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Phonologie générative post-SPE : Géométrie des traits

2.2 Les rhotiques dans les théories des traits distinctifs : quels traits pour /r/ ?

2.2.7 Phonologie générative post-SPE : Géométrie des traits

Dans les années quatre-vingt, les recherches en phonologie générative vont notamment s’orienter vers l’organisation interne des traits distinctifs. Une représentation comme (6) ci-dessus est une structure simple qui permet une formalisation élégante des règles phonologiques. Cependant, ce type de représentation ne rend pas compte de certains processus généraux récurrents, comme les phénomènes d’assimilation. Les traits défendus par SPE étaient classés fonctionnellement (traits de classes majeures, traits de cavité, de mode articulatoire, de source), mais aucune relation de dépendance inhérente à la théorie n’existait entre les traits. De nombreux auteurs (Clements 1985, McCarthy 1988, Clements et Hume 1995) ont proposé des modèles de représentation qui abandonnent les matrices bidimensionnelles classiques au profit de représentations à tires multiples dans lesquelles les traits sont organisés hiérarchiquement, comme en (7) ci-dessous :

(7) Organisation géométrique des traits distinctifs (McCarthy1988 : 89)

La figure (7) montre une structure en arborescence du type proposé par Clements (1985), où les terminaisons représentent des traits proches de ceux de Chomsky et Halle (1968), auxquels s’ajoute un ensemble de traits articulatoires décrivant l’état du larynx. Au sommet de cette arborescence se trouve le nœud racine d’où pendent deux groupements principaux ; un nœud laryngal et un nœud supra-laryngal qui décrit la configuration des articulateurs situés au-dessus de la glotte. Du nœud supra-laryngal pendent le nœud de mode, dont les terminaisons sont les traits de type [+/-sonant], [+/-nasal , et le nœud de lieu qui abrite les traits

39 correspondant aux traits de cavité de SPE. Ce type de structure permet d’attester de manière naturelle d’un phénomène tel que l’assimilation d’une consonne nasale au lieu d’articulation de la consonne suivante, très fréquent en anglais, à la fois au niveau post-lexical in Paris [ɪmˈpæɹɪs], in Cardiff [ɪŋˈ ɑːdɪf et au niveau lexical incompatible [ɪŋ əˈpætɪbl . Une représentation de type SPE de cette règle semble impliquer un ensemble arbitraire de traits, et ne montre pas que c’est le lieu d’articulation dans son intégralité qui est assimilé à celui de la consonne suivante :

( ) Règle d’assimilation de lieu d’articulation d’un segment nasal

C α coronal α coronal +nasal β antérieur / __________ β antérieur δ labial δ labial

Le problème de ce type de représentation est qu’en l’absence d’une théorie de classification des traits, rien ne nous dit que ce processus commun est plus vraisemblable qu’un processus arbitraire qui assimilerait les traits [coronal], [nasal] et [sonant] par exemple. Une représentation géométrique, en revanche mettra en évidence le fait que si une nasale n’est pas spécifiée pour son nœud de lieu d’articulation, ce dernier peut être rattaché à celui de la consonne suivante, comme schématisé par la ligne discontinue en (9) ci-dessous :

40 (9) Représentation d’un processus d’assimilation de lieu d’articulation en géométrie des traits

41 D’autres processus récurrents attestés dans les langues du monde, en synchronie ou en diachronie, peuvent être modélisés de cette manière, comme le phénomène de débucalisation (Harris 1994 : 120, Durand 2005b : 7 ) qui au cours de l’histoire du français a transformé teste en tehte, puis en tête. Le passage de s à h peut être vu comme une perte du nœud définissant le lieu d’articulation de s , laissant place à h , une fricative sourde minimale, sans spécification de lieu d’articulation. L’étape ultime est naturellement l’effacement de la fricative minimale.

La Géométrie des Traits permet une hiérarchisation des traits au sein du nœud de lieu d’articulation. Le nœud de lieu peut être représenté comme en (10) où il est caractérisé par trois traits [labial], [coronal] et [dorsal].

