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2.2 Les rhotiques dans les théories des traits distinctifs : quels traits pour /r/ ?

2.2.8 Primitives unaires

A partir des années quatre-vingt, le binarisme des traits distinctifs est rejeté au profit de traits strictement monovalents. Les oppositions équipollentes caractéristiques des systèmes de traits binaires sont abandonnées au profit d’oppositions strictement privatives, telles qu’elles sont définies par Troubetzkoy. En particulier, pour la représentation des voyelles (et des articulations secondaires comme la palatalité), les traits du type |I|, |A|, |U| s’imposent dans divers cadres, comme celui de la Phonologie dite du gouvernement (Kaye, Lowenstamm et Vergnaud 1985).2

Dans la théorie SPE, les traits ne sont pas individuellement interprétables et ne peuvent être réalisés phonétiquement sans le soutien d’autres traits. Par exemple, [-haut n’est réalisable que lorsque d’autres traits -bas, -rond, -consonantique, -sonant] sont spécifiés (Harris et Lindsey 1995 : 34). A contrario, les primitives unaires utilisées en GP peuvent être interprétées phonétiquement de manière individuelle, et ce à tout moment de la dérivation. Cette notion, connue sous le nom d’Hypothèse d’Interprétation Autonome (« Autonomous Interpretation Hypothesis » en anglais) ne caractérise cependant pas tous les cadres théoriques unaires. En DP par exemple, cette hypothèse n’a jamais été adoptée, et les primitives telles que celles introduites en (14) ci-dessous ne définissent que les caractéristiques de résonance des segments (geste articulatoire) qui, pour être interprétables, doivent être combinées à des primitives de natures différentes (|V| et |C| dans le geste articulatoire). Bien qu’une analyse unaire puisse être formulée en utilisant les traits classiques de SPE, les spécialistes des cadres unaires ont opté pour des primitives de natures différentes. Les trois éléments principaux utilisés pour la description des voyelles sont présentés en (14). A ceux-là s’ajoutent souvent

2 Comme le note Kaye (1989 : 160 note 9), un des fondateurs de la phonologie du gouvernement « There are different schools that follow a nonfeature approach to phonological representations. These schools differ from one another in some important ways, but share the basis insight that I discuss here. Dependency Phonology (Anderson & Jones, 1974) enjoy historical precedence. Particle phonology (Schane, 1984) is a different school. I have had a hand in the creation of charm and government theory (Kaye, Lowenstamm & Vergnaud, 1985, in press). »

47 un élément de tension ALR (avancement de la racine de la langue qui remplace le trait classique [+/-tendu]) et un élément de neutralité/centralité noté |@| par Harris (1994).

(14) Eléments vocaliques et leurs corrélats acoustiques

Elément Corrélat acoustique et articulatoire

Interprétation phonétique

|I| Aigu (palatalité) [i]

|A| Compact (aperture) [a]

|U| Grave (arrondissement) [u]

Les primitives |I|, |A|, |U|, indépendamment interprétables en [i], [a] et [u], représentent les dimensions extrêmes d’un espace vocalique schématiquement triangulaire. La définition de ces éléments est essentiellement acoustique et héritée de la tradition Jakobsonienne, comme le soulignent Harris et Lindsey (1995 : 49) :

« [T]he specifications of elements provided in the following sections are couched in primarily acoustic terms (an orientation long associated with Dependency Phonology). That is not to say that elements should be construed as acoustic (or articulatory) events. They are properly understood as cognitive objects which perform the grammatical function of coding lexical contrasts. Nevertheless, continuing the essentially Jakobsonian line of thinking, we consider their phonetic implementation as involving in the first instance a mapping onto sound patterns in the acoustic signal. »

Un système vocalique simple comme /i, ɑ, u/ est représenté par les éléments |I| (=/i/), |A| (=/ɑ/) et |U| (=/u/). En revanche, un système plus complexe comme /i, e, y, ø, a, o, u/ nécessite des combinaisons d’éléments (voir (15)) :

48 (15) Représentation unaire du système vocalique du français du Midi (Durand 2005b : 83)

