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L’hypothèse du ‘r’ flottant

4 ‘R’ de sandhi : définition, description et modélisation

4.5 L’hypothèse du ‘r’ flottant

Harris (1994) propose une analyse formulée dans le cadre de la Phonologie de Gouvernement (Kaye, Lowenstamm et Vergnaud 1985) qui utilise également des primitives unaires ainsi qu’une structure syllabique minimale de type CV. Ce cadre adopte une approche multilinéaire dont les représentations s’organisent autour de deux niveaux ; une tire squelettale qui contient les informations de longueur en termes de divisions temporelles (une position « x » correspondant à une unité de temps), et une tire mélodique qui contient les propriétés phonétiques des segments (à l’exception de leur longueur). Ces deux tires étant indépendantes, une unité mélodique peut être liée à deux positions squelettales comme dans les voyelles longues ou les diphtongues, et à l’inverse, une position squelettale peut être liée à deux unités mélodiques comme dans les consonnes affriquées (Gussman 2002 chap. 2). Il existe dans ce modèle une « condition d’association » (Gussman 2002 : 23), selon laquelle les unités de la tire mélodique doivent être associées à des positions squelettales pour former des structures complètes. Ni les éléments mélodiques sans leurs positions squelettales, ni les positions squelettales non-associées à des éléments mélodiques ne constituent des expressions phonologiques prononçables. Les lignes d’association entre les deux tires peuvent être cassées, on parle alors de « delinking » (détachement), et de nouvelles peuvent être créées, on parle alors de « spreading » (épanchement ou propagation) (Harris 1994 : 5). L’idée d’un segment flottant repose sur le fait qu’en l’absence d’une ligne d’association la reliant à une position squelettale, une unité mélodique peut être présente dans la représentation d’un mot sans être prononcée Gussman (2002 : 42). Le ‘r’ flottant ( floating r ») qu’introduit Harris est donc un segment extra-métrique qui est présent à la fin des représentations lexicales qui produisent un ‘r’ de sandhi, indépendamment de la présence d’un <r> étymologique. Il décrit

119 se segment comme « a melodic unit without its own skeletal position » (1994 :230). Cette hypothèse permet de décrire la dérhoticisation et le ‘r’ de sandhi non pas en termes d’effacement d’un segment sous-jacent ou d’insertion d’un segment, mais en termes de présence ou absence d’une ligne d’association entre /r/ et une position squelettale permettant sa prononciation. En effet, un des fondements de la Phonologie de Gouvernement est l’idée qu’il faut enrichir les représentations phonologiques, afin de ne plus faire usage de processus dérivationnels potentiellement arbitraires. Ici, les deux seules opérations nécessaires au processus de sandhi sont la perte ou la création de lignes d’association. Selon ce modèle, la différence essentielle entre une variété rhotique et une variété non-rhotique réside dans la possibilité pour un ‘r’ d’être ou non « licencié » (associé à une position squelettale) dans la rime d’une syllabe. Les variétés rhotiques autorisent ‘r’ dans une rime, alors que dans les variétés non-rhotiques ‘r’ ne peut être licencié que par une attaque, comme l’indique la condition de non-rhoticité définie par Harris (1994 : 248). Harris distinguent quatre types de variétés, dont B (correspondant à ce que nous avons étiqueté A en 4.1) qui ne produit que de la liaison et C (notre type C) où liaison et intrusion sont catégoriquement productifs. Aucun des systèmes de Harris ne correspond à notre système B, puisque Harris en réfute l’existence : « In fact, speakers who variably suppress unetymological r are also observed to suppress the etymological variant. This indicate that the two reflexes are non-distinct for such speakers » (1994 : 294, note de fin 26). Ce qui distinguent les systèmes B et C est la présence en C d’un ‘r’ flottant à la fin des mots et des morphèmes qui n’ont pas de <r> orthographique. Ainsi les systèmes B et C de Harris peuvent être illustrés comme en (9a) et (9b) :

120 (9) Représentations de bar et Shah dans les systèmes B (a) et C (b) (Harris 1994 : 249-250) (a) Système B O N O N x x x x x x b a r ʃ a (b) Système C O N O N x x x x x x b a r ʃ a r

Lorsqu’un ‘r’ flottant est suivi d’un mot ou morphème à initiale vocalique, il peut s’associé à position d’attaque jusqu’alors vide créant une position x sur la tire squelettale lui donnant ainsi une expression phonétique (10a ci-dessous). Si toutefois le ‘r’ flottant précède un mot à initiale consonantique, il ne peut pas être licencié puisque l’attaque est déjà occupée (10b ci-dessous). Notons également que suivi d’une pause, le ‘r’ flottant ne peut pas être licencié non plus puisqu’aucune position d’attaque n’est disponible immédiatement.

