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Section 1. Renouveau et crise de transition : la réforme comme argument stratégique

II. Experts administratifs et diffusion des solutions néomanagériales au Cameroun

II.1. L’expertise internationale

L’expertise nord-américaine apparaît particulièrement sollicitée par les dirigeants camerounais

au début des années 1980. Cette orientation s’inscrit premièrement dans la stratégie de

diversification des relations économiques et institutionnelles avec d’autres pays, entamée sous le

règne d’Ahidjo. En outre, à cette période, les relations entre l’alliée traditionnelle et le Cameroun

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politique qui divise le Cameroun, et le soutien que reçoit Ahidjo dans les médias français

(Bayart, 1986 : 30). Malgré le voyage qu’effectue Paul Biya en France, en février 1985, pour

clarifier les positions, la tension demeure, nourrie au niveau local par une conscience nationaliste

grandissante, et un ressentiment manifeste à l’égard de la France (Bayart, ibid., p. 36). Le temps

semble mûr pour d’autres horizons.

Concernant la réforme administrative précisément, l’ouverture se manifeste envers le Canada et

les États-Unis, qui apportent leur expérience du management public à l’État camerounais.

II.1.1. La coopération technique Canada-Cameroun dans le domaine de la réforme administrative

La création de l’ISMP peut être analysée comme un effet dérivé du changement de la politique

internationale du Canada, en particulier de sa stratégie de développement international qui

connaît un ajustement notable entre 1980 et 1985. En effet, au cours de cette période,

l’Association canadienne de développement international (ACDI) modifie progressivement son

agenda institutionnel, et décide d’accorder davantage d’importance à la formation et aux

ressources humaines. Une des nouvelles priorités, notamment, consiste à favoriser un

développement auto-soutenu des pays bénéficiaires. Entre autres, la coopération technique avec

ces derniers connaît alors une augmentation de projets de renforcement institutionnel, avec un

accent particulier sur le volet humain92.

Considéré au nombre des pays prioritaires93, le Cameroun bénéficie de ce changement. En 1982,

l’ACDI charge l’École nationale d’administration publique du Québec (l’ENAP) de convenir

92 Voir rapports annuels de l’ACDI (1980-1986) ; Revue Annuelle de l’aide (1980-1985).

93 Depuis le début de l’établissement d’une coopération entre les deux pays, l’aide du Canada au Cameroun est parmi les plus importantes du continent. De 1962 à 1985, le montant estimé de l’aide au développement du Canada au Cameroun est estimé à plus de 250 millions de dollars canadiens. Le Cameroun va rester un pays prioritaire pour le Canada pendant plus de trois décennies, jusqu’au milieu des années 1990. Source : Haut-Commissariat 2012.

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d’une entente de coopération institutionnelle, de dimension académique et universitaire modeste,

avec l’ENAM de Yaoundé. La tentative ne prospère guère ; elle ne correspond pas à l’agenda

politique des décideurs camerounais, qui ont d’autres plans. De même, autre raison,

l’interlocuteur principal de l’ACDI, dans ce projet, est l’ENAM, dont la direction française ne

peut parler au nom de l’État camerounais (ENAP, ibid., 1).

En juillet et décembre 1983, l’ACDI confie à l’ENAP deux missions importantes. A l’issue de la

première, le Secrétaire général de l’ENAP rend compte aux autorités de l’ACDI de la vision de

développement institutionnel des dirigeants camerounais. Premièrement, le Cameroun veut

s’attaquer à son personnel d’encadrement à partir du plus haut niveau. Deuxièmement, une

réforme de l’ENAM et de l’administration publique est envisagée. L’implication du Canada est

sollicitée sur les deux options. La première option est retenue.

Lors de la deuxième mission de décembre 1983, le Cameroun remet un projet de décret portant

sur la création d’un institut d’études supérieures en management public (le projet ISMP). En

mars 1984, l’ENAP remet un avis sur le projet à la demande du gouvernement camerounais.

Quelques mois plus tard, en août 1984, l’ENAP et le gouvernement du Cameroun, en accord

avec l’ACDI, conviennent d’un premier plan conjoint d’activités. Puis, en octobre et en

novembre 1984, l’ENAP réalise deux missions institutionnelles officielles de suivi. Enfin, en

juin 1985, une mission conjointe ACDI/ENAP se rend au Cameroun pour compléter la cueillette

des données et convenir des actions à prévoir avec les ministères de la Fonction publique, du

Plan et le Secrétaire général attaché à la présidence. L’ISMP démarre officiellement en

novembre et décembre 1985 (ENAP, ibid.).

Observation notable, la participation et l’implication de la Présidence de la République

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concrétisation du projet ISMP. Ce fait illustre l’effet distributif d’une réforme administrative,

notamment à travers la mise en exergue de l’influence qu’a le degré de hiérarchie d’une réforme

sur sa viabilité. Plus une réforme est portée par le niveau le plus élevé de la hiérarchie, plus elle a

de chances de s’imposer et de se concrétiser.

