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L’influence indemnitaire du principe de précaution sur le droit de la responsabilité civile 50 En France, après la réalisation du dommage, la jurisprudence montre une influence du

Professeure de droit privé, Université Jean Moulin, Lyon

I. L’influence indemnitaire du principe de précaution sur le droit de la responsabilité civile 50 En France, après la réalisation du dommage, la jurisprudence montre une influence du

principe de précaution sur la condition de la faute (A). En revanche, le juge refuse toute influence sur la preuve du lien de causalité (B).

A. La faute

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Concernant la faute, depuis un arrêt de la troisième chambre civile de la Cour de cassation du 3 mars 2010467, le manquement au principe de précaution est source de responsabilité civile. Voici les faits : en l’espèce, les propriétaires d’un terrain à proximité d’une source d’eau minérale ont fait réaliser un forage pour l’arrosage du jardin. La société qui exploite la source d’eau estime que ces travaux peuvent entraîner un risque de pollution pour l’eau. Elle assigne alors les propriétaires devant le juge civil. Les premiers juges du fond rejettent son action. Formant un pourvoi devant la Cour de cassation, elle argue du fait que le principe de précaution « impose d’anticiper et de prévenir tout risque même non encore identifié ». La Cour de cassation rejette le pourvoi et affirme, après avoir rappelé le principe de précaution découlant de l'article L. 110-1 II 1° du code de l'environnement, « que le risque de pollution

ayant été formellement exclu par l'expert judiciaire, le principe de précaution ne pouvait trouver application, a pu en déduire que les époux X... n'avaient pas commis de faute468 ». Cela signifie que, a contrario, si le principe de précaution avait été applicable à la situation, c’est-à-dire s’il y avait eu

incertitude scientifique et dommages graves et irréversibles, l’auteur du forage aurait pu être condamné au regard de son manquement. Cette décision est intéressante car elle montre que le juge peut sanctionner l’inapplication du principe de précaution au regard des conditions prescrites par le législateur.

467 Émilie BOUCHET-LE MAPPIAN, « Le principe de précaution dans un litige entre voisins » [2010] D

2419; Cass civ 3e, 3 mars 2010, (2010) Bull civ III, n° 08-19.108. 468 Cass civ 3e, 3 mars 2010, (2010) Bull civ III, n° 08-19.108.

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Par ailleurs, l’influence du principe de précaution sur la faute peut se voir dans la sanction du manquement à l’obligation de vigilance dans le domaine sanitaire et environnementale. Cette obligation signifie que le décideur doit adopter une plus grande prudence en cas de risques suspectés469.

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Dans le domaine sanitaire, on pense à l’affaire du distilbène, à savoir la molécule d’un médicament ayant causé des dommages sanitaires importants. Les laboratoires ayant mis sur le marché le médicament ont été reconnus civilement responsables par les premiers juges. A l’occasion de pourvois examinés par deux arrêts du 7 mars 2006470, ces laboratoires reprochent aux juges du fond de les avoir

condamnés pour des faits antérieurs à 1971, période à laquelle les effets négatifs du distilbène n’étaient pas connus. Cependant, la Cour de cassation ne l’entend pas ainsi et confirme la condamnation civile au regard de leur manquement à une obligation de vigilance.

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Dans le domaine environnemental471, on pense à la décision du Conseil Constitutionnel du 8 avril 2011472. Cette décision a été rendue pour répondre à une question prioritaire de constitutionnalité concernant l’article L. 112-16 du Code de la construction et de l’habitation. Cet article pose la règle de la préoccupation ou l’antériorité qui permet à une personne d’être exonérée de sa responsabilité lorsqu’elle démontre que l’activité conforme à la loi était en exercice avant que la victime s’installe à proximité. Le Conseil a admis la constitutionnalité de ce texte au regard des articles 1 à 4 de la Charte de l’environnement (droit à vivre dans un environnement sain, devoirs de prévention et de réparation des atteintes à l’environnement) au motif que « le voisin victime de nuisances excessives causées par une

activité préexistante a la possibilité d’agir en responsabilité sur le fondement des articles 1 et 2 de la Charte dont il résulte que chacun est tenu à une obligation de vigilance à l’égard des atteintes à

469 Geneviève VINEY, « Principe de précaution et responsabilité civile des personnes privées », RCA, 2007, p.

1542.

