• Aucun résultat trouvé

Les bases phonétiques de SPE

2.2 Les rhotiques dans les théories des traits distinctifs : quels traits pour /r/ ?

2.2.6 Les bases phonétiques de SPE

La théorie des traits distinctifs, formalisée dans les travaux de Jakobson, va connaitre de nombreux raffinements, notamment au travers de l’ouvrage monumental de Choms y et Halle (1968) The Sound Pattern of English (communément abrégé en SPE) qui pose les bases de la phonologie générative. Les traits de SPE sont inspirés de ceux de Jakobson mais, bien que théoriquement neutres entre perception et production, leurs corrélats physiques sont redéfinis en termes articulatoires (voir par exemple Chomsky et Halle 1968 : 306 pour une réinterprétation des traits [diffus], [compact] et [grave]). Au niveau sous-jacent, où sont codées les oppositions, ces traits sont binaires, mais au niveau phonétique, ils peuvent être scalaires. En anglais, par exemple, la voyelle /æ/ est [-nasal] mais elle pourra, selon les locuteurs, recevoir un certain degré de nasalisation lorsqu’elle précède une consonne +nasal . La liste des traits distinctifs proposés par Chomsky et Halle (1968) se divisent en plusieurs catégories :

35 - les traits qui définissent les classes majeures de sons (major class features) : sonant], [+/-vocalique], [+/-consonantique]

- les traits de cavité (cavity features), qui définissent la configuration des résonateurs : [+/-coronal], [+/-antérieur]. [+/-haut], [+/-bas], [+/-arrière], [+/-arrondi], [+/-réparti], [+/-couvert], [+/-nasal], [+/-latéral]

- les traits de mode articulatoire (manner of articulation features) : continu], [+/-relâchement instantané], [+/-succion], [+/-pression], [+/-tendu], [+/-occlusion glottale]

- les traits de source (source features), pression infra-glottale accrue], voisé], [+/-strident]

A ceux-là s’ajoutent des traits prosodiques qui permettent des contrastes accentuels, intonatifs et de longueur, mais ils ne sont pas analysés dans le détail. Au chapitre 8 de SPE (p. 354), Chomsky et Halle propose de remplacer le trait [+/-vocalique] par le trait [+/-syllabique] qui caractérise les segments qui constituent un sommet de syllabe. Les traits distinctifs de SPE ont la même vocation universelle que ceux introduits par Jakobson et doivent permettre de rendre compte de la phonologie des langues du monde et lier étroitement la phonologie avec la substance phonique du langage. Les représentations phonologiques de type SPE se font, comme chez Jakobson, Fant et Halle, sous forme de matrices à deux dimensions, où les lignes sont associées aux différents traits, et où les colonnes correspondent aux phonèmes. Chaque phonème reçoit ainsi une valeur + ou – pour chacun des traits :

(6) Matrice partielle de type SPE pour le mot at :

æ t vocalique + - consonantique - + nasal - - coronal - + sonant + -

36 Chomsky et Halle (1968 : chap. 7) ne fournissent pas d’analyse détaillée de ce qu’ils appellent « [r]-sounds », mais font parfois référence aux rhotiques dans les définitions qu’ils donnent des traits de classes majeures. Les rhotiques sont incluses dans la catégorie des consonnes liquides, qui partagent avec les voyelles, les glissantes et les consonnes nasales le trait +sonant , puisqu’elles sont produites avec un degré de constriction réduit, qui permet un voisement spontané. Ils notent cependant que certaines liquides ayant un degré de constriction plus radical doivent être considérées comme des obstruantes. C’est par exemple le cas du ] tchèque qui est marqué par le trait [+strident], théoriquement réservé aux obstruantes (1968 : 329). Les liquides sont également définies comme [+vocalique] et [+consonantique], bien que ces traits paraissent antinomiques et mutuellement exclusifs. En effet, le trait [+vocalique] caractérise les segments dont le degré de constriction ne dépasse pas celui des voyelles [i] et [u] (1968 : 302), ce qui exclut tous les sons dans lesquels une obstruction complète est observable. Le trait [+consonantique], quant à lui, implique une obstruction dans la région mi-sagittale du conduit oral au moins aussi importante que dans les consonnes fricatives. Si l’on s’en tient à cette définition, on peut s’interroger sur les approximantes ɹ] et [ʁ ] qui sont +consonantique en dépit d’une constriction très réduite. De même, il est difficile de considérer les vibrantes [r] et [ʀ] comme [+vocalique] dans la mesure où ces dernières impliquent une obstruction complète (lors des phases de fermeture). Les traits de mode articulatoire ne semblent pas non plus apporter de solution, puisque les approximantes et les vibrantes sont [+continu] alors que les battues sont [-continu] (Durand 1990 : 52, Wiese 2011 : 10). La difficulté du traitement du /r/ reste donc entière et le nombre d’exemples offerts par Chomsky et Halle est relativement réduit. Ces difficultés ne sont aucunement résolues par l’abandon du trait vocalique en faveur du trait syllabique puisqu’il réduit encore plus les possibilités de distinctions des sons au niveau des classes majeures.

