Section 1. Revue de la littérature
IV. Les principales tendances de la littérature africaniste sur la réforme administrative
La réforme administrative est un objet d’étude relativement ancien en Afrique. Après les
indépendances, l’essentiel des travaux sur la question sont menés dans le cadre des séminaires et
ateliers internationaux organisés sous l’égide des Nations-Unis (voir archives annexe). Toutefois,
pendant les décennies qui suivent, on observe une évolution variée de la recherche sur la réforme
administrative sur le continent, avec une large domination des pays anglophones. Et, au sein de
cet espace, un nombre réduit de pays concentrent la majorité des travaux8 : le Kenya (Hope
2012; Kilelo, Beru et Nassiuma 2015), le Botswana (Modisi 1997; Kitaw 2011); le Nigéria
(Sekwat 2002; Anazodo, Okoyo, Chukwemeka 2012), le Ghana (Herbst 1991; Appiah 1999;
Ayee 1994; 1999; 2001; Aruna 2003; Domfeh 2004), l’Afrique du sud (Harrisson-Rockey 1999;
Therkildsen 2001; Kuye 2006), la Tanzanie (McGill 1999), l’Ouganda (Kiragu et Viladsen 1995;
Langseth 1995); le Malawi (Durevall 2001).
Dans la littérature francophone, la réforme administrative semble être le parent pauvre de la
recherche sur l’administration publique. Parsemée, nationaliste, peu comparative, elle se
concentre également sur quelques pays : le Congo (Nsenda 1986; Mukanga 2008; Trefon 2010),
8 Les références sont indicatives.
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Madagascar (Razafindrakoto et Roubaud 2001). De ce point de vue, le Cameroun apparaît
comme un bon exemple de la carence flagrante du traitement scientifique de la réforme
administrative. En effet, en dehors de rapports de séminaires et d’ateliers, des livres
universitaires sur la réforme ne commencent à apparaître qu’au début des années 2000 (Nembot
2000). Dans la décennie suivante, une poignée d’ouvrages sont également produits : Amama
2003; Ngouo 2008; 2012; 2017; Ondoa 2010; Abouem et Mbafou 2013; Ondoua 2015. Malgré
leur mérite, ces travaux, premièrement, présentent l’inconvénient de se limiter à des moments
précis, et à des programmes de réformes précis. Ils n’offrent pas de schéma permettant d’avoir
une vision d’ensemble et une interprétation globale de l’histoire de la réforme, et d’en saisir les
régularités et les mécanismes moteurs, ainsi que se propose notre thèse. Deuxièmement, pour la
plupart, ces travaux couvrent une période commençant au début des réformes d’ajustement
structurel. Les périodes précédentes, soit celles concernant l’introduction des premières réformes
bureaucratiques de l’indépendance, les réformes OM, et l’avènement du NMP des années 1985,
sont complètement ignorées par la littérature. D’où à nouveau l’apport de la thèse, qui vient
combler, sur le plan empirique, un vide indiscutable.
La deuximème caractéristique de la littérature académique sur la réforme administrative en
Afrique est la contingence des thèmes traités. En effet, en grande partie, les travaux se
concentrent sur des enjeux ponctuels comme la décentralisation (Blundo 1998; Mback 2001;
Kassibo 1997; Fay 2006; Tidjani 2010), la performance (Balogun 2001; Marwa et Zairi 2009;
Kagambirwe 2012), l’administration électronique (Tino 2009), le NMP (Hope 2001; Tamekou
2008); ou sectoriels comme la réforme des douanes (Cantens 2007; Bilangna 2009), de la santé
(Møgedal, Steen et Mpelumbe 1995; Gillson et Mills 1995), de la paie (De Merode 1991; Olowu 2010).
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Dans ce même ordre, une autre caractéristique de cette littérature est l’adoption d’une démarche
clinico-technique et fonctionnaliste. Ainsi, grand nombre de travaux analysent la réforme
administrative comme un enjeu technique, dont le champ d’expression est limité aux
organisations administratives, séparé des autres champs sociaux. Dans ces travaux, la réforme
administrative est étudiée d’un point de vue organisationnel, avec les outils de la théorie des
organisations. L’analyse des réformes administratives postcoloniales mises en place au Nigéria
par Sekwat (2002), ou l’étude menée par Lamidi, Agboola et Taleat sur la réforme administrative
dans cinq pays africains (Nigéria, Tunisie, Guinée, Namibie, Kenya), offrent un bon aperçu de ce
type d’approche (2016). Sous l’angle clinique, les recherches se concentrent sur les facteurs
d’échec et de succès des réformes, avec, à la clé, la prescription de solutions ou de « rémèdes ».