470 Voir les deux espèces, Cass civ 1re, 7 mars 2006, (2006) Bull civ 131, n° 143; Cass civ 1re, 7 mars 2006,

(2006) Bull civ 130 n° 142. Voir les observations de Geneviève Viney, « Principe de précaution et responsabilité civile des personnes privées » [2007] C 1542; Olivier GOUT, « Les avancées discrètes du principe de précaution » (2006) 7 Resp civ et assur 11 à la p. 7.

471 Comme le rappelle aussi G. VINEY, « L’influence du principe de précaution sur le droit de la responsabilité

civile à la lumière de la jurisprudence : beaucoup de bruit pour presque rien? », préc. note 6, p. 560.

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l’environnement qui pourraient résulter de son activité ». Cette obligation de vigilance pourrait alors

englober la nécessité d’être prudent même en cas d’incertitude du risque en jeu.

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Malgré tout, cette influence sur la faute est limitée : outre que les arrêts sanctionnant un manquement au principe de précaution n’existent pas (et on le comprend car les régimes sans faute sont plus efficaces), ce lien entre l’obligation de vigilance et principe de précaution s’avère fragile. S’il a été dit par Madame Geneviève Viney que celle-ci n’était pas spécifique au principe de précaution473, nous

ajouterons que ces arrêts restent très ambigus quant à leur réelle aptitude à appréhender l’incertitude scientifique. En effet, en définitive, s’agissant de l’affaire du distilbène, la Cour de cassation a admis la condamnation des producteurs pour la période avant 1971, tout en affirmant que dès 1954, il existait des éléments attestant du possible risque sanitaire. Surtout, dans une des espèces474, elle affirme, pour justifier la condamnation du producteur que celui-ci se trouvait face « à des risques connus et identifiés sur le plan scientifique ». Nous ne sommes donc pas dans un véritable contexte d’incertitude scientifique. De même s’agissant du domaine environnemental, si le Conseil constitutionnel évoque l’obligation de vigilance, reste à savoir jusqu’où s’étend l’appréhension de l’incertitude scientifique.

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Que penser de ces limites au regard du côté du droit comparé? Du côté chilien et argentin par exemple, il est clair que le droit de la responsabilité civile n’offre aucune place au principe de précaution dans sa vocation réparatrice car la faute est appréciée uniquement au regard des dommages prévisibles475. L’incertitude scientifique au moment des faits donnant lieu au dommage est une cause

d’exonération. Certes, le Professeur Mauricio Tapia476 de l’Université du Chili a évoqué dans ses

473 G. VINEY, « L’influence du principe de précaution sur le droit de la responsabilité civile à la lumière de la

jurisprudence : beaucoup de bruit pour presque rien? », préc. note 6, p. 561.

474 N° 04-16179.

475 Sur ce rappel, M. TAPIA, “Principio de precaución y la responsabilidad civil en chile”, ouvrage préc., à

paraître. V. aussi, Figuero Yáñez, Gonzalo, “El principio de precaución frente a los viejos conceptos de la responsabilidad civil”, en Temas de Responsabilidad Civil, Cuadernos de Análisis Jurídico I, Santiago, Ediciones Universidad Diego Portales (Santiago), 2004, pp. 65-73.

476 M. TAPIA, Principe de précaution et responsabilité civile au Chili, à paraître dans le Rapport final

concernant la recherche dirigée par M. HAUTEREAU-BOUTONNET et J.-C. SAINT-PAU, Mission de Recherche Droit et Justice.

