Section 1. Gestion de l’héritage colonial et consolidation étatique : les conditions historiques d’émergence
I. L’administration coloniale au Cameroun
I.2. Le Cameroun sous administration française
I.2.2. La période de tutelle : 1946-1960
Après la seconde guerre mondiale, l’Organisation des Nations Unies (ONU), qui remplace la
SDN, maintient le contrôle du territoire camerounais par la France et l’Angleterre. Cependant, le
régime juridique de la gestion du pays change, afin de mieux correspondre aux valeurs et à la
dynamique du nouvel ordre international, dont les principes sont codifiés dans la Charte de
l’Organisation signée à San Francisco, le 26 juin 1945. Le 13 décembre 1946, le Cameroun passe
du statut de territoire sous mandat à celui de territoire sous tutelle (Le Vine 1984).
Le régime de tutelle désigne un ensemble de dispositions et d’obligations juridiques encadrant
l’administration de territoires, anciennement sous mandat international, par les puissances
occupantes. Il a pour finalité de favoriser, sous le contrôle de l’ONU, le progrès économique et
social des territoires occupés, d’y garantir le respect des droits et libertés fondamentales, et de les
mener progressivement à l’autonomie interne, et à l’indépendance (Charte des Nations Unies,
chapitre XII, article 75 à 85). La période de tutelle marque une amélioration notable des
conditions de vie, et du respect des libertés fondamentales dans le Cameroun « français ».
Au niveau économique, un Plan d’équipement et de modernisation des territoires d’outre-mer est
adopté par la France en 1946. Prévu pour une période de 10 ans, le Plan a pour but le
développement économique des territoires concernés, à travers l’accroissement de la production
de richesses (Coquery-Vidrovitch 1976). Au Cameroun, divers travaux d’intérêt général sont
alors entrepris, notamment dans les domaines de l’urbanisme, de la santé, de l’hygiène, de
sanctions physiques (châtiments corporels) (Merle 2002; 2004). Le régime de l’indigénat est instauré au Cameroun en 1924 (Dareste 1931, 502-512).
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l’enseignement, des voies de communication. Les secteurs des mines, de l’énergie et de
l’agriculture reçoivent également une nouvelle impulsion, et connaissent un début, ou une
accélération d’industrialisation (Temgoua et Saha, ibid., 93).
Le domaine politico-institutionnel connaît également une transformation marquante.
Premièrement, le Code de l’indigénat est aboli par un décret du 30 avril 1946 (Manière 2007).
Un système juridictionnel unique est adopté, et les Camerounais sont dorénavant soumis au droit
pénal Français. De même, les libertés fondamentales sont (r)établies. Un décret du 11 avril 1946
introduit au Cameroun les lois métropolitaines de 1881 (liberté de réunion), de 1901 (liberté
d'association). La liberté syndicale est reconnue par un décret du 7 août 1944 (Gonidec, ibid.,
605).
Cette évolution ouvre la voie à l’émergence d’une vie politique plus institutionnalisée qui se
traduit, notamment, par l’apparition de partis politiques. D’abord, des partis politiques français
voient le jour, tentatives de partis métropolitains de créer des branches locales au Cameroun (il
s’agit de la Société Française de l’Internationale Ouvrière (SFIO), et du Rassemblement du
Peuple Français du Général de Gaulle (RPF)). Ensuite, apparaissent des partis politiques
spécifiquement camerounais (Rassemblement du Peuple Camerounais (RACAM) en 1947,
Union des Populations du Cameroun (UPC), le 10 avril 1948. Enfin, dans la foulée des
évolutions politco-insitutionnelles, notons la création d’assemblées représentatives et
législatives. Il s’agit en premier de l’Assemblée Représentative du Cameroun (ARCAM), créée
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l’ARCAM le 30 mars 195239. L’autonomie partielle est atteinte le 16 avril 1957, et la pleine
autonomie, le 30 décembre 1958 (Temgoua et Saha, ibid., 95; Deltombe et al. 2016).
Enfin, concluons cette analyse de la période de la tutelle française au Cameroun par une note sur
la tentative de création d’une bureaucratie locale, constituée de fonctionnaires camerounais,
amorcée à travers la création de « cadres administratifs locaux » (CAL). L’institution des CAL
contribue à l’émergence d’une noblesse indigène d’État, empruntant certains traits au système de
recrutement de l’élite administrative française. Les conditions d’accès aux cadres administratifs
sont rigoureusement définies par un cadre légal qui comporte des exigences générales et des
exigences sectorielles. Les exigences générales concernent la limite d’âge (entre 16 et 30 ans);
l’éducation (posséder un diplôme d’une école d’administration (l’EPS)40; l’aptitude à exercer
l’emploi sollicité; et un dossier de candidature comprenant un certificat de bonne vie et de
mœurs délivré par le chef de circonscription de résidence du postulant, et un certificat médical
attestant la bonne condition physique de ce dernier et établi par un médecin appartenant à
l’administration civile ou aux troupes coloniales (Onana, ibid., 71). Les conditions sectorielles,
quant à elles, sont fonction du domaine de spécialisation des « services publics » coloniaux
existants (enseignement, télécommunications, santé, etc.).