(10) Licenciement puis réalisation d’un ‘r’ flottant (a) et ‘r’ flottant non-licencié et non-réalisé (Harris 1994 : 249) (a) O N O N O N O N x x x x x x x x x [b a r] [ ə] b a r ə] (b) O N O N O N O N x x x x x x x x x x [b a r] [ð ə] b a r ð ə]

121 Le traitement du ‘r’ de liaison et du ‘r’ intrusif est identique puisque, selon Harris, les mots historiquement pourvus d’une voyelle en position finale ont acquis un ‘r’ flottant dans leur représentation (voir (9b) ci-dessus). Ainsi, la différence entre les systèmes B et C (nos systèmes A et C) est « purely a matter of lexical incidence » (1994 : 250). Alors que les modèles classiques prennent en compte l’évolution historique de l’anglais avec, suivant les systèmes, une règle d’effacement ou son inverse qui récapitulent l’histoire, Harris défend l’idée d’une émergence indépendante de la liaison et de l’intrusion : « [T]he floating-r account is entirely neutral on the question of historical precedence … . The historical evidence suggests that intrusive r has been around for a long time and that its emergence was originally motivated by a disfavouring of final schwa. » (1994: 252-254). C’est cette défaveur à l’encontre de schwa en position finale qui serait responsable d’autres réflexes attestés comme des voyelles d’avant dans <Americ ay, windy> pour <America, window> ou <yeller, feller, swaller> pour <yellow, fellow, swallow> (1994: 25 ). Harris n’exclut donc pas la possibilité d’une variété rhotique qui aurait de l’intrusion. Il dresse un parallèle entre les dialectes non-rhotiques qui ont de l’intrusion et les dialectes hyper-rhotiques (Wells 1982 : 343, Britton 2007), dans lesquels idea est prononcé avec un [r] final, y compris en position pré-consonantique. Cela montre que ‘r’ est présent au niveau lexical, et non le résultat d’un processus d’épenthèse. La présence du ‘r’ au niveau lexical explique aussi, selon Harris, le caractère non-haut des voyelles qui le précèdent. En effet, là où certains traitements classiques cherchent à justifier la présence de voyelles [-haut avant un ‘r’ de sandhi, Harris invoque l’effet de cassure ( breaking ») (Wells 1982 : 213-21 ) qu’a r sur les voyelles le précédant pour proposer une analyse selon laquelle c’est la présence du ‘r’ flottant qui donne son caractère non-haut aux voyelles. L’approximant ɹ] est défini comme étant constitué de l’élément de coronalité |R| (dont l’interprétation phonétique est ɾ ) et de l’élément de centralité |@| (dont l’interprétation phonétique est ə]) (1994 :259). C’est l’absorption du ɹ] dans le noyau de la syllabe précédente qui provoque l’effet de cassure et qui contribue à réduire les contrastes vocaliques devant [ɹ]. Comme le montre (11) ci-dessous, lors de la dérivation l’élément |@| qui compose le ɹ] se lie à une position squelettale de la voyelle précédente, ce qui a pour effet de la centraliser. La réduction des oppositions vocaliques devant [ɹ] peut alors être expliquée par le fait que dans [iː] par exemple, une des deux positions squelettales associées à |I| est désormais associée à |@|. La représentation de la voyelle correspond dès lors à celle de la diphtongue centralisante [ɪə]. On remarquera en (11a)

122 que l’élément |@| est associé à deux positions squelettales, permettent à la fois l’expression phonétique de la diphtongue [ɪə et de l’approximant ɹ]. Harris reformule donc sa condition de non-rhoticité, puisque c’est en réalité l’élément |R| qui n’est autorisé qu’en position d’attaque (et sinon reste flottant), non pas le segment [ɹ] in toto.