/i/ I /y/ I,U /u/ U

/e/ I,A /ø/ I,U,A /o/ U,A

/a/ A

Dans le système vocalique présenté en (15), l’ordre des éléments n’a pas d’importance car il n’existe qu’un seul niveau d’ouverture intermédiaire entre |I| et |A|. En revanche, dans un système vocalique plus complexe comme celui du français standard (16), des relations de rection sont introduites entre les éléments :

(16) Représentation unaire du système vocalique du français standard (Durand 2005b : 83)

/i/ I /y/ I,U /u/ U /e/ I /ø/ I /o/ U | | | A A,U A /ɛ/ A /œ/ A /ɔ/ A | | | I I,U U /a/ A

Dans le système (16), les voyelles mi-hautes et mi-basses ont des représentations mixtes dans lesquelles un élément appelé « tête » (ou gouverneur en GP) domine un (ou plusieurs) élément « dépendant ». Le détail des notations peut changer suivant le cadre théorique (en GP par exemple, l’élément tête est souligné), mais l’intuition reste la même. Les éléments |ARL| et |@| offrent la possibilité de décrire des contrastes supplémentaires dans les systèmes très complexes comme celui de l’anglais où les voyelles relâchées se distinguent de leurs équivalentes tendues par la présence dans leur représentation de l’élément |@|. Signalons tout de même que l’élément |@| n’est pas strictement équivalent au trait -tendu]. En effet, |@| est un signal de perte d’énergie ou de centralité qui permet d’opposer voyelles centralisées et

49 voyelles périphériques. A première vue on pourrait le considérer comme un équivalent du trait [-tendu si l’on observe des couples de voyelles comme /iː/ vs /ɪ/ et /uː/ vs /ʊ/. r si l’on combine l’élément |A| du système avec l’élément |@|, on obtient la voyelle /ʌ/ de duck, et pas la voyelle /æ/ de cat, pourtant considérée comme l’équivalent -tendu] de /ɑː/. (Durand 2005c : 86-87, Harris 1994 : 115)

Parmi les avantages de cette notation, on retiendra le fait qu’elle reflète directement la notion de marque, puisque les voyelles moyennes et centrales, plus marquées, sont représentées par des combinaisons plus complexes d’éléments, au même titre que les voyelles nasales combinant un (ou plusieurs) élément vocalique et l’élément |N| sont plus complexes donc plus marquées que les voyelles orales. Par ailleurs, les primitives unaires permettent de rendre compte avec plus de transparence de certains processus synchroniques et diachroniques. En anglais par exemple, le changement historique de /aʊ/ à /ɔː/ dans les mots comme law (illustré en (17) ci-dessous) n’apparaît pas comme naturel lorsqu’il est décrit par une règle transformationnelle qui opère sur un ensemble de traits binaires. En effet, une telle règle implique un changement qui semble totalement arbitraire d’une diphtongue dont les membres sont respectivement caractérisés par [-arrière, -haut, +bas, -arrondi, -tendu] et [+arrière, +haut, -bas, +rond, -tendu], à une monophtongue tendue spécifiée par les traits [+arrière, -haut, -bas, +arrondi, +tendu].

En revanche, en formalisant ce processus à partir de traits unaires, on capture aisément la naturalité du phénomène.

50 (17) Représentation unaire du processus historique de monophtongaison en anglais (Harris 1994 : 99) (a) N (b) N x x x x A A U U /aʊ/ /ɔː/

La figure (17) montre que le point de départ du processus (17a) est une diphtongue (noyau complexe) où le premier élément régit le second (où la ligne reliant |A| et |U| symbolise ici une relation de gouvernement ou de rection entre deux éléments). Le changement historique en question consiste en une fusion de deux éléments qui sont désormais simultanés (17b) mais où |A| reste le gouverneur. Ce type de traitement est d’autant plus convaincant qu’il est attesté dans de nombreuses langues du monde comme dans l’histoire du français pour la monophtongaison des diphtongues historiques (/au/ et /ai/) dans des mots comme haut ou lait (Durand 2005b : 84).