(10) rganisation interne des traits dans le nœud de lieu d’articulation (Ewen et Hulst 2001 : 62)

Lieu

|

[labial] [coronal] [dorsal]

| / | \ / | \

[rond] [ant] [distr] [strid] [haut] [bas] [arrière]

Ces trois traits constituent des nœuds primaires qui sont mutuellement exclusifs (un segment est soit [labial], soit [coronal], soit [dorsal]) et monovalent au sens où ils sont présents ou absents de la représentation. De ces nœuds primaires pendent les traits dits dépendants appelés nœuds terminaux qui eux sont binaires. Ainsi, le nœud terminal antérieur ne pourra spécifier un segment que si ce dernier est [coronal] etc. Les spécialistes ont suggéré différents types d’organisations dont certaines intègrent des nœuds supplémentaires non-primaires situés entre les nœuds primaires et les nœuds terminaux.

42 C’est le cas de l’analyse de Walsh-Dickey (1997) qui propose un traitement qui unifie les rhotiques sous un même lieu d’articulation. Selon elle, les rhotiques sont des segments qui ont un nœud laminal non-primaire, dominé par un nœud apical, lui-même dominé par un nœud coronal. C’est la présence d’un nœud laminal secondaire qui différencie les rhotiques des autres classes. Elle propose les arborescences en (11) pour représenter les rhotiques coronales (11a) et uvulaires (11b).

(11) Représentation des rhotiques en arborescence (Walsh-Dickey 1997)

(a) Consonne rhotique coronale (b) Consonne rhotique uvulaire

Lieu Lieu

|

Coronal Oral Pharyngal

|

Apical Coronal Dorsal pharyngal

|

Laminal Apical

Laminal

La raison pour laquelle un nœud apical est postulé est que les rhotiques coronales sont généralement apicales. Le nœud laminal découle quant à lui du fait que les rhotiques ne participent pas aux règles de palatalisation car elles sont déjà palatales, et comme le souligne Hall (2000) (in Wiese 2001) les segments palataux sont généralement laminaux. Comme on le voit dans les arborescences (11a et b), l’empilement complexe de traits qu’autorise la Géométrie des Traits permet d’exprimer la relation de dépendance entre un trait secondaire et

43 un trait primaire. Cependant, dans ce modèle, les traits peuvent aussi être dépendants d’eux-mêmes, et des traits a priori contradictoires (apical et laminal) peuvent spécifier un même segment. Une objection majeure pouvant être formulée à l’encontre de cette analyse concerne les rhotiques uvulaires. La représentation (11b) illustre l’empilement d’un grand nombre de traits de lieu, et spécifie un geste coronal pour les rhotiques uvulaires, en l’absence de tout indice articulatoire d’un tel geste. Walsh-Dickey (1997 : 9 ) reconnait qu’il n’existe aucune preuve de la présence d’un nœud laminal secondaire dans les rhotiques uvulaires. Par ailleurs, ce modèle présuppose que toutes les rhotiques sont [+liquide] (trait de classe majeure supplémentaire soutenu par Walsh-Dickey (1997 : 150)), mais ce trait est incompatible avec les réalisations fricatives qui représentent tout de même 3,5% des rhotiques dans la base de données de Maddieson (1984) et qui sont très répandues dans les langues européennes.

L’idée selon laquelle les traits sont organisés de manière hiérarchique et structurée avait été explorée pendant les années soixante-dix par les phonologues travaillant dans le cadre de la phonologie de dépendance (DP pour Dependency Phonology ci-après).

La phonologie de dépendance, initiée par John Anderson (Anderson et Jones 1974, 1977, Anderson et Durand 1986, Anderson et Ewen 1987), est un modèle théorique qui fait usage, comme son nom l’indique, de la relation de dépendance pour exprimer des propriétés internes aux segments, mais aussi des relations entre des unités extra-segmentales (voir Durand 1990 : 277-286). Dès le début des travaux en DP, il a proposé, afin de mieux décrire certains processus, que les traits soient regroupés en faisceaux qui reflèteraient les notions de classes majeures ou de traits de cavité. Une division majeure a été établie entre le geste catégoriel qui spécifie notamment la classe majeure à laquelle appartient un segment (plosive sourde, fricative voisée, voyelle), et le geste articulatoire qui recouvre les notions de lieu d’articulation, de hauteur, d’arrondissement etc. (Durand 2005b : 76). Les gestes organisent les traits en sous-segments qui prennent part aux règles et aux contraintes phonologiques. Les phénomènes d’homorganicité ou de débucalisation cités en exemple précédemment, affectent le geste articulatoire, et les processus de fortition ou de lénition affectent le geste catégoriel. Deux composants traitent l’information du geste catégoriel: |V| et |C|. Le composant |V| corrèle avec la périodicité et la présence d’une structure formantique bien définie telle qu’on peut l’observer dans les voyelles, et le composant |C| implique une réduction de l’énergie

