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2.2 Les rhotiques dans les théories des traits distinctifs : quels traits pour /r/ ?

2.2.9 Approche phonotactique

Intéressons-nous enfin à une approche alternative qui suggère que l’unité des rhotiques se trouve le domaine de la prosodie. Wiese (2001, 2011) rappelle que les généralisations (cf. (i) à (v) au début de cette section) concernant /r/ sont d’ordre phonotactique. Les rhotiques doivent donc être traitées non pas en termes de structure supra-segmentale, mais de prosodie. Il donne la définition suivante : « /r/ is the point on the sonority scale between laterals and vowels. » (Wiese 2001: 350). Wiese observe que le mode articulatoire du /r/ en français (voisé et sonant /ʁ / dans la variété standard vs. non-voisé et fortement fricatif /χ/ dans les variétés du sud-ouest) n’a aucune influence sur les possibilités combinatoires phonotactiques ; alors que les agrégats consonantiques obstruant-obstruant (par exemple ts, ks, pf) sont théoriquement proscrits, le /r/ fricatif apparaît souvent dans de tels agrégats (frais [fχɛ], cru χy , trois [tχwa]). En français, un /r/ dévoisé ou fricatif peut donc se trouver dans des positions généralement réservées à des consonnes sonantes. Wiese en déduit que /r/ est sonant d’un point de vue distributionnel, même lorsqu’il n’est pas segmentalement sonant. Comme nous l’avons vu en 2.1.2 (tableau ( )), /r/ est voisé dans 97,5% des langues du monde selon l’étude de Maddieson (1984). Wiese note que ce chiffre signale un lien entre le trait de voisement et la sonorité des rhotiques. Il propose d’interpréter cette relation de la manière suivante : « [R]hotics might be overwhelmingly voiced because they are high on the sonority hierarchy, and not vice versa. » (2001 : 351). Cependant, dans la mesure où la qualité phonétique des rhotiques varie de vocalique à fricative, c’est-à-dire les deux positions extrêmes de la hiérarchie de sonorité, il semble impossible que cette classe ne constitue qu’un seul point dans cette hiérarchie. Cette constatation est le point de départ d’une nouvelle analyse de la hiérarchie de sonorité.

En se basant sur les données de l’allemand où le /r/ occupe une place plus proche du noyau que /l/ dans la structure syllabique, Wiese scinde la catégorie des consonnes liquides en latérales d’un côté et rhotiques de l’autre, et propose ainsi l’échelle suivante

(21) Hiérarchie de sonorité (Wiese 2001 : 355)

54 Il explique que le /r/ fricatif en allemand résulte d’une règle d’obstruantisation et que les rhotiques dans cette langue sont caractérisées à un autre niveau de représentation où elles ne sont pas fricatives. Cela suggère que l’unité segmentale des rhotiques résiderait dans le fait qu’elles ne sont pas identiques à leurs formes de surface. Leur comportement serait unifié à un niveau de représentation plus profond, et les réalisations non-sonantes seraient donc exclues à ce niveau abstrait. Toutefois, cette conception est problématique, car il existe des langues (comme certaines variétés de français) dans lesquelles les rhotiques sont majoritairement fricatives. On voit mal comment un enfant apprenant une telle langue pourrait dériver la représentation sous-jacente non-fricative d’une telle rhotique à partir d’un principe qui dicte que la friction est ignorée. De plus, il difficile d’envisager qu’une caractéristique phonologiquement pertinente soit exclusivement sous-jacente.

Ces problèmes poussent Wiese à envisager une nouvelle définition de la hiérarchie de sonorité : « The proposal to be made here is that the sonority hierarchy is nothing but an abstract ordering of points on a scale. The positions are defined not by their inherent segmental features (which seems impossible, at least in the case of /r/), but by nothing than their relative position in the scale. » (Wiese 2001 : 356-357). /r/ est donc défini de manière abstraite comme une position intermédiaire entre /l/ et les glissantes dans la hiérarchie de sonorité, indépendamment de toute définition segmentale. Wiese note également que c’est sur ce type d’argument que repose la différence de sonorité entre glissantes et voyelles, alors qu’il est largement accepté que /j/ et /i/ ou /w/ et /u/ sont segmentalement identiques (bien que des travaux de phonétique aient montré qu’il peut exister une différence de degré de constriction entre voyelles et glissantes). Peut-on alors se satisfaire d’un tel traitement ? Wiese semble suggérer essentiellement une redéfinition strictement prosodique de la hiérarchie de sonorité. En d’autres termes, les traits qui caractérisent les différentes réalisations de /r/ ne sont pas pertinents. Par exemple, un son ambigu d’un point de vue classificatoire comme [ɾ] ne sera une réalisation de /r/ que s’il se situe entre les latérales et les glissantes dans la hiérarchie de sonorité, position elle-même définie par le séquençage des segments dans la syllabe. Cette proposition peut donc sembler problématique à divers égards. En effet, cette dernière est tout à fait recevable si l’on accepte que les représentations phonologiques sont des entités totalement abstraites et sans relation avec la substance phonétique. Ce point de vue défendu par Helmslev n’est cependant pas majoritaire, bien que certains travaux récents (Halle et

55 Reiss 2000) adoptent une conception semblable. Si au contraire on adopte la position classique selon laquelle les traits distinctifs doivent permettre un lien optimal avec la composante phonétique, alors cette proposition ne semble être qu’une reformulation des généralisations concernant la distribution phonotactique des rhotiques.