(11) Absorption nucléaire du ‘r’ devant une voyelle (a) et devant une consonne (b) (Harris 1994 : 262) (a) fear a O N O N O N O N x x x x x x x x x … ‘f’ R] [ ə … ‘f’ R ə I I @ @ (b) fear the O N O N O N O N x x x x x x x x x … ‘f’ R ð ə … ‘f’ R ð ə I I @ @

La figure (11) correspond au mécanisme d’absorption nucléaire dans une variété non-rhotique comme la RP. Le même type de traitement peut être adopté pour une variété rhotique comme le General American, à la différence près qu’à la fois |@| et |R| y sont incorporés dans le noyau de la syllabe précédente. Notons enfin que cette analyse ne convient pas aux données de l’anglais écossais standard où les oppositions vocaliques devant ‘r’ sont maximales. Dans cette variété, un ‘r’ de coda n’est pas absorbé par le noyau de la syllabe précédente, mais syllabifié en attaque d’une syllabe dont le noyau est vide (1994 : 261). Le ‘r’, typiquement

123 réalisé comme une battue alvéolaire, peut être représenté par le seul élément |R|. Etant dénué d’élément vocalique |@|, il est traité comme n’importe quelle autre consonne.

Bien que conçue dans un cadre utilisant des représentations et des processus dérivationnels différents de ceux de SPE, l’analyse de Harris se voit confrontée aux mêmes types de critiques que les modèles qui cherchent à encoder le ‘r’ intrusif dans les représentations lexicales. Les exemples de ‘r’ intrusif apparaissant après des voyelles réduites (little do[r] I know) ou des mots empruntés (viva[r] España) rappellent qu’il est difficile de justifier la présence de ‘r’ au niveau lexical. De plus, le modèle de Harris implique que l’apparition des diphtongues centralisantes est liée à l’incorporation nucléaire du ‘r’ présent dans la représentation. Ce processus est convaincant d’un point de vue diachronique, mais comme le souligne Durand (1997 : 57-58), dans les variétés comme la RP, les diphtongues centralisantes sont nécessaires au niveau sous-jacent pour des mots comme beard [bɪəd] ou gourd [ɡʊəd] à moins de supposer qu’ils embarquent un /r/ dans leur représentation malgré l’absence d’alternance entre r et Ø . L’hypothèse du ‘r’ flottant semble par ailleurs impliquer que les voyelles qui précèdent un ‘r’ de sandhi se terminent par un schwa, résultant de l’absorption nucléaire de l’élément de centralité |@| qui constitue le ɹ]. Or, de nombreuses variétés d’anglais ont un ‘r’ de sandhi après des monophtongues longues ɛː, ɑː, ɔː]. Harris explique que la monophtongaison historique des voyelles [ɛə, ɑə, ɔə] est le résultant de la propagation de matériel mélodique de la première position squelettale à la seconde. Cependant, en l’absence de l’élément de centralité |@|, la réalisation du ‘r’ flottant devrait être [ɾ] (interprétation phonétique de |R|, seul élément restant), une réalisation très peu attestée en RP où les monophtongues [ɛː, ɑː, ɔː] sont pourtant des réalisations habituelles (Hannisdal 2006 : 9 ). Au final, le traitement de Harris n’est donc pas exempt de problèmes et représente avant tout un changement théorique radical. Alors que les traitements de type SPE font la part belle aux règles et à leur agencement, les modèles multilinéaires se concentrent sur les représentations et leur enrichissement dans l’espoir de ramener tout processus phonologique à un ensemble de mécanismes simples, limités par un ensemble de principes universels (Durand et Lyche 2001). Dans cette perspective, l’analyse de Harris est séduisante puisque, comme nous l’avons vu, elle réduit le processus de liaison en ‘r’ à la création d’une ligne d’association entre deux niveaux de représentation, et explique de manière non-arbitraire la nature de la classe des voyelles qui précèdent ‘r’. Cependant, Harris ne s’engage pas vraiment sur la dichotomie liaison vs. intrusion, et comme le souligne McMahon (2000 : 263)

124 « N either Harris’ historical evidence nor his dialectal data support his contention that lin ing and intrusive [r] in varieties with both, are independent. » Tournons-nous à présent vers un cadre phonologique exploitant des contraintes, la Théorie de l’ ptimalité.