Section 2 : La rationalisation organisationnelle comme répertoire du changement administratif au Cameroun
I. La rationalisation des conditions d’emploi du personnel étatique au Cameroun : entre mimétisme et stratégies
I.1. Les bases de l’administration légal-rationnelle au Cameroun : le statut général de la Fonction publique
Au Cameroun, un nouveau statut général de la fonction publique est adopté au début de
l’indépendance51. Très semblable au statut en vigueur dans le système français, et aux textes de
loi antérieurs52, il fait également référence aux principes généraux adoptés dans les autres
anciennes possessions de l’empire colonial français (Bockel, ibid., 30) : premièrement, la
structure de la fonction publique s’articule autour des notions classiques de catégorie, de corps,
de cadre, de grade, de classe et d’échelon. Bockel nous dit à ce sujet :
« Tous les agents placés dans cette vaste grille sont en mesure d’assurer le développement d’une carrière consacrée au service de l’État. Cette carrière se déroule normalement à l’intérieur du cadre, qui correspond ainsi à peu près à la notion française de corps. Ce cadre regroupe tous les emplois de nature identique ou similaire. Les cadres sont normalement propres aux différents ministères, mais sous réserve de quelques cadres interministériels, comme celui des administrateurs civils, dont la raison d’être est d’assurer une certaine mobilité de la haute fonction publique. Le corps qui n’existe pas partout, n’est, en fait, que le regroupement de quelques cadres à l’intérieur d’une administration spécialisée (Les Postes et Télécommunications, par exemple) ». (Bockel, ibid., 30).
51 Le nouveau Statut est constitué par la Loi 62.8 du 11 juillet 1962 (JOC du 1er septembre 1962), puis par le décret 63.1 du 09 janvier 1963 (JOC du 15 janvier 1963). Le statut est considéré comme domaine réservé du législateur, ainsi que le consacre explicitement la Constitution du 04 mars 1960 (art. 23). Le Statut est à nouveau révisé par le décret du 3 février 1966 pour la Fonction Publique Fédérale, puis modifié à nouveau par le décret du 10 juin 1968. (Bockel 1971, 30).
52
En fait, le mouvement de formalisation décrit ici est initié pendant la colonisation. Limité aux cadres locaux indigènes, il s’amplifie pendant les dernières années de l’indépendance. Entre 1920 et 1966, année de publication du premier statut général de la fonction publique de l’État camerounais libre, les textes suivant sont adoptés :
- 1921 : actes du Commissaire français organisant les cadres locaux européens et les cadres indigènes ; - Arrêté de 1943 portant réglementation statut applicable au personnel indigène auxiliaire permanent, à solde
mensuelle.
- Arrêté no 336 du 19 janvier 1953 fixant le statut général des cadres supérieurs et locaux du Cameroun (JOC du 28 janvier 1953, Ondoa 2014, 148-157).
- Loi no 58-84 du 22 juillet 1958 fixant le statut général des fonctionnaires de l’État du Cameroun (JOC du 8 août 1958, Ondoa ibid., 1047-1058).
- Ordonnance no 59-70 du 27 novembre 1959 fixant le statut général des fonctionnaires de l’Etat du Cameroun (JOC 1959, Ondoa ibid., 1703).
104
De même, les garanties habituelles sont accordées aux candidats à la fonction publique et aux
agents en place en matière de recrutement et d’avancement, qui sauvegardent cependant les
prérogatives de l’autorité hiérarchique (Bockel, idem., p. 30). C’est ainsi que le recrutement se
fait en principe par la voie du double concours, externe et interne, dont la réglementation
présente théoriquement les mêmes garanties qu’en France (Chapitres 1et 2, Statut Général de la
Fonction Publique Fédérale de 1968).