Même si les plus récentes réflexions menées sous son égide penchent pour une inflexion, et une
remise en cause critique (Manning et Mc Court 2013), l’approche clinique et prescriptive a par
exemple été, pendant longtemps favorisée par les institutions internationales comme la Banque
Mondiale. Enfin, sous le regard fonctionnaliste, les réformes sont analysées en fonction de leur
finalité attribuée, soit le développement (Fuseini 2001; Edigheji 2008; Okechukwu et Ugwu
2011).
Pour terminer la présentation des tendances générales de la littérature africaniste sur la réforme
administrative, notons que la restriction évoquée plus haut des auteurs camerounais, à une
période précise apparaît partagée par une majorité d’auteurs du champ. En effet, la ligne
récurrente analyse la dynamique historique de la réforme administrative en Afrique en trois
phases (Stevens et Teggemann 2004; Ayee 2008, 57) :
La première phase remonterait aux années 1980 (Mutahaba 1989; Olowu 1999). Elle serait
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2010). L’enjeu des réformes est purement économique. Il est question d’adapter les économies
nationales au contexte de crise et de récession économiques mondiales, en réduisant notamment
le coût des dépenses étatiques. Cette première vague marquerait par ailleurs l’avènement du
NMP en Afrique, dont l’expression est à peu près similaire aux tendances observées dans le
monde (privatisations, réduction du train de vie de l’État, réduction du personnel étatique,
désengagement), et qui traduirait la première étape de l’ère néomanagériale (Pollitt 1990; Savoie
1994; Bezes, 2005).
Une deuxième vague de réformes serait observée dans les années 1990 (Hague et Aziz 1999).
Elle découlerait du constat, à la suite de la mise en œuvre des premiers PAS, de l’inefficacité des
mesures purement quantitatives et économiques. Ce constat mène à un ajustement des objectifs
des programmes de réforme. L’enjeu économique demeure, mais en plus, l’accent est dorénavant
porté sur le renforcement des capacités institutionnelles des administrations publiques dont l’état
de performance est considéré déterminant dans la réalisation des programmes de stabilisation
macroéconomiques. Alors que les réformes de la vague précédente prônaient
l’« amincissement », le retrait ou le démantèlement de l’État9, on assiste au retour du sens de
l’État, du service public, de sa qualité qui devient un indicateur de légitimité publique. Autre
élément notable, les réformes de cette période interviennent dans un contexte d’effervescence et
de mutation sur les plans politique (transitions démocratiques) et institutionnel (changement de
l’environnement institutionnel de l’État avec le partage croissant de ses compétences
décisionnelles et organisationnelles). Le paradigme structurant de l’action publique, qui résume,
d’un point de vue analytique et positif, ces mutations est la gouvernance (Chevallier, 2003; Paye,
2005). C’est aussi à partir de cette période que l’’avatar normatif du paradigme de gouvernance,
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la « bonne gouvernance », est repris par les institutions et les bailleurs de fonds internationaux, et
érigé en standard de conception et d’évaluation des programmes de réforme institutionnelle
(Rapports de la Banque mondiale de 1995 et de 1997.)
Enfin, une troisième vague de réforme serait repérable au début des années 2000. Elle repose sur
une réorientation des finalités des réformes dont l’enjeu serait dorénavant d’accorder la priorité
au service aux citoyens, et d’améliorer l’efficience des administrations publiques. Fait intriguant,
à partir de cette période, on observe une sorte de « rattrapage » des administrations publiques
africaines sur le rythme d’évolution et d’universalisation du NMP. En effet, premièrement, les
mesures prises dans cette troisième vague correspondent à un ensemble de préceptes, de
principes, d’instruments expérimentés dans le monde, principalement dans nombre de pays
occidentaux de l’OCDE, depuis deux décennies : agencification, contractualisation, emphase sur
les résultats et introduction de la Gestion axée sur les résultats (GAR), plus grands recours aux
méthodes de gestion du secteur privé (GRH). De même, on observe également une adhésion des
États africains à des formules de gestion plus récentes relevant de la troisième série du
mouvement néomanagérial : formalisation du contrôle du travail public par la définition
d’indicateurs quantitatifs, recours à la comptabilité analytique et à la gestion prévisionnelle des
effectifs, contrats de performance, introduction de progiciels10, introduction de l’administration
électronique, charte des citoyens, etc. (Bezes, ibid., 2005).
