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Professeur à l’Université Paris 13 – Sorbonne Paris Cité Directeur de l’IRDA

C. La modulation des modes de preuve

33.

Cette question est inextricablement liée aux deux premières : quels sont les modes de preuve les plus adaptés pour établir un risque vraisemblable permettant de faire peser le risque du doute sur le défendeur? Parmi les modes de preuve, les expertises scientifiques constituent une étape préalable. Cependant, elles restent un élément de preuve parmi d’autres. En somme, la preuve se fait par la science (1), mais également au-delà de la science (2).

1. Par la science

34.

Expertises et procès – L’évaluation scientifique est un préalable à toute mise en œuvre

du principe de précaution308. L’expertise concerne, tout d’abord, le contentieux du principe de

précaution. Elle peut être conventionnelle, choix d’un expert d’un commun accord, unilatérale, choix par une seule des parties, ou judiciaire lorsqu’elle est ordonnée par le juge. L’expertise occupe une place fondamentale et croissante en la matière309. Il est donc d’autant plus important, face au risque de

dépendance du juge, de poser des règles de procédure très strictes garantissant le recours à une expertise établie de manière juste et loyale. Les règles du procès devraient suffire en imposant le respect du contradictoire, de l’impartialité et de l’indépendance310. Cependant, il faut également penser à encadrer

les expertises établies hors de tout procès, élaborées pour les besoins éventuellement d’une prise de position politique. La légitimité des décisions politiques et judiciaires est directement tributaire de la

308 Voir supra.

309 E. TRUILHE-MARENGO, La relation juge-expert dans les contentieux sanitaires et environnementaux,

préc., note 27.

310 Sur l’ensemble de ces principes, Loïc CADIET et Emmanuel JEULAND, Droit judiciaire privé, 7e éd.,

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qualité de ces expertises. Les expertises non contentieuses constituent de plus en plus souvent, d’ailleurs, le cœur de la motivation de certaines décisions judiciaires311. La « loyauté, la qualité et

l’accessibilité »312 de ces expertises doivent donc être garanties par des règles prévenant les risques de

conflits d’intérêts, instaurant une certaine transparence, encourageant la compréhensibilité des rapports d’expertise et promouvant le contradictoire et le principe d’égalité des armes313. La création d’une autorité administrative de l’expertise a, en ce sens, été proposée par le rapport du groupe présidé par Yves Jégouzo sur le préjudice écologique314 et la loi n° 2013-316 du 16 avril 2013 relative à l’indépendance de l’expertise en matière de santé et d’environnement et à la protection des lanceurs d’alerte a mis en place une commission nationale de la déontologie et des alertes qui doit veiller au respect des règles déontologiques applicables à l’expertise scientifique et technique (art. 2) et doit émettre des recommandations en ce sens315.

Les expertises judiciaires et non judiciaires, publiques ou privées, sont au cœur du contentieux relatif au principe de précaution. Cependant, ces expertises, reléguant le plus souvent au second plan les questions sociales et éthiques, ne suffisent pas. Il faut donc aller au-delà de la science.

311 Sur cette référence, voir M. BOUTONNET, « Quelle place pour le risque de la preuve en droit de

l’environnement? », préc., note 2. Ainsi dans l’affaire des antennes relais de la cour d’appel de Versailles du 4 février 2009, préc., note 41, où les parties et le juge ont sollicité le rapport établi par l’État, rapport Zmirou, et le rapport privé établi par « bio-initiative ». Dans le même esprit, l’affaire « Erika » (Mathilde BOUTONNET, « L’Erika : une vraie-fausse reconnaissance du préjudice écologique », Environnement et développement durable 2013, étude 2) a été l’occasion d’une référence faite aux rapports Chassé et Costanza. On peut également citer l’affaire de cet insecticide, le « Gaucho », à l’occasion de laquelle diverses études et avis de la Commission d’études de la toxicité des produits antiparasitaires à usage agricole étaient cités.

312 M. BOUTONNET, Le principe de précaution en droit de la responsabilité civile, préc., note 6, n° 861, p.

423.

313 Dominique PESTRE, « Des preuves dans les pratiques scientifiques et dans les pratiques juridiques.

Prolégomènes à une conversation », dans E. TRUILHÉ-MARENGO (dir.), Preuve scientifique, preuve juridique, préc., note 14, p. 33 et suiv.

314 Yves JEGOUZO (dir.), Pour la réparation du préjudice écologique. Rapport du groupe de travail installé par

Madame Christiane TAUBIRA, garde des sceaux, ministre de la Justice, 2013, proposition 4 : création d’une haute autorité environnementale.

315 François-Guy TREBULLE, Alertes et expertise en matière de santé et d’environnement, les enjeux de la loi

126 2. Au-delà de la science

35.

Quels sont les modes de preuve qui doivent être encouragés dans le cadre du principe de précaution? Il faut ici distinguer deux hypothèses : le cas où existe un procès et le cas hors procès.

36.

