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Dans notre enquête, aucun des participants n’a donné d’informations sur la variété régionale

de sa première langue. Comment interpréter ces attitudes langagières ? Premièrement, il nous

semble que la première génération porte un jugement négatif sur ses langues régionales

76

.

Comme il s’agit de projeter une image valorisante de soi au travers d’une langue valorisée, la

variété régionale, moins légitime, est omise. Deuxièmement, il est probable que les

participants considèrent que le chercheur ne connaissant pas l’existence des idiomes parlés

par les parents, il est inutile de les mentionner. Autrement dit, les participants peuvent penser

que cela ne va pas intéresser l’intervieweur ou que cela va être compliqué à expliquer. Ils se

contentent de déclarer le nom de la variété standard pour des raisons pratiques,

pourrions-nous dire. Nous pensons que tous les participants de la première génération ont parlé ou

parlent un idiome régional, en dépit du fait qu’ils déclarent la langue standard. Gumperz

rappelle (1958 : 669) dans son travail sur la communauté indienne du nord, qu’il y a

principalement trois types de variétés au nord de l’Inde où l’hindi est parlé. La première est le

dialecte parlé dans un village que Gumperz appelle « village dialect ». La seconde concerne la

langue des petits centres où l’on trouve des marchés dont l’aire d’usage est un peu plus

étendue et qu’il nomme « regional dialect ». La troisième est « l’hindi standard », parlé

principalement dans les grandes villes telles que Delhi, Agra, Lucknow etcétéra et qui est la

langue de socialisation première des habitants de ces villes.

Les parents de la

FAM A

et de la

FAM D

, à l’exception de la mère dans la famille

D

, sont issus

d’un territoire rural, et leurs pratiques langagières contiendraient des traits de ce « village

dialect ». Dans le cas de la mère de la

FAM D

, qui est née et a grandi dans la ville de Delhi,

nous avons remarqué que sa variété de pendjabi n’était pas mutuellement intelligible avec

celle de son mari. Les parents des

FAM B

et

C

proviennent d’un milieu urbain, qui pratique

une langue standard comme l’ourdou ou l’hindi, mais leur langue contient également des

traits régionaux prosodiques (accent du Bihar) ou lexicaux.

Il est important de prendre en considération le critère de la langue régionale, non pas pour

attribuer à nos enquêtés une identité selon leur appartenance linguistique et religieuse, mais

plutôt pour valoriser les pratiques langagières réelles, et mettre en avant les différents types de

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Cela va dans le même sens que les études menées par Fibbi et Matthey (2010 : 62) sur la transmission linguistique intergénérationnelle dans le cas de la migration italienne et espagnole dans deux villes suisses, où l’on observe, notamment chez les migrants italiens, que la langue standard est privilégiée pour la transmission aux enfants, au détriment des dialectes régionaux, la langue d’origine des parents.

dialectes ou parlers régionaux du point de vue de leur importance culturelle et patrimoniale.

C’est pourquoi nous avons soigneusement mentionné le ou les noms des dialectes parlés dans

la région d’origine des participants. Dans le contexte indien où les pratiques langagières sont

si complexes, il serait trompeur de sous-estimer la pratique des langues régionales, même si

les enquêtés n’ont pas fourni d’informations à ce sujet. Nos entretiens nous ont rendu sensible

à l’existence d’une situation de diglossie en Inde qui peut être passée sous silence par les

parents pour des raisons idéologiques, identitaires ou, tout simplement, par souci de ne pas

fournir des informations langagières trop compliquées pour les capacités de compréhension

du chercheur. La pratique de ces dialectes n’a pas pu être mise en évidence dans notre étude

monographique. Dans tous ces cas, l’usage de la “langue maternelle” dans les questionnaires,

puis lors des entretiens, n’a pas abouti à la reconnaissance ou même à la mention de ces

dialectes ou variétés. Si la question avait été formulée directement et frontalement sur la

connaissance ou la pratique des dialectes, aurait-il été possible d’obtenir une autre réponse ? Il

est difficile de répondre, car nous ne savons pas comment auraient réagi les participants en

lisant le mot “dialecte” dans les questionnaires. Cette dénomination aurait pu leur laisser

croire que nous les situions d’emblée dans un espace rural et ils auraient peut-être été vexés.

Mais l’effet contraire aurait pu également être observé : il est possible que certains enquêtés

aient considéré cette question comme une valorisation d’un régiolecte, à l’instar de ce que

remarquent Maitre et Matthey (2007 : 88 et ss) à propos du patois d’Evolène

77

.

Résumé et conclusion

Nous avons évoqué dans ce chapitre le profil sociolinguistique de quatre familles indiennes

migrantes, ainsi que leurs pratiques langagières déclarées et effectives. Nous avons aussi

dégagé le rôle, la place et la fonction que chacun de nos participants accorde aux différentes

langues dans sa vie quotidienne et professionnelle.

