Section 1. Renouveau et crise de transition : la réforme comme argument stratégique
I. Avènement du « Renouveau » et redistribution des cartes du jeu politique : « Réformer pour exister »
L’arrivée au pouvoir de Paul Biya en novembre 1982 marque le début d’une nouvelle ère de la
vie politique camerounaise. Si l’alternance se fait en douceur, la période de transition s’avère
davantage difficile, en raison du conflit qui naît entre le nouveau Président, et son prédécesseur,
Ahmadou Ahidjo. Une crise politique s’installe au sommet de l’État qui mène à la redéfinition
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I.1. Naissance de la deuxième République Camerounaise : le début de l’ère Biya
L’installation en novembre 1982, aux commandes de l’État, de Paul Biya représente un épisode
révélateur des caractéristiques du système de gouvernance camerounais: ordonnancement du jeu
politique par la volonté d’un seul homme, en l’occurrence le chef de l’État ; appropriation des
ressources étatiques à des fins personnelles ; institutionnalisation de ces deux premiers principes
par la formalisation des larges prérogatives reconnues au chef de l’État ; constitution et
autonomisation d’une classe hégémonique de domination ne reposant pas uniquement sur des
ressorts ethno-tribaux (Médard 1977 ; Bayart 1984). Par conséquent, l’alternance au sommet de
l’État camerounais, en 1982, peut s’analyser comme une manœuvre de la classe dirigeante visant
à assurer la perpétuation du système établi de domination politique (Sindjoun 1999; Awono
2011). De fait, elle traduit simplement la volonté de l’ancien président d’imposer son protégé
politique. Pour ce faire, Ahmadou Ahidjo emprunte la voie légaliste et formelle. D’abord, par un
amendement constitutionnel pris en 1979, le système de gestion de la vacance du pouvoir connait
un changement. Jusque-là, il était prévu une période d’intérim assurée par le président de
l’Assemblée nationale, une élection devant être organisée au plus tard cinquante jours après la
constatation de la vacance du pouvoir. La modification de 1979 introduit un système de
« dauphinat ». Elle fait du Premier ministre le successeur constitutionnel direct du Président, en
cas de vacance du pouvoir (Pigeaud ibid., 27). Ainsi, la succession de Paul Biya est un
évènement normal au regard des règles du jeu politico-institutionnel camerounais dont les lignes
demeurent dictées par le maître de jeu dominant : Ahmadou Ahidjo.
Pourtant, en dépit du fait qu’elle semble avoir été planifiée, et qu’elle soit normalisée par la
structure du jeu politique, l’alternance présidentielle de 1982 crée une profonde surprise dans
l’opinion publique, nationale et internationale. Et ce, à un double titre. Premièrement, la
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aucun signal avant-coureur extérieur. Compte tenu du fort attachement de l’ancien chef d’État au
pouvoir, qu’il a exercé de manière autoritaire, presque sans partage pendant plus de deux
décennies, il apparait incompréhensible qu’il s’en sépare aussi subitement, d’autant plus que les
efforts de sa politique de développement commencent à porter pleinement fruit89.
Deuxièmement, l’épisode de la première alternance présidentielle de l’histoire du Cameroun se
révèle encore plus singulier par le profil du nouveau président. En fait, cette singularité trouve
son fondement moins dans l’origine ethnique de Paul Biya (qui vient du Sud, confirmant
l’hypothèse d’une classe dominante de partage : Ngayap 1983), que des qualités et
caractéristiques attribuées à ce dernier : il est réputé compétent, mais effacé, discret, presque
inconnu du peuple (Pigeaud 2011, 32-33). Le regard était porté davantage sur des caciques du
régime, fidèles collaborateurs du président Ahidjo, et figures connues du public : Ayissi
Mvondo, Samuel Eboua, Adamou Ndam Njoya (Matei 2009, 134).
Arrivé au pouvoir, Paul Biya entend saisir le coche de l’histoire et se montrer à la hauteur des
attentes de ses concitoyens. Tout en affirmant vouloir poursuivre l’œuvre de son prédécesseur,
Biya place son mandat sous le signe du « Renouveau », symbole de pouvoir autant que projet de
société dont les trois piliers sont : rigueur dans la gestion économique, moralisation des
comportements, décentralisation ou décongestion de l’État (Okala 1996, 13). Dans la continuité
de l’ancien régime, Biya fait de l’administration publique une de ses cibles préférées. Il mène la
charge de manière systématique dans ses discours des premières années, « psalmodiant en toute
occasion et en tout lieu les mêmes mots, martelant les mêmes thèmes » (Mattei ibid., 229-230),
89 En 1982, au moment où le Président Paul BIYA accède à la magistrature suprême, le Cameroun a une économie jugée « saine ». Le revenu par tête est l’un des plus élevés d’Afrique noire et situe le pays au rang des pays à revenu intermédiaire. La croissance annuelle du Produit Intérieur Brut (PIB), qui stagnait à 2% dans les années 70, passe à 10% au début des années 80 pour se stabiliser à partir de 1982, aux alentours de 7%. Le pétrole représente alors environ 63% du total des exportations, suivi par le cacao et le café. Le modèle de croissance camerounais est présenté comme un exemple en Afrique (MINEPAT 2012, 2).