44 périodique, comme celle induite par les consonnes plosives non-voisées (Durand 1990 : 298). Anderson (2002 : 12) souligne la parenté de ces composants avec les trait [+/-vocalique] et [+/-consonantique tels qu’ils sont introduit par Ja obson, Fant et Halle (1952). Cependant, la DP rejette l’idée de binarisme, et n’utilise que des traits (alors appelés composants ou éléments) privatifs, c’est-à-dire qu’un composant peut être présent ou absent, mais la notation n’autorise pas la valeur négative pour un trait donné. Un opérateur de négation est disponible mais si chaque fois qu’une théorie binaire utilise la valeur ‘moins’, on utilise cet opérateur en DP alors la théorie est en quelque sorte falsifiée. Les composants |V| et |C| peuvent apparaître seuls (auquel cas ils désignent respectivement une voyelle et une consonne non-voisée), ou dans des combinaisons avec diverses relations de dépendance, où elles correspondent aux différentes catégories de segments (voir (12) ci-dessous).

(12) Gestes catégoriels de diverses classes naturelles en DP (Durand 1990 : 298)

V V V

V, C C

voyelles liquides nasales

V : C V : C C C

V V

fricative vois. fricative non-vois. plosive vois. plosive non-vois.

Une notation alternative et plus facile à transcrire (que nous utiliserons dans nos traitements théoriques aux chapitres 6 et 7) consiste à utiliser des parenthèses bouclées <{}> afin de définir des groupements de primitives, ainsi que la virgule <,> et le point-virgule <;> qui indiquent respectivement la simple coprésence de deux éléments et une rection du premier élément sur le second. Ainsi, en reprenant les catégories en (12), les liquides peuvent être représentées comme {V;{V,C}} et les voyelles {V}.

Ce type de représentation présente l’avantage de donner directement accès à la notion de marque, puisque les segments les moins marqués ont les représentations les moins complexes.

45 Cette notation définit également une hiérarchie de sonorité qui se manifeste dans divers processus de fortition ou de lénition. Dans un cas de lénition, la représentation du geste catégoriel de la consonne va tendre vers |V| (voir (13) ci-dessous), et dans un cas de fortition, ce dernier va tendre vers |C|.

(13) Modification du geste catégoriel lors d’un processus de lénition (Anderson 2002 : 12-13).

Latin aqua → Espagnol agua

-k- → -g- → - ɣ -

{|C|} → {|C;V|} → {(V:C);V}

On comprend donc que plus un segment a de |V|, plus il est sonore. Par ailleurs, comme le note Ewen (1995 : 577) : « segments with governing |V| are more sonorous than otherwise identical segments with dependent |V|. » L’échelle de sonorité représentée en (12) par les gestes catégoriels de diverses classes naturelles, montre que les consonnes liquides sont les segments les plus sonores après les voyelles. Toutefois, on notera qu’en partant de ce principe, la classe des rhotiques se voit considérablement réduite, puisqu’elle exclut les réalisations fricatives.

L’utilisation de traits unaires combinés par diverses relations de dépendance concerne également le geste articulatoire en DP, dont la représentation utilise des éléments dont les corrélats acoustiques définissent phonétiquement les segments (voir (14) ci-dessous). Nous allons voir en 2.2.8 que trois éléments majeurs, |I|, |A| et |U|, sont utilisés dans la majorité des cadres unaires pour spécifier à la fois les voyelles et les consonnes. Dans la mesure où ce type de primitives est utilisé par divers cadres théoriques tels que la Phonologie de Particules (Schane 1984), la Phonologie de Gouvernement (Kaye, Lowenstamm et Vergnaud 1985, 1990, ci-après GP) dans lesquels des travaux sur le /r/ en anglais ont été réalisés, il nous semble important de consacrer quelques lignes à ces éléments.

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