Pour esquisser le profil sociolinguistique des membres de chaque famille, nous avons

examiné la trajectoire linguistique des participants, depuis leur naissance jusqu’à leur point

d’installation finale dans leur pays d’accueil, de manière à saisir une biographie linguistique

in extenso. En retraçant leur trajectoire linguistique, nous avons pu observer la mise en place

des ressources langagières de nos enquêtés, et construire ainsi leur biographie linguistique.

Cette démarche nous apporte, en effet, les informations sur le pourquoi et le comment du

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choix et de la pratique de chacune des langues présentes dans leurs répertoires verbaux.

Rappelons cependant que, malgré nos efforts pour obtenir des données au moyen de plusieurs

outils et méthodes, nous sommes conscient qu’il est fort possible que certains faits liés aux

pratiques et attitudes linguistiques des personnes étudiées nous aient complètement échappé.

Avant de faire un résumé de ce chapitre, nous allons nous pencher succinctement sur les

failles des méthodes scientifiques visant à extraire des informations complètes au sujet d’un

groupe humain. Ce thème a déjà été brièvement traité dans plusieurs passages du chapitre sur

la méthodologie, mais nous pensons utile d’y revenir après avoir illustré les traits langagiers

saillants et déterminants dans les pratiques langagières des enquêtés.

Les méthodes employées pour la collecte des données, en particulier dans le domaine des

sciences humaines, ne peuvent pas garantir des informations exactes et précises sur les

pratiques langagières et la biographie linguistique des individus. Les questions d’un

questionnaire peuvent être difficiles à comprendre ou les individus peuvent manquer de

motivation pour fournir les informations nécessaires, ces dernières étant parfois ambigües ou

ambivalentes, ce qui nuit à la fiabilité des données. Inconsciemment, les participants peuvent

oublier de déclarer une langue qu’ils ont apprise ou qu’ils pratiquent toujours, ou alors ils ne

la jugent pas suffisamment importante pour la mentionner. Plusieurs outils et techniques nous

ont permis de décrire finement les pratiques langagières des personnes interrogées et

d’accroitre la fiabilité des données. Malgré tout, la réalité des pratiques langagières est

difficile à découvrir. Nous avons évoqué la divergence parfois entre la pratique déclarée et la

pratique effective. C’est justement dans cette discrépance que nous tentons de chercher la

place, le rôle et la fonction des langues dans les ménages indiens.

En premier lieu, nous avons souligné le fait qu’aucun participant ne déclare la langue

religieuse comme une langue de son répertoire verbal. Cependant, notre présence sur le

terrain a révélé la pratique religieuse et par conséquent l’usage de l’arabe coranique, du

sanscrit et du pendjabi ancien chez un certain nombre de participants. On pourrait en tirer la

conclusion que les participants ne considèrent pas ces langues au même titre que les autres et

que c’est pour cela qu’ils ne les mentionnent pas. La pratique de ces langues est uniquement

dédiée à la prière et aux actes religieux ou rituels, et le besoin d’une connaissance approfondie

de ces langues n’est pas considéré comme nécessaire. Les participants ne déclarent pas non

plus leurs idiomes régionaux ou des variétés basses de la diglossie (pour reprendre la

terminologie de Ferguson, 1959), même si elles font partie de leur répertoire, comme c’est le

cas dans les

FAM B

et

C

, mais surtout dans les

FAM A

et

D

. Dans le cas du père de la

FAM C

,

nous avons remarqué son usage fréquent d’une variété qu’il considère comme dévalorisée et

dont il a honte. Pareillement, le père de la

FAM D

dévalorise le parler de son village et se

distancie de l’idiome de sa mère dans lequel il communique pourtant avec elle. Il en ressort

que les enjeux de prestige et de valorisation des langues ont une influence sur l’attitude

langagière des participants en présence du chercheur. Dans une telle situation d’enquête, ils

cherchent à donner la meilleure image possible d’eux-mêmes en inférant que, pour un

doctorant de l’université, seules les langues standards ont de la valeur. Il est très difficile pour

un chercheur de contourner ces difficultés.

