenir le risque de commission d’un homicide par un détenu bénéficiant d’une libération anticipée et potentiellement dangereux162.

b) Devoir constitutionnel de sanctionner le principe de précaution ?

136.

Conditions de l’hypothèse. - L’hypothèse d’un devoir constitutionnel de sanctionner le

principe de précaution suppose deux conditions. Il convient d’abord de vérifier que le principe de précaution s’intègre à la constitution des différents pays étudiés. Il est ensuite nécessaire de préciser si le contentieux constitutionnel permet effectivement d’imposer ce devoir de punir.

i) Le fondement du devoir constitutionnel de sanctionner le principe de précaution

137.

Principe normatif en droit français. - Depuis l’intégration de la Charte de

l’environnement dans la Constitution, il ne fait aucun doute que le principe de précaution est doté d’une

159 CEDH, Tatar c/ Roumanie, 27 janv. 2009, n° 67021/01, § 107. 160 F. Rousseau, « Principe de précaution et devoir de punir », op. cit. 161 CEDH, 18 juin 2002, Oneryildiz c/ Turquie.

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valeur constitutionnelle, ce que le Conseil constitutionnel a rappelé163. Ses destinataires sont d’abord les autorités publiques ; mais il peut être déduit de la jurisprudence constitutionnelle qu’il a vocation à être étendu aux particuliers. Le Conseil constitutionnel juge que « le respect des droits et devoirs énoncés en

termes généraux par les art. 1 et 2 de la charte s’impose non seulement aux pouvoirs publics et aux autorités administratives dans leur domaine de compétence respectif mais également à l’ensemble des personnes »164. Ce raisonnement peut être étendu à l’article 5 consacrant le principe de précaution qui se

présente alors comme un principe impliquant une norme de comportement aux autorités publiques et aux particuliers dont la juridicité est garantie par deux séries de sanctions : l’inconstitutionnalité et la responsabilité.

138.

Principe éthique. - La comparaison avec les systèmes juridiques étrangers démontre

l’originalité et l’innovativité de la position française. Certains pays ne connaissent pas le principe de précaution qui pourrait entraver la politique industrielle et qui n’est pas encore intégré dans les mentalités. Il en est ainsi du droit chinois où il est certes présent dans le débat public sans toutefois être élevé au rang de principe fondamental de la politique législative, ni à celui d’une règle juridique165. Dans la plupart des pays étudiés, le principe de précaution est généralement consacré dans des lois relatives à la protection de l’environnement dans le prolongement de la Déclaration de Rio. Ce phénomène est particulièrement visible dans le droit canadien, fédéral (loi canadienne sur la protection de l’environnement, 1999 visant le principe de prudence) et provinciale (loi sur le développement durable visant expressément la précaution)166. Il peut être rattaché à la constitution par l’intermédiaire d’autres

concepts, notamment « le développement durable » (Afrique du Sud), « le droit à un environnement écologiquement équilibré » (Bresil), ou par le renvoi de la Constitution aux traités internationaux consacrant le principe de précaution, et notamment le droit de l’Union européenne (Italie, Espagne, Allemagne). Surtout, il se présente comme un guide de l’action administrative qui n’est pas

163 Cons const. 19 juin 2008, n° 2008-564 DC (OGM). – 11 oct. 2013, n° 2013-346 (Gaz de Schiste).

164 Cons const. 8 avr. 2011, n° 2011-116 QPC : RD publ. 2013, 197. – Comp. pour l’article 6 de la charte qui

n’institue pas un droit une liberté constitutionnelle et ne peut donc être invoquée à elle seule pour fonder une QPC, Cons. const., dé. 7 mai 2014, QPC, Sté Casuca : JCP G 2014, 761, obs. M. Mekki.

165 R. Ollard et J. Knetsch, « Le principe de précaution en droit chinois », op. cit.

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nécessairement doté d’une force normative, mais se présente plutôt comme une règle éthique (Espagne, Allemagne). De là, l’idée d’un devoir de punir impliqué par la Constitution n’est pas débattue.

ii) La sanction du devoir constitutionnel de punir

139.

Obligation positive d’incriminer. - Dans une décision relative au contrôle de

constitutionnalité de la loi relative aux OGM, le Conseil constitutionnel précise qu’il lui incombe « de s’assurer que le législateur n’a pas méconnu le principe de précaution et a pris des mesures propres à garantir son respect par les autres autorités publiques »167. Ainsi, non seulement le législateur doit-il

respecter le principe de précaution, mais il lui appartient en outre de prendre des mesures assurant sa garantie. C’est dire que, par analogie avec la jurisprudence européenne ci-dessus évoquée, le respect des principes, droits et libertés à valeur constitutionnelle peut impliquer des obligations législatives positives, parmi lesquelles pourrait naître une obligation d’incriminer.

140.

Inconstitutionnalité. Contrôle a priori et a posteriori. - Ce raisonnement pourrait être

soutenu dans le cadre d’un contrôle a priori pour argumenter sur l’inconstitutionnalité d’une loi n’offrant pas de garanties suffisantes au respect du principe de précaution. Le Conseil constitutionnel pourrait ainsi censurer une loi réglementant une activité à risque grave et irréversible pour l’environnement ou l’homme et qui ne sanctionnerait pas pénalement sa violation. Si par exemple, le législateur admettait l'exploration et l'exploitation des mines d'hydrocarbures liquides ou gazeux par fracturation hydraulique (actuellement interdite par l’article 1 de la loi n° 2011-835 du 13 juillet 2011), c’est-à-dire l’exploitation du gaz de schiste, en la soumettant à des autorisations administratives très restrictives, le principe de précaution pourrait justifier l’obligation d’incriminer le non respect de cette réglementation. Au-delà de

ce contrôle a priori virtuel, et ainsi que le remarque justement le professeur François Rousseau, la

carence législative ne semble pas pouvoir être sanctionnée dans le cadre d’une question prioritaire de constitutionnalité parce que cette procédure suppose une norme à contrôler qui, par hypothèse,

n’existe pas lorsque le reproche porte sur l’absence de garantie pénale168. Tout au plus pourrait-on

envisager la contestation d’une norme de dépénalisation excessive au regard du principe de précaution.

167 Cons. const. 19 juin 2008 : préc. 168 François Rousseau, art. préc.

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141.

Responsabilité du fait de l’absence de loi. - Dans une autre direction, la sanction du

devoir de punir ne semble pas pouvoir être fondée sur la responsabilité administrative dont la fonction est de réparer un préjudice résultant de l’action publique ou administrative. La responsabilité administrative n’a d’abord jamais été admise du fait de l’absence de loi ; et en postulant cette hypothèse, il faudrait encore démontrer un préjudice consécutif à cette absence de loi pénale. C’est dire qu’il faudrait attendre la réalisation d’un accident environnemental ou sanitaire pour envisager un préjudice qui, de toute façon, ne serait pas directement rattachable à l’inertie législative, mais plus certainement à l’activité génératrice du dommage169. De là, une responsabilité administrative sanctionnant le devoir de punir est une pure illusion.