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Professeure de droit privé, Université Jean Moulin, Lyon

A. Premier temps : l’audace de juges du fond

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Du côté des juges du fond, certains juges ont développé une jurisprudence assez audacieuse à l’occasion du contentieux concernant l’implantation sur le territoire français des antennes- relais487.

486 V. G. VINEY, « L’influence du principe de précaution sur le droit de la responsabilité civile à la lumière de

la jurisprudence : beaucoup de bruit pour presque rien? », préc. note 6, p. 562.

487 Sur cette analyse, D. MAZEAUD, « La responsabilité du fait des ondes », Mélanges J. L. Baudouin,

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Les faits sont toujours similaires : certaines personnes vivant à proximité d’une antenne- relais et estimant que celle-ci est à l’origine de risques de dommages sanitaires incertains mais potentiellement graves intentent une action en justice contre l’opérateur de téléphonie mobile concerné. Elles demandent au juge de faire cesser les risques au moyen du démantèlement ou de l’interdiction de l’antenne. Les juges ayant fait droit à la demande s’appuient sur deux types de raisonnements.

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D’une part, la grande majorité des décisions met en œuvre la théorie des troubles anormaux de voisinage, en y associant explicitement ou implicitement le principe de précaution. En droit français, cette théorie permet à toute personne subissant un trouble qui excède ce que l’on est censé supporter dans les rapports de voisinages d’en demander la réparation et la cessation. Il s’agit d’une théorie créée par le juge en 1844 concernant, à l’époque, les nuisances industrielles.

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Pour justifier la cessation des risques et mettre fin à l’installation d’antennes-relais, les décisions affirment que l’impossibilité de garantir l’absence de risque sanitaire est constitutive de trouble anormal. Autrement dit, même si le risque est incertain, il y a trouble de voisinage car l’impossibilité de prouver qu’il n’y a pas de risque conduit à la qualification de trouble. Dit autrement, l’absence d’innocuité de l’antenne-relais peut entraîner la qualification de trouble anormal de voisinage.

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Il faut retenir en ce sens le jugement du Tribunal de grande instance de Grasse du 30 juin 2003, l’arrêt de la Cour d’appel de Versailles du 4 février 2009488 confirmant le jugement rendu par le

Tribunal de grande instance de Nanterre le 18 septembre 2008489. Ici, l’arrêt est intéressant car, après avoir constaté que les normes définies par le décret du 3 mai 2002 applicables à l’émission des ondes

488 Patrice JOURDAIN, « Risque et préjudice (suite): réparation au titre des troubles du voisinage du préjudice

généré par la présence d'antennes relais de téléphone mobile » [2009] RTD civ 327; Mathilde BOUTONNET, « Point de vue » [2009] D Juris 499; Guy COURTIEU, « Proximité d'une antenne relais de téléphonie mobile » [2009] RCA Comm 75. Voir aussi Blandine MALLET-BRICOUT et Nadège REBOUL-MAUPIN, « Droit des biens » [2009] D Pan 2300.

489 Trib gr. Inst. Nanterre, 18 septembre 2008, (2008) D Jur 96 (annotation Mathilde Boutonnet) [Nanterre,

2008]. Voir Trib. Gr. Inst. Toulon, 26 mars 2006, (2006) Droit de l'environnement 164 (annotation David Deharbe et Eloïse Hicter).

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électromagnétiques étaient respectées, le juge estime qu’il subsiste des doutes sur leur impact sur la santé et en déduit une « crainte légitime constitutive d'un trouble ».

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Cette série de décisions est importante car elle montre combien le principe de précaution peut se mouler dans une action préventive classique, bien connue, l’action en cessation du trouble. Il est vrai que cela permet de contourner les difficultés liées à la mise en œuvre du principe de précaution, à savoir l’admission d’un dommage scientifiquement incertain. En s’appuyant sur la théorie du trouble de voisinage, les demandeurs transforment l’incertitude scientifique d’un risque en trouble anormal. S’opère le passage du trouble résidant dans le risque certain à celui s’inférant du risque incertain dans la continuité de la tendance jurisprudentielle française que la doctrine nomme désormais celle du risque préjudiciable490.

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D’autre part, certains juges ont été encore plus audacieux. Il en est ainsi du jugement rendu le Tribunal de Grande Instance de Nevers en date du 22 avril 2010491. En l’espèce, le juge exclut

l’application de la théorie du trouble de voisinage qui, selon lui, n’a de sens qu’en cas de risque certain. Il refuse la fiction et l’interprétation faite de cette théorie. Il s’appuie exclusivement sur le principe de précaution en tant que principe général du droit. Après avoir pris acte de la grande incertitude scientifique et de l’importance du risque, il impose à l’opérateur, non pas de démanteler l’antenne, mais d’effectuer des recherches supplémentaires sur les risques en jeu et, selon les conclusions, de trouver un emplacement plus adéquat.

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Cette décision est intéressante pour plusieurs raisons492 : premièrement, elle donne droit à

la demande des victimes sans tenir compte du respect par l’opérateur des normes concernant l’émission des ondes téléphoniques. Il estime que des risques incertains subsistent malgré le respect de ces normes

490 Selon l’expression de François-Guy TRÉBULLE, Not. note sous 2e civ. 15 mai 2008, Confirmation de

l’accueil du risque préjudiciable, RDI 2008, p. 488.

491 Trib. Gr. Inst. Nevers, 22 avril 2010, (2010) n° 10/00180. V. le commentaire de C. SINTEZ, Revue

assurances-responsabilité civile-assurances, nov. 2010/11, comm. 275.