En second lieu, tous les participants ont déclaré la pratique et la connaissance de la langue

première ou parentale. La langue première est dans la plupart des cas la langue parentale, à

l’exception de la

FAM D

où les enfants ne parlent que la langue suédoise. On trouvait le même

cas de figure dans la

FAM A

en France, avant que les enfants ne soient scolarisés en Inde. Sur

le terrain, nous avons vérifié le rôle et le degré de la pratique des langues parentales dans le

foyer, qui correspondaient à ce qui a été déclaré. Nous avons pu mener des entretiens dans les

langues premières des parents avec les membres de la famille et les enregistrements des

conversations familiales attestent bien la présence et la pratique de ces langues. Dans le cas de

la

FAM D

, l’entretien s’est déroulé en hindi/pendjabi avec les parents, alors qu’avec les enfants

nous avons communiqué en anglais. Les langues indiennes qui ont le statut officiel ou

régional en Inde sont parlées par les parents dans leur vie quotidienne avec leurs enfants, à

l’exception de la

FAM D

. Son usage est utile pour maintenir les contacts avec les proches

parents ou les amis lors des séjours en Inde, ou pour les contacts téléphoniques ou par

Internet. Leurs enfants, selon leur degré de compétence et leur aisance dans la langue des

parents, communiquent avec leurs parents, et élargissent leur réseau d’amis par le biais de ces

langues lors de leurs séjours en Inde, de leurs voyages ou sur Internet. En ce qui concerne la

FAM D

, la pratique de la langue pendjabie, déclarée langue première par les deux parents, est

uniquement effective entre le père et la mère.

En troisième lieu, nous avons remarqué la présence et l’importance de la langue anglaise dans

tous les foyers. L’anglais jouit d’un statut crucial pour la mère de la

FAM A

, les pères des

FAM B

et

C

. Nous avons noté ailleurs (Haque, 2010a : 233) que « l’anglais a pris une place

considérable dans la vie sociale et professionnelle . . . en ayant facilité leur installation et en

leur permettant de communiquer avec l’extérieur, soit dans le cadre de leur travail, soit de

l’école ou bien dans l’interaction sociale ». Dans le cas de la

FAM B

(depuis 15 ans) et de la

FAM C

(depuis 11 ans), l’anglais joue toujours un rôle primordial dans leur travail. L’anglais

est important pour les membres qui subviennent à leurs besoins et à ceux de leurs familles.

Les mères des

FAM A

et

C

ont eu l’opportunité de travailler en France et en Finlande grâce à

leur compétence en anglais. Dans une étude de la trajectoire linguistique de quatre immigrants

indiens aux États-Unis, Mir et al. (2000) mettent également en avant l’importance de l’anglais

comme langue de scolarisation en Inde. D’après eux, au sein des entreprises de logiciels

informatiques en Inde, l’anglais joue également un rôle primordial. C’est pourquoi les parents

tablent sur la langue anglaise pour l’avenir de leurs enfants en Inde ou à l’étranger. À travers

l’anglais, c’est le développement d’un réseau social prestigieux qui est visé. Les enfants sont

donc conscients de l’importance de cette langue. Nous avons observé l’usage de l’anglais par

les parents et par les enfants dans plusieurs activités quotidiennes, comme suivre des

émissions à la télévision ou surfer sur Internet, mais aussi dans les loisirs et lors des voyages.

Au sein de la

FAM D

, nous rappelons que la prééminence de la langue suédoise affaiblit

l’importance de l’anglais. Pour les parents, l’anglais est très peu utilisé dans leur vie

quotidienne sauf à quelques occasions, soit pour communiquer avec des clients anglophones,

indiens ou non. Mais leurs enfants développent leurs connaissances en anglais grâce à l’école

et les ainés ont déjà acquis une compétence suffisante pour parler anglais lors des vacances à

l’étranger, notamment dans les pays anglophones comme les États-Unis et l’Angleterre. Les

enfants de la

FAM B

emploient l’anglais quand ils vont en visite chez leurs cousins à Londres.

Tous ces enfants de la deuxième génération utilisent l’anglais, d’une manière habituelle, plus

dans leur communication informatique et à l’occasion de certaines activités de loisirs que

pour la communication avec leurs amis et leurs proches.

Enfin, l’usage de la langue du pays d’accueil a aussi été observé dans tous les foyers. La

pratique de cette langue au sein du foyer ou par les membres dans leur vie quotidienne dépend

des besoins, de la nécessité et de la compétence dans cette langue. Dans le cas de la

FAM A

, le

français, auparavant dominant avant 2005, était la langue unique de communication et de

travail tant pour les parents que pour les enfants. Depuis cette date, le français a perdu sa

position notamment dans la communication familiale, remplacé par l’hindi, et en 2008, sa

place était limitée au lieu de travail. Les enfants ont étudié la langue française à l’école en

Inde et restent en contact avec leurs amis en France lors des vacances ou par Internet. Le

norvégien, pour la

FAM B,

est employé uniquement par les enfants, soit dans l’espace scolaire,

soit dans les contacts quotidiens avec les habitants de leur ville. Notons aussi la présence de la

langue norvégienne pour les enfants à la télévision et sur l’Internet. La mère apprend le

norvégien depuis une dizaine d’années et lit des romans en norvégien. Il en va de même pour

le père qui lit des journaux en norvégien et s’intéresse à la vie politique et culturelle de sa

ville. Mais sa communication langagière reste à dominante anglophone sur son lieu de travail.