Enfin, le statut de la fonction publique contient un certain nombre de prescriptions relatives à la
gestion de la carrière (Chapitre 3), ainsi qu’aux droits et obligations des fonctionnaires : on y
retrouve les obligations « classiques », relatives à l’obéissance, à la discrétion professionnelle, au
désintéressement, énoncées dans des termes souvent identiques à ceux qui figurent dans le statut
général français de 1959. Il en va de même des droits : droit à la protection, liberté syndicale,
liberté d’opinion ; cette dernière, non expressément formulée, résulte implicitement d’un texte
relatif au dossier individuel où il est interdit de faire figurer une mention « faisant état des
opinions politiques, philosophiques, religieuses de l’intéressé », ou encore de « son appartenance
ou de sa non-appartenance à une organisation syndicale ou à un parti politique » (Titre IV,
articles 31-37, Statut de 1966).
Le cadre formel de l’emploi public, dont se dote le Cameroun au lendemain de son accès à
l’indépendance, se caractérise par une absence d’originalité et d’innovation. Il s’ancre dans une
tradition juridique qui puise ses racines directes dans l’héritage colonial, constitué en partie,
comme il a été souligné, par les références aux anciens textes existants de l’administration
coloniale, et de manière plus explicite encore, au droit moderne français, dont il reproduit assez
fidèlement à la fois l’esprit et la lettre (Breton 1990, 56). Néanmoins, il parvient à remplir une
105
du système administratif. Cependant, il s’avère aussi vite inadapté à la réalité socio-politique
camerounaise. D’où son application partielle ou limitée.
I.2. Limites et enjeux du mimétisme administratif : opportunisme, inadaptation et inapplication du cadre légal de l’emploi public au Cameroun
Les « nouvelles » règles du jeu choisies par les dirigeants politiques, s’analysent comme le
résultat d’une décision d’acteurs stratégiques et rationnels, occupant des positions de pouvoir
dans des organisations sociales et politiques, évoluant dans un contexte d’incertitude. Elles
apportent légitimité et objectivité à leur action politique53. Ainsi, La réorganisation des structures
administratives héritées de la colonisation selon des normes bureaucratiques (wébériennes)
semble se présenter comme une solution appropriée aux difficultés rencontrées par la
consolidation de la domination étatique qui peine à s’établir dans les jeunes nations africaines.
Les propriétés bureaucratiques de centralisation, de discipline, d’hiérarchisation, de formalisme
apparaissent constituer des réponses adaptées aux problèmes de coordination et de contrôle
auxquels sont confrontés les nouveaux dirigeants. Confrontés à une implantation territoriale
limitée de l’administration, héritée de la période coloniale, les dirigeants politiques ont besoin
d’un cadre uniforme et stable, pour assurer l’expansion et la consolidation de l’autorité étatique
sur l’ensemble du territoire. Le modèle bureaucratique offre également une capacité et une
efficacité incomparables dans la mobilisation des moyens de coercition. Elle rend effectif le
contrôle social par la mise en œuvre de dispositifs de violence structurelle ainsi que le démontre
fort bien Gaebler dans son essai passionant sur la bureaucratie (2015). En plus de l’armée et la
police, appareils rationnalisés de discipline, les principes bureaucratiques comme
53Le rôle de la légitimation et de l’objectivisation de l’action politique dans l’édiction de bureaucraties a été notamment étudié, pour l’Europe, par Bourdieu 1989 ; Bonnelli et Pelletier 2010.
106
l’uniformisation, l’impersonnalisation, participent à la création de la structure d’ordre dont est
porteur le régime au pouvoir.