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et que ceux-ci doivent être gérés à l’aune du principe de précaution. Cela signifie que le public peut contester des décisions respectueuses des normes fixées par l’Etat bien que celles-ci soient éventuellement respectueuses du principe de précaution. Secondement, ce jugement tend à prescrire une solution respectueuse des intérêts des deux parties. Elle tente une conciliation des intérêts : exercer une activité économique sans nuire à autrui. En ce sens, elle est respectueuse des conditions légales du principe de précaution soucieux lui-même de cette approche conciliatrice. Autrement dit, par le biais de l’action en justice, le public invite ici le juge à ouvrir un dialogue favorable à une meilleure acceptabilité du risque par la société et les personnes qui le subissent.

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En se tournant vers les droits étrangers étudiés, que peut-on apprendre? Alors que le juge japonais n’a encore jamais admis le démantèlement d’une antenne-relais en raison de la l’absence de preuve du risque sanitaire subi par les victimes493, certains juges du fond chiliens et argentins l’ont exceptionnellement admis. Du côté chilien494, comme le rappelle le Professeur Sebastian Rios Labé, il

n’existe aucune action préventive susceptible d’intégrer l’incertitude scientifique. Pourtant, un arrêt de la Cour d’appel de Santiago du 23 novembre 208 a certes imposé cette mesure préventive malgré l’incertitude scientifique495 mais la Cour suprême, dans un arrêt du 13 avril 2010, s’est retranché derrière

une justification tournée vers la commission d’erreurs dans la demande d’autorisation administrative, ce qui donne davantage l’impression d’un démantèlement exigé pour irrégularité administrative qu’au nom du principe de précaution. Par ailleurs, si un juge de la Cour d’appel de Rancagua est allé en ce sens le 3 décembre 2009496, la Cour suprême lui a donné tort en raison non pas de l’incertitude scientifique, mais du fait qu’il s’agissait selon lui d’une action populaire : l’association défendait les intérêts de tous et non ses propres intérêts.

493 V. la contribution de Taro NAKAHARA, « Le principe de précaution et la responsabilité civile en droit

japonais », dans Quel avenir pour la responsabilité civile, Dalloz Thèmes et commentaires, 2015, p. 106.

494 V. les propos de M. Tapia, préc. et l’analyse des actions préventives au Chili effectuée dans ce même

ouvrage par S. RIOS, Las acciones civiles y el principio de precaucion, à paraître.

495 Rol 1416-2009. 496 Rol 9464-2009.

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Du côté du droit argentin, on peut signaler une décision intéressante récemment analysée par la Professeure Aida Kemelmajer de Carluccii497. Il s’agit de l’affaire Werneke Adolfo y otros rendue

par la Cour d’appel de Bahia Blanca le 14 octobre 2008498 qui opposait des pêcheurs à des associations

de protection de l’environnement. Le juge a donné raison aux demandeurs en affirmant que “L'absence

d'une preuve établie avec certitude scientifique concernant les effets de l’exploitation des ressources halieutiques dans la Baie San Blas (réserve naturel) sur la biodiversité dans une zone de réserve naturelle (…) justifie la prescription de mesures préventives si l'irréversibilité du processus conduit à priver d'accès les générations futures à l'usage ou à la jouissance de ces ressources”. En l’espèce,

l’incertitude du lien de causalité n’est pas un obstacle à la prévention499. Certes, cette décision a été

annulée par la Cour suprême d’Argentine pour d’autres raisons touchant à des questions constitutionnelles. Toutefois, il convient de noter que l’avocat général et certains juges ont affirmé dans leurs opinions dissidentes la nécessité, au nom du principe de précaution, de faire peser sur la personne à l’origine des risques un rôle actif dans la preuve, à savoir démontrer que ceux-ci ne sont pas disproportionnés.

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Reste que, du côté du droit français, cette tendance de la jurisprudence a été très contestée par la doctrine car, in fine, elle offre à certaines victimes, la possibilité de mettre fin à une activité profitable à un grand nombre de personne. Alors que l’action est individuelle, son résultat a des conséquences collectives. En effet, la cessation de l’activité a des conséquences pour l’ensemble d’un voisinage et non uniquement pour la personne agissant en justice. Surtout, elle aboutit à remettre en cause la compétence de l’Etat qui, comme le rappelle le juge administratif, doit couvrir le territoire d’un réseau efficace en veillant à limiter les risques sanitaires.

497 Pour d’autres exemples, v. la contribution de l’auteure in El principio precautorio desde una mirada

comparada, préc., à paraître.

498 Cám. Fed. de Bahía Blanca, sala 1°, 11/5/2006, ED 216-414; Rev. de Derecho ambiental, n° 8, 2006, pág.

159, con nota de GARCIA MINELLA, Gabriela, Bahía San Blas: un lugar en el mundo (pág. 171) y de VEZZULLA, Juan M., La protección del desarrollo sustentable en el caso “Bahía San Blas”. Un enfoque sistemático e intergeneracional (pág. 186).

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Selon le Professeur Stoffel-Munck, « le juge judiciaire substitue son appréciation de ce qu’exige le principe de précaution à celle qu’ont opéré les pouvoirs publics » et « il prive ainsi d’effet l’arbitrage réalisé par ces derniers entre les nécessités de l’intérêt public et le degré de l’incertitude scientifique »500.

D’où la fermeté aussi de la Cour de cassation.