Preuve non scientifique et procès – Dans le cadre d’un procès relatif au principe de

précaution (norme ou principe directeur), les parties doivent établir des faits rendant vraisemblable un risque qui pourrait causer des dommages graves ou irréversibles. Pour ce faire, des faits quelconques ne suffisent pas. Il faut établir un ensemble de faits concordants, précis, concrets. Un lien peut être établi avec les présomptions du fait de l’homme de l’article 1353 du Code civil qui renvoient aux indices précis, graves et concordants. L’arrêt « Pfizer » du Tribunal de première instance des communautés européennes du 11 septembre 2002 en fait usage316. Ces présomptions dépassent les limites de la vérité scientifique. Le contentieux du vaccin contre l’hépatite B et les cas de sclérose en plaques en est une parfaite illustration : l’absence d’un lien de causalité scientifique n’exclut pas l’existence d’un lien de causalité juridique dès lors que des indices graves, précis et concordants existent317. Les données

scientifiques doivent demeurer un indice parmi d’autres. Dans le cadre précis du principe de précaution, on pourrait reprocher à ces indices précis, graves et concordants d’accorder une marge d’appréciation trop importante au juge. Pour y remédier, il faudrait renforcer la rationalité de ce mode de preuve. Cela passerait, tout d’abord, par la mise en place d’une nomenclature des indices dans ce domaine. On identifierait les indices négatifs (absence d’autres explications) et les indices positifs (concomitance des évènements, statistiques, probabilités, etc.). La jurisprudence use souvent en cas de causalité simple de ce type d’indices318. Cette nomenclature ou ce référentiel pourrait être consacré par la loi. En

complément, la Cour de cassation ou le Conseil d’État devrait en garantir le respect. La Cour de cassation, notamment, viendrait limiter les risques d’une appréciation souveraine des juges du fond par un contrôle strict de la motivation.

316 Pfizer Animal Health SA c. Conseil de l’Union européenne, préc., note 60, par. 244 et 297. 317 Civ. 1re, 22 mai 2008, J C.P. G. 2008.I.186.

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37.

La recherche d’une solution amiable – Enfin, si le doute est omniprésent peut-être faut-

il dans le cadre d’un différend portant sur le principe de précaution encourager les procédures alternatives : encourager un débat sur la preuve avant même tout procès, sorte de phase préalable probatoire au cours de laquelle les parties peuvent discuter voire se mettre d’accord sur les termes du futur litige319, ou privilégier les modes alternatifs de règlement de conflits.

38.

Preuve non scientifique hors procès – Hors de tout procès, il faut comprendre que le

principe de précaution est aux confins des questions politiques, économiques, sociales, éthiques qui imprègnent la notion de risque acceptable. Cette notion d’acceptabilité, qui n’est pas absente de toute décision de justice qui pour être légitime doit s’appuyer sur des preuves qui permettent à la collectivité d’approuver la solution, est surtout présente dans les prises de décision politique. Comment peut-on faire en sorte que les décisions politiques et juridiques soient acceptées par la collectivité?

39.

Un accord sur le risque subi – L’un des principaux moyens consiste à multiplier les

nomenclatures, référentiels ou autres chartes et codes de bonne conduite dans lesquels des seuils d’exposition au risque ont fait l’objet d’un accord entre les parties prenantes. Plus largement, devraient être encouragés les débats publics entre l’État, les entreprises et les autres membres de la société civile en vue de déterminer ensemble l’intensité du risque acceptable320. Cela pourrait se faire dans le cadre

d’une médiation environnementale321, de conférences citoyennes ou de comités citoyens composant

certaines autorités administratives. Ces référentiels ou seuils convenus dans le cadre de « pactes » ou « accords divers » serviront éventuellement aux juges à renforcer la légitimité de leur décision. Tel fut le

319 Sur les pre-action protocols: Martin PARTINGTON, Introduction to the English Legal System, Oxford,

Oxford University Press, 2012, p. 207 et suiv.; Stuart SIME, A Practical Approach to Civil Procedure, 14e éd., Oxford, Oxford University Press, 2011, p. 61 et suiv.

320 Comparer avec Résolution n° 837 du 1er fév. 2012 sur la mise en œuvre du principe de précaution : « Considérant que le débat public doit permettre l’expression pluraliste des valeurs, des choix de société, des priorités sociétales, de sorte que toute décision portant sur un risque à prendre, quand bien même il serait hypothétique, soit précédée d’une réflexion portant sur l’utilité sociale, le coût économique et environnemental et les enjeux éthiques des choix qui découleront de cette décision ». La résolution ajoute que l’expertise scientifique doit s’entendre également des techniques des « sciences humaines et sociales ». Un bilan coûts/avantages doit faire appel à « d’autres méthodes d’analyse non économique, notamment d’ordre social ou éthique ».

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cas, par exemple, en France dans la décision du tribunal de grande instance de Grasse qui en 2003322 s’était fondé sur les directives de la communication de la Commission.

40.

Deux notions clés se dégagent de cette confrontation entre preuve et principe de précaution : le risque acceptable et le doute raisonnable. En faisant de ces deux notions le cœur du dispositif de précaution, les repères probatoires semblent être ébranlés. À vrai dire, cet effet est moins perturbateur qu’il n’est révélateur d’un droit de la preuve qui est confronté à des situations d’incertitude ou de certitude relativement faible. Au lieu de nier cette incertitude, le principe de précaution en a fait son objet et le droit de la preuve doit lui aussi en tirer toutes les conséquences.

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LA OU LES LÉGITIMITÉ(S) DU OU DES JUGE(S) ET LE PRINCIPE DE PRÉCAUTION