II.1.2. Circulation des idées managériales et transfert par apprentissage : les leçons de l’Université de Pittsburgh

Dans le processus de fabrique de solutions de réforme administrative, l’importation de solutions

exogènes « clé en mains » limite l’effort et le coût d’innovation que devraient fournir les

décideurs publics dans une situation de création ou de changement institutionnel (Delpeuch

2009). Elle permet aussi de s’attribuer les bénéfices symboliques du modèle, dont le capital de

légitimité est avancé comme référence dans la justification du choix d’émulation.

Une immense littérature s’est intéressée au phénomène de transfert des modèles et politiques

publiques94. Entre autres apports, ces travaux mettent en évidence un nombre de mécanismes et

de facteurs causaux qui opèrent dans le transfert de solutions d’action publique. Les mécanismes

de propagation et d’apprentissage peuvent dans cette optique, servir à l’analyse de la diffusion

des idées néo-managériales au Cameroun au début des années 1980. Également central dans

l’analyse, le rôle des « passeurs » et des « transmetteurs » d’idées permet de cerner de manière

plus précise la dynamique de circulation (Dolowitz et Marsh 1996; 2000).

L’épisode de l’Université de Pittsburgh apparaît fondamental pour la compréhension des

phénomènes évoqués. En effet, à partir de 1980, l’école d’administration publique de cette

institution organise un Séminaire Francophone du Management du Développement Africain

(SFMDA) qui se tient sur cinq sessions jusqu’en 1983. Le séminaire a pour but d’offrir une

formation aux moyens et techniques de management de façon à renforcer l’aptitude personnelle

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des participants à accomplir avec efficacité leurs responsabilités, en leur permettant en retour

d’aider leurs institutions à mieux s’acquitter des tâches et objectifs du développement (Gould et

Katuala 1983). Chaque séminaire comprend quatre modules couverts en dix jours, avec des

journées de cinq heures chacune. Les thèmes retenus des modules sont : le management de

l’information ; le management des ressources humaines ; le management des ressources

financières ; et la planification et le management des projets. Au cours des cinq sessions, le

séminaire accueille plus d’une centaine de participants venant majoritairement de pays africains,

mais aussi d’Haïti, et appartenant à des milieux professionnels divers (projets de développement,

ministères centraux, sociétés parapubliques, secteur privé) (Gould et Katuala ibid.).

Le SFMDA est un véritable laboratoire de propagation, d’apprentissage et d’ouverture de pays

africains au management public dont les préceptes sont importés par les représentants des pays

participants dans leurs administrations nationales respectives, et deviennent des guides du

changement administratif. En ce qui concerne le Cameroun, le Séminaire est le premier moment

de rencontre avec le courant réformiste du management nord-américain95. De retour au pays, ces

derniers se montrent enthousiastes à l’idée de partager, et de faire profiter l’administration

publique camerounaise du fruit de leur apprentissage96. Ces participants jouent le rôle de

95 En effet, l’expérimentation et la découverte du management sont plus anciennes au Cameroun. Le management public fait son entrée dans ce pays au début des années 1970, dans le cadre des stages en Organisation et méthodes. Toutefois, il existe une différence doctrinale et technique entre la conception du management propre au modèle OM, et celle enseignée dans le cadre du SFDMA. Plus précisément, la première relève davantage de l’école classique du management et de l’Organisation scientifique du travail, alors que la seconde est plus proche du management systémique et du courant réformiste, le NMP, qui est alors en cours de diffusion à vaste échelle dans de nombreux pays à travers le monde. De plus, il convient de relever que la grande majorité des experts chargés de l’animation des stages OM sont de nationalité française. De même, le SCOM du Cameroun est une antenne régionale du SCOM de la France, et un produit de la coopération bilatérale et technique entre les deux pays. Par conséquent, le référentiel du MOM au Cameroun est surtout inspiré de l’école de la gestion française, avec, entre autres, pour maître Henri Fayol.

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Peu de traces officielles ont été conservées de ce passage, en dehors de deux lettres envoyées le 16 novembre 1981 par David Gould, directeur du séminaire au ministre camerounais de l’IGERA. Le but de la correspondance était d’attester de la participation effective des représentants camerounais (Manga Mengue Pascal et Atangana-Fuda Christophe) au séminaire de 1981, et d’annoncer la date de la session suivante.

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« passeur » et de « transmetteur » des idées managériales. Il n’est pas gratuit, dans cet ordre,

d’affirmer qu’ils jouent un rôle déterminant par la suite, dans la décision du Cameroun, en

recherche d’une solution alternative d’organisation et de gestion administrative, de se tourner

vers l’école canadienne de management public97.

En définitive, l’expérience de Pittsburgh, tout comme l’aide de l’ACDI/ENAP, se sont révélées

décisives pour l’introduction du Nouveau Management Public au Cameroun. La portée

instituante de l’ISMP est étudiée davantage dans une section ultérieure.

Bien que mince, une mobilisation d’experts camerounais en faveur de la Nouvelle Gestion

Publique est organisée au niveau local. Nous nous intéresserons en particulier aux modalités de

leur contribution qui passe par la mise en sens de l’enjeu d’une conception renouvelée de la

gestion publique dans l’arène médiatique.

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