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Professeur à l’Université Paris 13 – Sorbonne Paris Cité Directeur de l’IRDA

A. L’identification de l’objet de la preuve

18.

L’incertitude domine le principe de précaution et rejaillit sur l’objet de la preuve. Le demandeur qui s’adresse à une autorité publique ou à un juge doit surmonter l’irréductible incertitude qui entoure le principe de précaution et perturbe le raisonnement probatoire.

263 Sandrine MALJEAN-DUBOIS, « L’arrêt rendu par la Cour internationale de Justice le 25 septembre 1997

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19.

Risque vraisemblable, doute raisonnable et standard de preuve – La question du degré

de certitude ou d’incertitude est à mi-chemin entre l’objet, la charge et les modes de preuve. Le demandeur doit prouver que le fait est vraisemblable et qu’il existe un doute raisonnable qui justifie le déclenchement du principe de précaution. Ce mode de raisonnement rappelle les standards de preuve familiers aux systèmes de common law264. En matière civile, il s’agit du balance of probabilities. Il faut

établir que la prétention est plus probable qu’improbable. Le juge doit retenir les preuves les plus convaincantes avancées par les deux parties. Il s’agit de la preponderance of evidence265. En matière

pénale, le degré de doute raisonnable est plus restreint266. Le standard du beyond reasonable doubt oblige le juge, pour retenir la culpabilité d’un individu, à n’avoir aucun doute raisonnable sur les éléments caractéristiques de l’infraction267.

20.

La singularité du doute raisonnable en tant que standard de preuve – Dans le cadre

du principe de précaution, il suffit d’établir l’existence d’un doute raisonnable. Ce seuil se trouve en deçà du standard du balance of probabilities, car il n’est pas nécessaire d’établir un fait plus probable qu’improbable, mais seulement d’apporter des éléments établissant un doute raisonnable sur l’existence d’un risque de causer un dommage grave ou irréversible. La détermination de ce seuil décisionnel n’est pas chose aisée. Ce doute raisonnable concerne, principalement, le risque. Ce risque, à l’égard duquel le degré d’exigence varie selon les auteurs, peut être « possible »268, « probable »269, « plausible »270,

264 Michele TARUFFO, « Rethinking the Standards of Proof », (2003) 51 AM. J. COMP. L. 659; ajouter

Patrick KINSCH, « Entre certitude et vraisemblance, le critère de la preuve en matière civile », dans De code en

code. Mélanges en l’honneur de Georges Wiederkehr, Paris, Dalloz, 2009, p. 456.

265 Henry Campbell BLACK, Black’s Law Dictionary. Abridged Sixth Edition, St. Paul, West Publishing Co.,

1993, v° « Burden of proof ».

266 Sur la différence entre intime conviction et standards de preuve, voir Frédérique FERRAND, Répertoire de

procédure civile, Dalloz, spécialement n° 480 et suiv.

267 H.C. BLACK, préc., note 46, v° « Reasonable doubt ».

268 Catherine THIBIERGE, « Libres propos sur l’évolution du droit de la responsabilité. Vers un élargissement

de la fonction de la responsabilité civile? », RTDciv. 1999.561.

269 Nicolas DE SADELEER, Le principe de précaution dans le monde, Paris, Fondation Jean-Jaurès et

Fondation pour l’innovation politique, 2011.

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« sérieux »271, « suspectable »272. En un mot : un risque « vraisemblable ». À partir de quel degré, de quelle intensité, peut-on considérer que ce doute raisonnable justifie la mise en œuvre du principe de précaution?

21.

L’absence de preuve de l’absence de risque – En premier lieu, une certitude s’impose :

l’absence de preuve de l’absence de risque ne suffit pas à déclencher le principe de précaution. Il ne faut pas succomber à « l’idéologie de la peur »273. Céder aux sirènes du « catastrophisme » constitue une

menace pour l’innovation et pour les libertés économiques274. Il faut préserver « la liberté de prendre des risques »275. Pourtant, certaines juridictions ont parfois été séduites par ce mode de raisonnement comme l’illustre une décision du Conseil d’État du 9 mars 2007 (Schwartz)276. Ces hésitations expliquent qu’une

proposition de loi constitutionnelle votée par le Sénat visant à modifier la Charte de l’environnement défend la consécration, à côté du principe de précaution, d’un principe d’innovation277, plus que douteux,

mais proposé en réaction aux dérives du principe de précaution.

22.

Éviction d’un risque purement hypothétique – Il faut, en deuxième lieu, exclure les

risques purement hypothétiques. Cette exclusion d’un risque purement hypothétique découle de l’analyse

271 M. BOUTONNET, Le principe de précaution en droit de la responsabilité civile, préc., note 6, spécialement

no 1110 et suiv., p. 550 et suiv.

272 Denis MAZEAUD, «Responsabilité civile et précaution», Resp. civ. et assur., 2001.72. 273 Hans JONAS, Le principe de responsabilité, Paris, Cerf, 1990, p. 116.