Cette évolution est une des conséquences du décret d’application de la loi-cadre41 du 16 avril
1957, qui accorde une autonomie interne au Cameroun. Un des objectifs sous-jacents du décret
39 Source : Assemblée Nationale du Cameroun. Lien : http://www.assnat.cm/index.php/fr/l-assemblee-
nationale/histoire-parlementaire. L’ATCAM est, à son tour, remplacée par l’Assemblée Législative du Cameroun (l’ALCAM), le 9 mai 1957 (Le Vine et Nye 1974, 136).
40 L’Ecole Primaire Supérieure (EPS) est une structure de formation créée en décembre 1938 par l’administration coloniale française. L’EPS offre la possibilité à des camerounais d’accéder à des postes dans l’administration, après 3 années de formation. L’admission à l’école d’administration, l’EPS, se fait, elle-même, par voie de concours et est soumise également à un régime légal strict (Kuoh 1990, 33 ; Onana, ibid., 71).
41 La loi-cadre no 56-619, signée le 23 juin 1956, encore appelée Loi Gaston Defferre, matérialise l’engagement du Gouvernement français à accompagner les peuples des territoires relevant de son empire, vers l’autonomie et
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est de favoriser l’accélération de l’« africanisation » de l’administration au Cameroun, gage de
son autonomie42. Le décret précise en particulier les compétences respectives de la France et du
Cameroun dans l’administration et la gestion de ce dernier. Il prévoit également la juxtaposition
de services publics français et de services publics camerounais. Cependant, bien que limitées, les
attributions de la France demeurent énormes, aussi bien sur le plan international que sur le plan
interne (Gonidec, ibid., 614). Par conséquent, si l’autonomie semble garantie sur le plan
politique, avec la création d’assemblées représentatives et d’un gouvernement camerounais
relativement indépendants, la réalité s’avère plus complexe sur le plan administratif. Les
institutions camerounaises ne disposent pas de compétences administratives générales
(Gaudemet 1958, 51).
En effet, en raison de ses obligations de tutelle, la France conserve de multiples services publics
au Cameroun. En application du nouveau principe des compétences partagées, le personnel qui y
est employé est majoritairement de nationalité française, même s’il est prévu la mise à
disposition de fonctionnaires de cadres camerounais (décret du 16 avril, art. 52, no.3). Or, étant
donné la pratique de discrimination systématique qui prévaut dans l’administration (les locaux
sont exclusivement employés à des postes subalternes), il existe une pénurie de fonctionnaires
camerounais instruits et spécialisés, pouvant exercer dans la haute administration. Pour pallier
aux besoins, des cadres de complément sont créés, du personnel est détaché de la métropole, le
personnel non titularisé est recruté (Gonidec, ibid., 615).
l’évolution. Elle comporte, notamment, un programme de réformes à mettre en place. Voir Defferre 1980; Ashford 1983.
42 Le mouvement est d’ailleurs amorcé avant le décret de 1957, à partir de 1955 et 1956. Le décret n° 56-1228 du 3 décembre 1956 est très explicite à cet égard. Il prévoit que désormais 66 % des postes vacants des cadres d'État seront réservés aux originaires des territoires d'Outre-Mer et des territoires associés. En outre, en ce qui concerne les cadres territoriaux, les autorités décentralisées ont pleinement compétence pour prendre toutes les mesures qu'elles jugeraient nécessaires pour les africaniser. Leur organisation et leur statut ne dépendent que d'elles seules (art. 11- 8°). Elles doivent cependant respecter le principe de non-discrimination (Gonidec, ibid., p. 614-615).
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Conséquence de la double limitation statutaire et historique évoquée, à la fin de la période de
tutelle, les fonctionnaires d’origine métropolitaine sont prépondérants au Cameroun.
Premièrement, ils occupent les postes des services publics de la République Française, qui y sont
majoritaires. Deuxièmement, compte tenu de la sous-qualification générale des fonctionnaires
camerounais, ou du nombre très réduit de fonctionnaires compétents et spécialisés, il n’existe,
d’une part, que très peu de camerounais qui sont employés par les services français, et d’autre
part, les fonctionnaires européens sont également détachés dans les services publics
camerounais, en particulier dans les échelons supérieurs de l’administration. Les conseillers de
ministres, les directeurs, les chefs de services, les agents techniques, et même les dactylographes
sont d’origine française (Gaudimet ibid., 56). Il apparaît difficile dans ces conditions de parler
d’autonomie ; tout comme l’objectif d’« africanisation » apparaît davantage symbolique que réel.
Les mesures de bureaucratisation et de professionnalisation de l’administration camerounaise
prises après les indépendances, apparaissent comme des réponses des autorités camerounaises à
ce déficit. La situation est similaire, de ce point de vue, dans le territoire anglais.