Les éléments présentés jusqu’ici servent à représenter les voyelles mais également les consonnes. |I| est présent dans les segments caractérisés par leur palatalité, et |U| dans les segements labialisés. |A| est associé aux segments uvulaires et pharyngés, alors que |@| est caractérise les segments vélaires et dont l’interprétation phonétique est ə] (Harris 1994 : 123). Les spécialistes des cadres unaires ont postulé des éléments supplémentaires nécessaires à la description des consonnes. Harris (1994 : 122-123) propose un élément de résonance |R| pour décrire les segments coronaux et qui, seul, peut être interprété phonétiquement comme une battue alvéolaire [ɾ . Il déduit également de l’analyse de divers processus phonologiques récurrents (dans la section 3.4), des éléments de mode articulatoire, que nous détaillons plus bas ainsi que des éléments « laryngaux » |H| et |L| qui permettent notamment de représenter les oppositions de voisement mais que nous ne couvrirons pas en détail.

51 (18) Eléments de mode articulatoire et leurs corrélats articulatoires et acoustiques en Phonologie de Gouvernement (Harris 1994 : 140)

|h| bruit, énergie apériodique

|?| occlusion, diminution abrupte et durable de l’amplitude globale

|N| nasalité, large pic de résonance en bas du spectre fréquentiel

Les éléments en (18) se combinent aux éléments de résonance introduits précédemment pour décrire les différents segments consonantiques, dont quelques exemples sont fournis en (19).

(19) Exemples de représentations de consonnes plosives en GP (Harris 1994 : 124)

(a) labiale (b) coronale (c) vélaire

x x x | | | h h h | | | U R @ | | | ? ? ?

Les plosives labiales, coronales et vélaires s’opposent par la présence respective de |U|, |R| et |@| dans leurs représentations. L’élément |?| signale une occlusion, et |h| représente le bruit qui accompagne le relâchement des plosives. Si par exemple la plosive coronale /t/ est dépourvue de |h|, le segment correspondant sera un [ ] non-relâché. Si l’élément |?| est à son tour retiré, le seul élément restant |R| correspondra à une battue alvéolaire /ɾ/. Une fois encore, les relations de gouvernement offre la possibilité d’oppositions supplémentaires, et permettent par exemple de distinguer /s/ {h,R} et /θ/ {h,R}.

Dans un chapitre consacré aux segments flottants (unités mélodiques extra-métriques), Harris (1994 : chap. 5) propose des représentations pour le /r/ en anglais que nous reprenons en (20).

52 (20) Représentations du/r/ anglais (Harris 1994 : 259)

(a) tap r (b) r approximant sombre (c) r approximant clair

x x x | | | | @ I | | | R R R

Selon Harris, le /r/ approximant est le segment coronal sonant dont les caractéristiques de résonance ressemblent le plus à celles d’une voyelle, ce qui explique sa grande capacité à occuper une position nucléaire. Sa composition intègre un élément dont la réalisation phonétique renvoie à l’apicalité ou la laminalité (|R|), ainsi qu’un élément qui se manifeste par un geste vocalique dorsal. Ce geste vocalique dorsal est le plus souvent sombre, c’est-à-dire vélarisé ou pharyngalisé (|@|), mais dans certaines variétés d’anglais ce geste est palatal (|I|). Selon Harris, c’est de ce geste palatal que dérive le réflexe j dans des réalisations telles que [bəjd] bird ou [θəjɾi] thirty attestées dans la variété de New York. Cette représentation est en accord avec les descriptions données par McMahon et al. (1994) et Gick (1999, 2002) qui décomposent le /r/ approximant en un geste laminal et un geste dorsal, potentiellement accompagnés d’un geste labial. Ce dernier n’est cependant pas commenté par Harris. En l’absence d’un geste vocalique, l’élément |R| est réalisé ɾ], ce qui correspond au /r/ battu de l’anglais écossais. La variante vibrante qui est également attestée en anglais écossais n’est pas couverte par le traitement de Harris. Cependant, à la lumière d’observations antérieures sur les liens qui unissent [ɾ] et [r], nous pouvons supposer que la représentation unaire de la vibrante est identique à celle de la battue, mais qu’elle est liée à deux positions squelettales. C’est cette différence de longueur qui permettrait à ces deux segments de s’opposer, en espagnol par exemple (pero vs perro). On notera néanmoins que cette hypothèse est problématique à la fois pour l’anglais et l’espagnol, deux langues qui n’opposent pas de consonnes brèves et longues.

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