2.3 Résumé

Nous espérons avoir montré au travers de ce chapitre que les rhotiques constituent un espace extrêmement complexe dont l’analyse est rendue difficile par la variété des sons qui le compose (s’étendant de vocaliques à consonantiques), et l’influence de l’orthographe greco-romane. On se souviendra par exemple que si la fricative voisée [ʁ] peut être classée parmi les rhotiques sur la base de son comportement phonotactique en français, ce même segment se comporte comme d’autres fricatives en arabe classique (Wiese 2011 : 13). La même remarque vaut pour la battue [ɾ] qui est une réalisation de /r/ en espagnol et de /t/ en anglais américain. Malgré la grande diversité des réalisations, les systèmes phonologiques fonctionnent parfaitement en intercompréhension, comme pourrait en attester une conversation entre d’un côté un locuteur britannique du sud qui prononce un [ɹ approximant et de l’autre un locuteur écossais pour qui /r/ est réalisé [ɾ] ou [r]. Cela signifie-t-il pour autant que tous les systèmes sous-jacents sont identiques, et que les réalisations de /r/ ont forcément un (ou plusieurs) trait en commun ? Nous avons vu que quel que soit le cadre théorique adopté (Jakobson, Fant et Halle 1952, Chomsky et Halle 1968, Géométrie des Traits, Phonologie de Dépendance, Phonologie de Gouvernement), et quelle que soit la nature des primitives (binaires ou unaires, fondées sur des corrélats articulatoires ou acoustiques), la théorie des traits distinctifs ne parvient pas à fournir un dénominateur commun à toutes les rhotiques. Faut-il alors chercher à unifier les rhotiques à tout prix ? Plusieurs propositions vont dans cette direction, mais sont problématiques à divers égards. Il est par exemple possible de postuler un trait de type [rhotique] qui serait présent dans tous ces segments mais dont les bases phonétiques sont indisponibles (Hall 2000 : chap. 4). Un tel trait implique une conception très abstraite de la phonologie, dans laquelle les primitives qui caractérisent les segments n’entretiennent aucune relation avec la substance phonique du langage. Dans un cadre classique où les liens entre forme et substance doivent être optimaux, l’étiquette purement fonctionnelle rhotique n’est rien de plus qu’une reformulation du problème. Il a également été proposé par Wiese (2001)

56 de définir la classe des rhotiques comme une position intermédiaire entre les latérales et les glissantes dans une hiérarchie de sonorité abstraite, redéfinie en terme de prosodie. Cependant, il parait peu probable qu’une approximante ɹ] et une obstruante [χ] soient aussi sonantes l’une que l’autre. Si par conséquent la définition de /r/ est strictement prosodique, donc établie sur le séquençage des segments dans la structure syllabique, cette proposition semble quelque peu circulaire, dans la mesure où elle reformule les observations concernant les contraintes phonotactiques qui pèsent sur la distribution des rhotiques.

En résumé, on peut dire que les rhotiques fonctionnent de manière paradigmatique dans la même position, mais cela ne signifie pas pour autant qu’elles possèdent les mêmes traits. L’intercompréhension entre deux systèmes dans lesquels /r/ est segmentalement différent est probablement aidée par un ensemble d’informations contextuelles. Certains changements vocaliques radicaux permettent de montrer la capacité qu’a un locuteur à décoder un système phonologique différent du sien. A titre d’exemple, on peut citer le cas du Northern Cities Shift (Labov et al. 2006 : 187-208) aux Etats-Unis. Ce changement implique une réorganisation quasi-totale du système vocalique à travers une réaction en chaîne qui attribue à chaque phonème vocalique les traits d’un phonème voisin. Les locuteurs de la variété standard (General American) communiquent bien avec ceux du nord, en dépit d’une définition segmentale des voyelles radicalement différente. Nous n’écartons évidemment pas, ni dans ce cas, ni dans le cas de deux réalisations différentes de /r/, la possibilité de ratés dans la communication, mais souhaitons souligner le fait que l’intercompréhension ne repose pas sur une identité absolue des systémes phoniques. Enfin, la réconciliation entre l’unité des consonnes rhotiques et leurs spécifications segmentales néanmoins très diverses peut être trouvée dans l’évolution historique des langues. Si l’on admet que la vibrante alvéolaire r a été la réalisation prototypique de /r/ dans une langue proto-indo-européenne, on peut aisément en dériver une majorité des rhotiques contemporaines. Catford (2001 : 171) fait l’observation suivante: « with too little airflow a trill may degenerate into a fricative, and with a further decrease in airflow and/or slight increase in the cross-sectional area of the articulatory channel the fricative may become an approximant. » On voit ainsi apparaître schématiquement une première « lignée » de rhotiques antérieures. En formulant l’hypothèse que la vibration de la pointe de la langue contre les alvéoles ait pu être interprétée (pour des raisons de similarité acoustique) comme une vibration de la luette contre la partie dorsale de la langue, et que cette

57 vibrante uvulaire se soit à son tour affaiblie, on obtient une seconde « lignée » de rhotiques gutturales. Les autres réalisations peuvent être liées à ces deux « lignées » par le biais de différents liens articulatoires entre sous-classes (Lindau 1985, Magnuson 2007) détaillés en 2.1.4. L’unité de la classe des rhotiques n’est dès lors plus à chercher dans la structure segmentale de ses membres, mais dans les liens diachroniques et synchroniques qu’ils entretiennent. C’est vers la question de l’évolution historique du /r/ en anglais et sa variabilité géographique et sociologique que nous nous tournons à présent.

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