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énumérant de manière liturgique les maux et tares de l’administration. En revanche, en dehors de
mesures à caractère social, encore une fois inspirées de la politique de l’ancien président, qui
reposent sur la redistribution des effets de la croissance, le projet du « Renouveau » a toute
l’apparence d’une coquille vide, et peine à matérialiser les valeurs qu’il promeut. A la suite
d’évènements décisifs, il va toutefois acquérir une certaine signification en instaurant sur les
plans politique et institutionnel, la volonté de changement.
I.2. Crise de succession et affirmation d’un leadership de rupture
Passés l’enthousiasme et l’euphorie des premiers mois de son arrivée à la tête de l’État, le
nouveau président se trouve confronté à un obstacle important : l’ancien PR, Ahmadou Ahidjo,
qui est demeuré chef du parti unique, l’UNC, depuis 1966 essaie de reprendre le contrôle du
pouvoir. Ce revirement donne naissance à un conflit de légitimité entre les deux hommes
politiques, et à une crise institutionnelle et politique dont le point culminant est atteint avec l’exil
de l’ancien chef d’État en France, le 19 juillet 1983, sa condamnation à mort par contumace à la
fin de février 1984, et la tentative de coup d’État du 06 avril 1984. Nous ne reviendrons pas dans
cette recherche sur les contours, les enjeux et les épisodes de cette crise qui sont très bien
documentés ailleurs (voir Biyiti 1984 ; Emvana 2005 ; Bouopda 2007 ; Mattei 2009 ; Pigeaud
2011). Relevons néanmoins que le dénouement de cette crise s’avère lourd d’impact pour
l’évolution politique et institutionnelle du Cameroun. Et ce, d’au moins deux manières :
premièrement, en renforçant le rôle présidentiel puis, en cristallisant l’option de gouvernance par
rupture du nouveau chef d’État.
C’est dans ce sens que Luc Sindjoun relève avec grande pertinence :
« La crise de la succession présidentielle est une crise salvatrice pour Paul Biya en ce sens qu’elle lui permet de s’affirmer comme président à part entière, comme maître d’œuvre du partage des dépouilles, de distribution des biens matériels et symboliques. Son succès est en partie dû à sa position institutionnelle. La crise de succession apparaît
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alors comme une conjoncture critique de mise à l’épreuve et de démonstration de la supériorité du rôle présidentiel. Elle est un contexte de matérialisation de la politique de puissance présidentielle, c'est-à-dire d’optimisation par un acteur, des attributs et profits liés à sa position institutionnelle (Présidence de la république), en vue de la structuration du champ politique en sa faveur. » (1996, 11)
Il est possible de constater ici l’influence de la structure du jeu politique sur les stratégies et les
modalités d’action des acteurs en compétition, aussi bien tout au long du conflit qu’après son
dénouement. En effet, les ressources dont usent les différents protagonistes de la crise sont liées
à leur position institutionnelle : pour Ahmadou Ahidjo, c’est le parti unique et l’idéologie de la
continuité ; pour Paul Biya, c’est l’État, et l’idéologie du changement (Sindjoun 1999, 78). De
même, le statut du chef de l’État apparaît déterminant pour sa survie politique, car c’est par le
biais des ressources matérielles et institutionnelles associées à sa fonction présidentielle que Paul
Biya entreprend d’affirmer sa démarcation de l’ancien président.
Pour consolider son emprise et asseoir sa légitimité politique, le nouveau chef d’État prend
nombre de décisions dont trois se révèlent décisives. Premièrement, le 14 septembre 1983, lors
du deuxième congrès extraordinaire du parti, il se fait élire président national de l’UNC90, dont il
fait changer le nom, deux ans plus tard au quatrième congrès ordinaire de Bamenda, tenu en mars
1985. L’UNC devient le Rassemblement Démocratique du Peuple Camerounais (RDPC).
Deuxièmement, dans le but de donner une base populaire à sa légitimité, qui est strictement
légale et institutionnelle, Paul Biya organise des élections présidentielles anticipées91, le 24
janvier 1984, au terme desquelles il sort vainqueur avec un résultat sans appel de 99.98% (Mack-
Kit 2007). Des élections sont à nouveau organisées en 1988. Biya, à nouveau candidat unique,
sort également largement vainqueur de cette consultation nationale. Enfin, après ces dernières
élections, conforté par sa victoire écrasante, le chef d’État procède au renouvellement de la
90 Il en est, jusque-là, le vice-président.
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classe gouvernante (16 mai 1988). Les « barons » du Nord, anciens alliés et fidèles de l’ancien
chef d’État, sont remplacés par des « barons » betis, ethnie d’origine du chef de l’État. Une
nouvelle configuration gouvernante se met en place au Cameroun qui voit la domination d’un
groupe ethnique, les betis, sur l’échiquier politico-institutionnel national (Takougang 1993, 95-
96 ; Krieger 2015, 113). Le socle de la politique d’alliance hégémonique transethnique du
président Ahidjo semble définitivement passé à l’histoire.
Sur le plan institutionnel et administratif, de nombreux changements sont également opérés
pendant la période de transition. Les réformes mises en place, qui participent de la construction
de l’identité stratégique de leadership de rupture du président, sont présentées dans la section
suivante consacrée au répertoire. Avant cela, analysons la dynamique des experts qui participent
de la circulation des solutions d’action publiques adoptées par le gouvernement camerounais
durant la deuxième séquence.