Section 1. Renouveau et crise de transition : la réforme comme argument stratégique
II. Experts administratifs et diffusion des solutions néomanagériales au Cameroun
II.2. Les acteurs locaux de la diffusion de l’enjeu managérial au Cameroun
Étape déterminante de la carrière d’une politique publique, la publicisation définit le processus
par lequel un problème social, ou une situation considérée problématique par une catégorie
d’acteurs, est porté à l’attention des décideurs publics, les invitant à une prise en charge
appropriée (Hassenteufel 2010). Une des modalités particulières de ce processus est la visibilité
97 Christophe Atangana-Fuda, par exemple, occupe une position lui permettant d’influencer les décisions en matière de réforme. Il est Chef de la Division de la Réforme Administrative au Cameroun. Cette division joue un rôle actif dans le projet de création de l’ISMP qui a pour but d’institutionnaliser le management public au Cameroun. De même, bien que nous ne disposions pas de rapport officiel concernant la participation camerounaise au SFDMA, le témoignage d’acteurs majeurs de l’administration publique au Cameroun, recueilli lors d’entrevues, s’est avéré fort éclairant. L’un d’eux, Abate Messanga André, actuel Directeur Adjoint de l’ENAM, qui nous a avoué avoir fait partie de l’équipe camerounaise à Pittsburgh (mais nous n’avons pu le confirmer par une lettre formelle à l’instar des deux autres), a également confirmé le rôle décisif de cette expérience dans le choix du Cameroun du management nord-américain. Selon ses termes, les représentants camerounais furent « émerveillés » par le management nord- américain et s’engagèrent activement à sa diffusion dès leur retour. Autre détail anecdotique, c’est majoritairement en raison de la langue que le Canada, en particulier le Québec (francophone), aurait été préféré aux États-Unis comme partenaire institutionnel de réforme administrative. Source : entretien.
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du problème dans des « arènes » publiques98 (Cobb et Elder 1983 ; David et Cobb 1994 ;
Hassenteufel 2008 : 46). L’arène médiatique, qui est considérée par un grand nombre d’auteurs,
comme un mécanisme central de la sélection et de l’inscription à l’agenda d’un problème défini,
est étudiée ici comme modalité d’influence et de mise en relation des experts camerounais avec
les décideurs publics (Hillgartner et Bosk 1988 ; Garraud 1990 ; Champagne 1991; Charron
1995; Kingdon 1995; Cefaï 1996 ; Derville 2007).
Tout d’abord, il convient de dire que l’arène médiatique, comme toute arène, possède des
principes de fonctionnement spécifiques (Hassenteufel 2008, 46). Notamment, il importe de tenir
compte de la logique et de la structure du champ médiatique camerounais (Mc Comb et Shaw
1972). Le quotidien Cameroun Tribune (CT) qui sert de voie d’expression aux acteurs étudiés,
détient un monopole quasi exclusif de l’espace médiatique camerounais pour la période définie
de la séquence, et a, en outre, le statut de presse officielle de l’État. Depuis sa création en 1974,
des exemplaires de CT sont distribués à la majorité des cadres et haut-cadres de l’ensemble des
administrations publiques camerounaises tous les matins. Ainsi, par nécessité objective (du fait
de la clôture de l’espace public et médiatique, ou de la limitation des possibilités de mobilisation
collective (contexte de parti unique), ou par intention stratégique, CT constitue un moyen certain
d’attirer l’attention des décideurs publics, ou de porter à l’attention de l’opinion publique une
question particulière.
En plus d’étudier les contributions spécifiques des acteurs évoqués, une analyse systématique de
tous les numéros publiés pendant la séquence permet de mettre en exergue la visibilité de la
question de la réforme administrative parmi les sujets potentiels d’attention publique. Les deux
98 Concept central des théories constructivistes de la mise à l’agenda, une arène publique peut se définir comme un espace de négociation, de délibération, de mise en exergue de situations problématiques, marqué par l’état des rapports de force et les conflits d’intérêts : Hilgartner et Bosk 1988 ; Cefaï 1996. Hassenteufel distingue trois types d’arènes : les arènes médiatiques, les arènes d’expression collective, et les arènes institutionnelles (2008, 46).
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tableaux qui suivent présentent, pour le premier, des données sur la visibilité de la réforme
administrative dans l’agenda médiatique au Cameroun entre 1981 et 1989 ; et pour le second, la
construction de l’importance d’une adhésion du Cameroun aux principes de la Nouvelle Gestion
Publique.