De même, les caractéristiques d’impersonnalité, de neutralité, d’égalité semblent bien se prêter à
la dynamique d’affirmation de l’autorité légitime de l’État, qui se construit sur les idées d’unité
nationale et d’intégration. Enfin, une autre explication de l’adoption du modèle institutionnel
bureaucratique au sortir de la colonisation, nous est donnée par Gérard Timsit, qu’il résume à
« l’horreur du vide ». Pour l’auteur, faute de temps et de ressources adéquates, les nouveaux
dirigeants, une fois aux commandes, ne peuvent créer des systèmes entièrement nouveaux et
adaptés aux situations locales. Ils se contentent alors, soit de conserver le cadre existant, en le
modifiant à peine54, soit de mettre en place des structures inspirées explicitement de la métropole
(1976, 350-351). A partir de l’image de l’administration du pays source, considérée comme
modèle, nous dit Bugnincourt, on bâtit des organigrammes vides, avec l’espoir de remplir peu à
peu toutes les cases (ibid., 1241).
Cependant, comme l’enseignent les théories de la dépendance au sentier, une fois des institutions
mises en place, elles génèrent, par effets de rendement croissant, les conditions de leur
reproduction, à telle enseigne qu’il devient difficile de dévier de la trajectoire initiée (David
1994 ; Liebowitz et Margolis 1995 ; Mahoney 2000 ; Pierson 2000). Ce postulat s’avère lourd
d’implications dans le cas particulier du Cameroun. Ainsi qu’on le constate dans les chapitres
ultérieurs de la thèse, nombre des décisions prises, et des situations rencontrées par les
administrations publiques camerounaises sont des répercussions, ou en relation étroite, avec les
choix initiaux des indépendances. Pour ce qui est du cadre légal de l’emploi public adopté à
54 La modalité observée est le maintien du principe de la structuration administrative, tout en opérant une démultiplication des services. Ainsi, l’ancienne Direction devient Ministère, l’ancienne Sous-Direction est transformée en Direction Générale (Timsit, ibid., 350).
107
l’indépendance, notons qu’il se révèle vite inadapté, et partiellement appliqué dans la pratique
concrète.
Inadapté d’abord, parce qu’il est en décalage total avec les réalités socio-économiques,
démographiques et culturelles des bénéficiaires, les agents publics, et de manière plus large, la
population. Par exemple, la catégorisation des emplois par grades (A, B, C, D) repose sur une
stratification dont le pilier est le diplôme, et non pas le simple niveau de formation (Timsit 1968,
208). Dans un pays où la majeure partie de la population est illettrée, la mesure apparaît
particulièrement en déphasage.
En outre, la diversification des cadres d’emploi ne correspond pas à la réalité de l’offre socio-
professionnelle du nouvel Etat Camerounais. Basée sur la situation de la France, elle crée au
Cameroun des concentrations d’effectifs nationaux dans des cadres inférieurs, ou à des échelons
et des postes de ces cadres, et le recours à des européens pour combler les cadres supérieurs, ou
encore le « bâchage », c’est-à-dire l’emploi de nationaux à des postes ne correspondant pas à leur
niveau de compétence ou à leur diplôme55. Enfin, la colonisation a laissé aux Camerounais un
habitus de l’autorité et du service public marqué par l’arbitraire, l’autoritarisme, l’informalité. Ce
capital culturel de l’autorité publique offre peu de résonnance avec la culture formelle du cadre
légal-rationnel. Les populations, et les agents publics, ont une connaissance imparfaite de la loi
qui ne leur sert, d’ailleurs, que rarement de référence (Breton, ibid. 234).
Il en suit, par conséquent, que le cadre légal de la Fonction publique n’est appliqué que
partiellement au Cameroun. En outre, l’implication omniprésente des autorités politiques à tous
les stades de la carrière des agents publics (recrutement, avancement, primes, cessation et
interruption) en rend davantage le respect ardu. Paradoxalement, la politisation croissante de la
55 Même si officiellement, ainsi qu’on le voit dans la sous-section suivante, le Gouvernement Camerounais affirme officiellement ne pas procéder à des recrutements au forceps.
108
fonction publique est une des caractéristiques parallèles à sa formation au Cameroun. Les
paragraphes suivants analysent cette évolution.
II. Africanisation et professionnalisation de l’administration publique :