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recherches une récente décision rendue par la Cour d’appel de Santiago, en date du 19 novembre 2013477, au sujet de la responsabilité civile en cas d’inhalation de fibres d’amiante, non pas par l’employé mais par les familles vivant à proximité de l’usine. En l’espèce, l’employeur a été condamné bien que, pour une part, les dommages n’étaient pas prévisibles au moment des faits y donnant lieu. Toutefois, selon Monsieur Tapia, cette décision a toutes les chances d’être remise en cause devant la Cour suprême en raison de l’entrée en vigueur d’une nouvelle loi sur la responsabilité médicale accordant une place au risque de développement. Selon cette nouvelle loi n° 19966 de 2004 « Les dommages résultant de faits ou circonstances ne pouvant pas être prévenus ou évités en raison de l’état des connaissances de la science ou de la technique au moment où ils sont survenus ne feront pas l’objet d’indemnisations ».

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Du côté du droit japonais, les solutions françaises peuvent être mises en parallèle avec une décision rendue par la Cour du district de Osaka le 11 juillet 1994 dans l’affaire de Minamata. Selon le Professeur Tadashi Otsuka478, cette décision s’appuie implicitement sur le principe de précaution. La Cour a reproché à l’Etat d’avoir tardé à prendre des mesures concernant les fuites de mercure alors que, au regard des faits relatés par les premiers juges, à l’époque des faits il était impossible scientifiquement de détecter le mercure avec les instruments existants. Par ailleurs, les recherches du Professeur Taro Nakahara479 nous ont appris que la faute, dans le domaine de l’environnement et de la santé, est conçue de manière assez étendue car les juges imposent aux exploitants ou producteurs une obligation de prévoir les risques de dommages sachant qu’il existe des solutions judiciaires de plus en plus exigeantes à l’égard de risques souffrant encore d’incertitude scientifique mais suffisamment plausibles au regard de certaines données scientifiques accessibles. Selon Monsieur Nakahara, on retrouverait ici l’obligation de vigilance bien connue du droit français. Reste que le droit japonais possède une limite importante : celle de la prise en compte du risque de développement en droit commun de la responsabilité civile. Ainsi un arrêt récent de la Cour suprême japonaise a-t-il exonéré le producteur d’un médicament censé

477 Corte de Apelaciones de Santiago, 19 de noviembre de 2013, rol 3248-2011.

478 Le principe de précaution en droit japonais de l’environnement, à paraître dans le Rapport final précité. 479 V. à paraître dans le Rapport final précité.

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prévenir le risque de cancer du poumon après avoir constaté que l’effet secondaire en jeu n’était pas prévisible lorsque le médicament a été prescrit aux victimes480.

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Qu’en conclure? On peut constater que, ce qui se joue du côté du droit français autant que des droits étrangers, c’est la place à accorder au degré d’incertitude scientifique pour apprécier le comportement fautif d’une personne. Ici règne cette même ambiguïté : d’un côté, dans la plupart des droits, une totale incertitude scientifique est un frein à la qualification de faute. Il s’agit ici du risque de développement que le droit français connaît quant à lui en matière de responsabilité du fait des produits défectueux. D’un autre côté, un degré d’incertitude scientifique peut parfois conduire à la qualification de faute. Cela n’étonne pas car le risque de développement ne se confond pas avec le principe de précaution. Celui-ci invite à tenir compte des risques scientifiquement incertains et non scientifiquement inconnus. Dans tous les droits, on voit bien que la difficulté réside dans le fait que la frontière entre le principe de précaution et le risque de développement est mince mais déterminante pour procéder à la qualification de faute.

59.

Toutefois, même en dépassant cette difficulté, si l’on se tourne vers la condition du lien de causalité, sous le prisme autant du droit français que comparé, son exigence demeure un obstacle essentiel à une influence indemnitaire du principe de précaution en droit de la responsabilité civile.