Tableau III : Visibilité de la réforme administrative dans la Presse écrite au Cameroun entre 1981-1989
Texte de loi Management Organisation et
Méthodes Dynamique administrative : modernisation, développement, Renouveau Total Nombre d’articles 1 7 7 12 27 Style narratif/source Officiel/Gouvernement Argumentatif- Descriptif/Experts indépendants Compte- rendu/Gouvernement Divers
D’un point de vue diachronique, dans la seconde configuration de l’étude (1981-1989), la
question administrative bénéficie d’un traitement relativement important, du moins en
comparaison à la première, où à l’exception des discours présidentiels (qui n’ont pas été pris en
compte dans le décompte), l’enjeu de l’administration, et de la réforme administrative
n’apparaissent que très rarement dans la ligne éditoriale. La plus grande visibilité conférée à la
problématique du changement administratif peut s’interpréter comme un indicateur du
réformisme de rupture dont se veut porteur le nouveau régime. La multiplication des initiatives et
des activités législatives, institutionnelles, organisationnelles, et surtout leur publicisation,
témoignent de la prise en charge officielle des problèmes de l’administration qui sont considérés,
par l’opinion publique, comme un des principaux maux du Cameroun. Elles visent à rendre
compte de l’engagement des décideurs politiques à concrétiser les promesses du Renouveau, et à
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D’un point de vue synchronique, l’examen des thèmes des articles liés à la réforme se révèle tout
aussi édifiante. Premièrement, on constate la coexistence de deux répertoires de réforme sur le
marché du changement administratif au Cameroun : le répertoire (néo)managérial et le répertoire
OM. Plus intriguant, la périodicité de publication des articles relatifs à ces questions qui
confirme, par ailleurs, l’idée de coexistence et de sédimentation développée plus loin. Les textes
dédiés à l’OM, qui sont en fait des comptes-rendus de stages de sensibilisation et de séminaires
de formation, sont publiés entre 1986-1988, soit précisément après la création de l’ISMP, et
l’adhésion officielle du Cameroun à l’école du management public nord-américain. Enfin, la
majorité des articles consacrés au management sont écrits entre 1981-1984, ce qui également
confirme notre hypothèse de l’existence de circuits locaux de diffusion et de propagation qui
accompagnent la dynamique managériale au Cameroun. Le tableau suivant en offre une
description.
Tableau IV : mise en récit de l’enjeu managérial dans la presse écrite au Cameroun : 1981- 1989
Auteurs et texte Date Style narratif Courant doctrinal Statut de
l’auteur Espace éditorial
Gilbert Richard Mbala : « Le management : un outil de gestion ou un état d’esprit ? » 17 février 1981 Descriptif/informationnel Management classique
Consultant Tribune libre
Amadou Vamoulké : « Le management pour quoi faire ? » 6 février 1982 Plaidoirie Management classique Haut fonctionnaire Compte-rendu Gilbert Richard Mbala :
« Management : les cadres camerounais sont-ils concernés ? »
8 juillet
1982 Plaidoirie Management classique Consultant Tribune libre
Louis Ambellie :
« Mission marketing et style managérial de l’Etat : enjeu pour le Renouveau national » (1 et 2) 11 et 12 juillet 1984 Plaidoirie Nouveau Management public
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Il ressort de l’examen du tableau une certaine convergence entre les textes étudiés, tant en ce qui
concerne le style narratif employé qu’au regard du statut professionnel des auteurs. Dans la
grande majorité, les articles présentent un plaidoyer, argumentent en faveur de l’adoption du
management comme modèle organisationnel, aussi bien dans les entreprises du secteur public et
privé, que dans les administrations publiques camerounaises. L’espace d’expression apparaît
révélateur, à cet égard, du genre discursif choisi par les auteurs. Ils écrivent dans la section
« Tribune libre », réservée à la liberté d’opinion des lecteurs. De même, à l’exception d’Amadou
Vamoulké, les auteurs sont universitaires et experts indépendants. Gilbert Mbala est chargé de
cours à l’Université de Lyon I et consultant en management, alors que Louis Ambellie, docteur
en gestion, commence sa carrière universitaire. Ils possèdent les marqueurs symboliques de
certification : formation à l’étranger, crédibilité professionnelle, scientificité, expertise. Ils
peuvent se prévaloir d’un capital cognitif qu’ils utilisent comme ressource d’influence et d’aide à
la décision.
Le point fondamental de division des auteurs réside dans la différence des référentiels qui révèle
la tension cognitive, décrite plus haut, caractérisant les processus de réforme en Afrique. En
effet, les contributions de Richard Mbala et d’Amadou Vamoulké ont pour référence le
management traditionnel, et plaident pour la mise en œuvre de principes, instruments, et
méthodes inspirés des théories classiques du management : H. Fayol, F. W. Taylor, M.P. Follet,
L.F. Urwick. La définition, très Mintzbergienne, que donne Gilbert Mbala est assez évocatrice à
cet égard : « le management est la mise en œuvre et la coordination des fonctions et des
personnes qui remplissent ces fonctions de façon à atteindre un but donné » (1981, 11).
Néanmoins, les préconisations que donnent les auteurs apparaissent marquées par la gestion
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organisationnelles, et la minimisation des coûts de l’organisation. Ils rejoignent, à ce titre, le
dernier auteur.
En effet, très avant-gardistes, les réflexions de Louis Ambellie s’inscrivent davantage dans la
mouvance du NMP, alors en plein essor dans le monde. Surfant sur la vague d’opportunité
politique du moment, l’auteur propose de redéfinir l’organisation et la gestion des
administrations du Renouveau national selon les préceptes du marché : marketing des services
publics (amélioration de la stratégie de communication, étude des besoins des citoyens) ;
compétition ; décentralisation ; principe du citoyen-consommateur ; innovation ; approche
commerciale des services publics. Sans doute jugés trop révolutionnaires pour l’époque, ces
principes ne commencent à être pris en compte dans la pensée de la réforme administrative que
vers la fin des années 1990. La création de l’ISMP va toutefois représenter un acte d’innovation
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