274 Olivier GODARD, « Les transmutations de la preuve sous l’égide du principe de précaution », dans E.

TRUILHÉ-MARENGO (dir.), Preuve scientifique, preuve juridique, préc., note 14, p. 259.

275 Hugo BARBIER, La liberté de prendre des risques, Marseille, P.U.A.M., 2011.

276 Cons. d’Ét. 9 mars 2007, Mme Schwartz, Lebon p. 118. On peut citer dans le même esprit un jugement du

tribunal de grande instance de Nevers du 22 avril 2010 : Trib. gr. inst. Nevers, 22 avril 2010, Resp. civ. et assur. 2010.

277 Au cours de sa réunion du 14 mai 2014, la commission des lois a émis un avis favorable et le Sénat a voté le

30 mai en faveur de cet amendement. Proposition de loi constitutionnelle visant à modifier la Charte de

l'environnement pour exprimer plus clairement que le principe de précaution est aussi un principe d'innovation, avis

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de nombreuses décisions de la Cour de cassation. Par exemple, par un arrêt du 18 mai 2011278, la Cour de cassation a écarté toute mise en œuvre du principe de précaution en raison d’« incertitudes notables ». Ce rejet d’un risque purement hypothétique existe également en droit de l’Union européenne. Le tribunal de première instance de la communauté européenne du 11 septembre 2002, « affaire Pfitzer », a décidé que « le principe de précaution ne peut donc être appliqué que dans des situations de risque, notamment pour la santé humaine, qui, sans être fondé sur de simples hypothèses scientifiquement non vérifiées, n’a pas encore pu être pleinement démontré »279.

23.

Prouver des faits rendant le risque de dommages graves ou irréversibles vraisemblable – Enfin et en troisième lieu, le demandeur doit établir un risque qui pour être

vraisemblable n’a pas pour autant besoin d’être certain. Ce caractère vraisemblable est une condition d’acceptabilité et de légitimité de la décision politique ou juridique. Ce faisant, l’établissement des éléments déclencheurs du principe de précaution ne peut totalement se détourner des données scientifiques. La décision politique ou judiciaire doit s’appuyer sur des « approximations raisonnables »280. On attend du politique ou du juge qu’il agisse avec raison281. Cette place irréductible accordée aux expertises scientifiques, même si elles sont minoritaires, figure au sein même des directives fournies par la Communication de la commission européenne282. Cette place légitime accordée aux données scientifiques est également rappelée par la Cour européenne des droits de l’Homme dans l’arrêt « Tatar » du 27 janvier 2009, favorable à un raisonnement probabiliste : « les pathologies modernes se caractérisent par la pluralité de leurs causes », mais une hypothèse n’est admise que dans « le cas d’une

278 Civ. 3e,,18 mai 2011, Bull. civ. III, n° 80, Proposition de loi constitutionnelle visant à modifier la Charte de

l'environnement pour exprimer plus clairement que le principe de précaution est aussi un principe d'innovation. Rapprocher avec Civ. 3e, 3 mars 2010, D. 2010.2419, note Bouchet Le Mappian.

279 Pfizer Animal Health SA c. Conseil de l’Union européenne, Affaire T-13/99, [2002] Rec. C.E. II-3318, par.

139-148.

280 « Approximations » car il s’agit « d’énoncés qui, pour être utilisables par le droit, évincent une part de doute

scientifiquement fondé ». « Raisonnables » en ce que « la distance de ces énoncés par rapport à la connaissance scientifique correspondante n’est pas choquante », A.-L. SIBONY, préc., note 22, p. 175 et 176.

281 Voir cette référence à la raison dans certains codes de procédure civile étrangers : C.p.c. Argentin, art.386;

C.p.c. Colombien; art. 187, 216, 261, 264 et 278.

282 « La mise en œuvre d'une approche fondée sur le principe de précaution devrait commencer par une

évaluation scientifique aussi complète que possible », point 4. Voir dans le même esprit, la Résolution n° 837 du 1er

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incertitude scientifique accompagnée d’éléments statistiques suffisants et convaincants »283, éléments qui faisaient en l’espèce défaut.

24.

Une donnée politique : le caractère acceptable du risque – Une fois l’évaluation

scientifique réalisée et le risque devenu vraisemblable, la décision de mettre en œuvre le principe de précaution ne relève plus à strictement parler du droit, mais de la politique. En effet, c’est au décideur à ce stade de préciser si le risque ainsi établi de manière incertaine est acceptable ou non selon les circonstances de temps et de lieu, risque acceptable qui figure expressément dans les directives données par la communication de la Commission284 et qui est rappelé par la résolution du 1er février 2012 de l’Assemblée nationale. L’État prendra des mesures s’il juge que le risque vraisemblable est inacceptable. Quant au juge, faisant appel à son intime conviction, il décidera si ce risque incertain justifie ou non de déclencher le principe de précaution.

Après avoir déterminé, autant que faire se peut, l’objet de la preuve, il convient de s’interroger, essentiellement à l’occasion d’un procès, sur la répartition de la charge probatoire.