Toutefois, ce schéma chronologique de l’évolution des réformes administratives en Afrique ne
cadre pas toujours avec la réalité historique de la réforme dans de nombreux pays, étant donné le
constant chevauchement, et la permanente imbrication entre les programmes de réforme. Le
développement de la réforme administrative en Afrique n’apparaît pas linéaire. Les
10
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administrations publiques africaines sont régulièrement traversées par plusieurs courants de
réforme simultanés, qui souvent, sont contradictoires (Bezes, 2007 ; Darbon, 2007). On se
retrouve face à une temporalité « confuse » caractérisée par le chevauchement de modèles
antagonistes ou l’activation de modèles anachroniques sous couvert de modernisation et
d’innovation11. D’où l’intérêt d’une approche par catégorie analytique. La perspective adoptée
par Schneider et Heredia (2003) nous apparaît à cet effet fructueuse, car elle présente le mérite
d’échapper à l’enfermement de la précision temporelle. Pour ces auteurs en effet, l’histoire de la
réforme administrative en Afrique et dans les pays du Sud devrait se lire à travers trois catégories
ou trois grandes vagues : les réformes « wébériennes » axées sur fonction publique, les réformes
de « démocratisation » orientées vers la responsabilisation, et les réformes « d’appel au marché »
visant à introduire les normes et principes de gestion du privé dans le secteur public. Le tableau
donne un aperçu historique des projets de réforme administrative mis en œuvre sur le continent
par catégorie analytique.
Tableau 1 : aperçu historique des réformes administratives en Afrique
Réformes Wébériennes Réformes de
démocratisation
Réformes d’appel au marché
- Rationalisation et restructuration des ministères et des agences publics - Rationalisation des conditions de recrutement du personnel étatique - Professionnalisation du service public/Perfectionnement - Décentralisation - Renforcement des capacités institutionnelles - Genre et représentativité - Lutte contre la corruption - Transparence et ouverture - Privatisation - Systèmes de performance - Agencification - Contractualisation et externalisation - Gestion axée sur les
résultats
- Partenariat Public- Privé
- Introduction de la
11 La (re)découverte du modèle PPBS (Planification, Programmation, Budgétisation, Suivi-Évaluation), et sa mise en œuvre dans de nombreux programmes de changement à travers le continent africain apparaît symptomatique de ce phénomène. En effet, la chaîne PPBS est un outil de gestion et de planification budgétaire inventé aux États-Unis dans les années 1970. Considéré comme inefficace, et surtout inefficient, il est abandonné vers la fin de la décennie. Il est alors intrigant de le « ressusciter », en Afrique en particulier, pour des raisons qui justement avaient mené à sa première disparition. Voir Mede pour le cas du Bénin : 2004. Le même raisonnement peut être tenu à l’endroit de la gestion axée sur les résultats qui est étudiée dans des séminaires internationaux sur l’Afrique depuis les années 1970 (voir Odia 1978).
37 du personnel étatique - Rationalisation des systèmes d’information GRH dans le secteur public - Comptabilité analytique - Administration électronique
En somme, bien que riche et variée, la littérature sur la réforme administrative en Afrique est
dominée par les travaux des pays de tradition anglo-saxon, par des considérations clinico-
techniques et fonctionnalistes, et par une approche contingente de l’histoire. A de rares
exceptions, les questions de l’origine et des transferts (Dia 1996; Laking et Normand 2007), de
l’institutionnalisation (Neji 1985), ou de l’historicisation des rapports entre politiques et
fonctionnaires dans la dynamique du changement administratif (Kwaku et Anebo 2012), sont peu
analysées dans la littérature. La pertinence et l’intérêt empiriques, théoriques et analytiques de
notre thèse se révèlent à la lumière de la considération de ces manquements. En plus de viser au
dépassement des limites soulignées dans la littérature théorique générale, la démarche choisie
offre un cadre intégré qui renouvelle de manière originale le regard posé sur la réforme
administrative en Afrique; et plus spécialement, participe à combler le vide abyssal des
connaissances historiographiques sur le Cameroun.