Le père de la

FAM C

se sert uniquement de l’anglais sur son lieu de travail ; son usage du

finnois est quasiment inexistant. Nous remarquons la même tendance langagière pour son fils

ainé qui n’a pas été scolarisé en langue finnoise. Malgré l’apprentissage de cette langue à

l’école, il ne se trouve pas à l’aise pour communiquer ou mener des activités en finnois. En

revanche, l’importance de la langue finnoise est marquée pour la mère qui l’a apprise depuis

2007 et travaille dans un établissement finnois où la langue finnoise est l’unique langue de

communication. Pareillement pour son fils cadet, inscrit dans une crèche finnoise, il

communique et parle avec ses camarades et ses instituteurs en finnois. La mère lit des

journaux et des romans en finnois, alors que le fils cadet préfère regarder des films et dessins

animés dans cette même langue. Pour la famille de Göteborg, la langue suédoise est la langue

usuelle de la famille. Langue unique de communication entre parents-enfants, c’est aussi la

langue du travail pour les parents et la langue d’études pour les enfants.

Excepté pour les langues sacrées et les langues régionales, notre mode d’investigation n’a pas

mis en évidence de fortes différences entre pratiques langagières déclarées et pratiques

langagières effectives. Il y a tout de même le cas de la fille ainée de la

FAM A

qui déclare

l’haryanvi comme langue maternelle alors qu’elle n’a pas de connaissance dans cette langue.

Ce fait révèle l’importance qu’elle attribue à son appartenance d’origine, via celle de ses

parents.

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It is as if the field of competence in language

had the shape of a butterfly, one wing specific

to speaking, one to writing, the body common

to both. Linguistic analysis has focused on the

body, as it were, and while that is vital, so are

the wings. (Dell Hymes, 1996)

Introduction

Ce chapitre a pour but d’envisager les différents aspects de la compétence linguistique des

membres de nos familles témoins de la migration indienne en Europe. Nous avons évoqué

dans le chapitre précédent la pratique langagière plurilingue au sein de chaque foyer et nous

avons vu comment chaque langue est assignée à un rôle, à une fonction, ainsi que la place des

différentes langues présentes dans les répertoires verbaux des participants de notre étude. La

pratique de différentes langues tend à caractériser un individu en tant qu’un locuteur

plurilingue. Toutefois, ce répertoire multilingue est truncated selon le terme proposé par

Blommaert et al. (2005). Autrement dit, le répertoire est segmenté par domaines (au sens de

Fishman) et il est constitué de plusieurs codes linguistiques dans lesquels le locuteur a des

compétences diverses et inégales. Nous développerons ce concept plus loin dans ce chapitre.

Lorsque nous avons présenté dans des colloques

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, les aspects de notre enquête liés à la

pratique et à la place des langues allogènes et endogènes, nous avons été questionné à

plusieurs reprises au sujet de nos méthodes d’évaluation des compétences de nos locuteurs

indiens. Sur quoi nous basions-nous pour les labelliser “plurilingues” ? Ces interrogations

nous ont permis d’affiner la réponse. Nous présentons ci-après un étayage théorique qui

valide, croyons-nous, notre manière de procéder.

78

Lors de nos enquêtes, la question de la compétence linguistique dans différentes langues ou

variétés a été abordée avec les membres des familles au travers de questionnaires, d’entretiens

et de conversations enregistrés. Un questionnaire

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d’autoévaluation des compétences a été

renseigné par chaque membre de la famille pour chacune des langues de son répertoire, autant

à l’oral qu’à l’écrit. Les participants ont été invités à noter leur niveau de compétence sur une

échelle de 1 à 5, en distinguant compréhension/production orale et écrite. Il s’avère que cette

manière de procéder pour s’enquérir des connaissances linguistiques ou des compétences est

controversée, des doutes subsistent sur la validité d’une telle autoévaluation. Dans notre cas

de figure, nous avons eu l’occasion de vérifier la pertinence de ces autoévaluations lors des

interviews, des conversations enregistrées, des séjours ou visites de terrain durant lesquels

nous avons mobilisé des méthodes ethnographiques. Mais comme nous avons été invité à

fournir plus de détails sur ce mode d’évaluation, nous allons consacrer la première partie de

ce chapitre à l’évaluation de la compétence linguistique. La problématique qui se pose est la

suivante : si la méthode pour évaluer les compétences est sujette à caution, en existe-il une

meilleure pour obtenir des résultats valables sur cette question des compétences dans un

répertoire plurilingue construit dans le processus de migration ? Les compétences plurilingues