Comme nous l’avons vu en 2.1. , aucun trait articulatoire ni acoustique ne permet de regrouper les rhotiques en une classe naturelle clairement définie. Cependant, les généralisations (i) à (v) plus-haut ont poussé certains phonologues à exploiter les outils fournis par le cadre de la théorie des traits SPE dans l’espoir de déterminer un ensemble de traits qui pourrait caractériser les rhotiques.

37 Nous avons mentionné en 2.1.2 l’existence dans la littérature d’une rhotique prototypique très fréquente dans les langues du monde et qui rassemble des caractéristiques phonétiques qui, d’un point de vue statistique, sont les plus fréquemment observées dans les rhotiques (voir ( ) ci-dessus). Il s’agit du r vibrant dentale ou alvéolaire. Une première approche pourrait consister à fournir une spécification des traits de ce /r/ :

[+consonantique, + continu, +sonant, -latéral, + coronal, -nasal]

Les traits listés ci-dessus sont tous nécessaires pour distinguer r d’un autre segment. Cependant, cet ensemble de traits ne caractérise pas l’ensemble des réalisations du tableau (1) et plus généralement l’ensemble des réalisations couvertes en 2.1.1. Notons par exemple que [ʁ] est [-sonant (s’il est fricatif) et -coronal], que les battues sont [-continu et qu’une rhotique nasale /r / est attestée dans quelques langues.

Face à l’apparente impossibilité de spécifier le contenu sub-segmental des rhotiques en termes de traits SPE, plusieurs auteurs dont Lindau (1985) et Hall (1997 : 107) ont suggéré d’utiliser un trait [+/-rhotique]. Le chapitre de Hall (1997 : chap. 4) se concentre principalement sur les rhotiques coronales, mais il explique que les généralisations formulées pour les rhotiques coronales requièrent l’accès à une classe rhotique large (dans laquelle les réalisations non-coronales peuvent être incluses). Selon cette proposition, /r/ est donc [+rhotique] ce qui permet de faire référence de manière exhaustive à l’ensemble des rhotiques. Néanmoins, cette solution ne semble être qu’une simple manœuvre terminologique. En effet, le trait [rhotique] est purement classificatoire et ne possède aucun corrélat identifiable dans la substance phonique du langage. Par conséquent, il ne permet pas de décider de l’appartenance à la classe des rhotiques d’un son ambigu comme l’approximante labiodentale [ʋ] ou la vibrante bilabiale [ʙ . En d’autres termes, l’adoption de ce trait est plus une reformulation du problème qu’une solution. Nous référons d’ailleurs le lecteur à la discussion de ce problème qu’offre Laver (1994 : 553-554) où il attire notre attention sur le fait que l’usage d’un symbole englobant (« cover symbol »), comme /r/, peut se justifier pédagogiquement mais fait courir le danger de nous faire croire qu’on a nécessairement affaire à une classe naturelle dans chaque langue ou variété que l’on va aborder. Il ne faut donc pas confondre des stratégies sténographiques avec des définitions substantielles.

38