4.6 Politique linguistique – Suède
4.6.2 Politique linguistique familiale – FAM D
La politique linguistique familiale de la
FAM D est marquée, d’une part, par l’absence d’uneidéologie du maintien de la langue et de la culture d’origine, et d’autre part, par une place
considérable accordée à la langue suédoise. Nous nous interrogerons sur cette orientation au
sein de ce foyer vers la langue de la majorité au détriment de la pratique des langues
indiennes, en l’occurrence, le pendjabi et l’hindi.
Dans un contexte migratoire, la politique linguistique familiale ne vise pas nécessairement
une politique de transmission des langues et cultures d’origine pour la deuxième ou troisième
génération. Il s’agit en effet du choix effectué par les parents en matière de pratique et
d’apprentissage des langues pour leurs enfants. Leur idéologie linguistique peut être tout à fait
conforme à celle du pays d’accueil ; ainsi nous pouvons trouver de l’engouement, de
l’appréciation, voire de la ferveur en faveur de la langue promue comme langue principale par
les instances gouvernementales du pays de résidence. Dans le cas de la FAM D, nous trouvons
ces différents traits dans les attitudes langagières des parents. Il nous a paru alors intéressant
de chercher à comprendre pourquoi les langues parentales n’ont pas été placées au centre de
la politique linguistique familiale, alors qu’en Suède, une politique linguistique nationale
semble favorable au maintien et à la sauvegarde des langues familiales. Nous nous
interrogeons également sur les modalités discursives et argumentatives qui cherchent à
relativiser l’importance du patrimoine culturel et linguistique face à la langue suédoise.
Lors de notre premier rendez-vous avec le père de la famille,
JASnie l’intérêt de la pratique
des langues premières, voire de leur apprentissage, tout à fait dans la lignée des conclusions
d’Ekstrand (1980) évoquées ci-dessus :
(41) On est tous suédois. À quoi bon apprendre le pendjabi ?
Il explique ensuite que les langues indiennes ne seront d’aucune utilité pour les enfants qui
vont vivre toute leur vie en Suède et qui ne rentreront jamais en Inde. Il ajoute par ailleurs
que :
(42) Ici tout est en suédois et le pendjabi ne marche pas, alors pour quelles raisons faudrait-il qu’ils apprennent le pendjabi ? Il faut qu’ils perfectionnent le suédois et l’anglais.
Nous rappelons que les entretiens avec le père se sont déroulés en plusieurs séances étalées
sur une période de deux semaines, dans son magasin. Chaque séance durait entre une
demi-heure et trois quarts d’demi-heure. Cette donnée a son importance, car nous avons obtenu des
réponses ambivalentes et ambigües dans les énoncés du père, mais aussi de la part de la mère,
à l’égard de l’apprentissage des langues parentales par leurs enfants. D’une part, ils
relativisent l’importance des langues indiennes et ils valorisent la langue suédoise en vertu de
son utilité et de son prestige dans le pays de résidence, et d’autre part, ils expriment leur
regret de ne pas pouvoir transmettre leurs langues indiennes. Pour comprendre ces deux
aspects distincts dans leurs discours, nous tenons tout d’abord à souligner deux éléments qui
peuvent caractériser à nos yeux leur prédilection pour la langue suédoise.
Il convient tout d’abord de signaler que la
FAM Dest la seule famille parmi les quatre étudiées
dont les membres ont opté pour la nationalité de leur pays de résidence, renonçant ainsi à
celle de l’Inde
159. Identifiés comme suédois par leurs passeports obtenus dans leur pays de
résidence, les membres de cette famille souhaitent s’intégrer de manière linguistique au
groupe majoritaire du pays. Ce désir d’affiliation officielle peut-il devenir si important qu’ils
soient prêts à se soumettre entièrement à la politique linguistique nationale ?
Nous présumons en outre que la réponse du père selon laquelle il privilégie la langue
suédoise, au détriment de la langue pendjabie, peut s’expliquer par un manque de confiance
de la part de l’enquêté à l’égard de son enquêteur. Il s’agissait en effet de notre premier
rendez-vous, au cours duquel nous nous sommes présenté comme doctorant en
sociolinguistique venant de France. Nous pensons que la situation était complètement
nouvelle pour le père et sa famille, car personne n’avait abordé avec eux le sujet des pratiques
et attitudes langagières. Il est probable que le père pense que nous soyons un “agent” du
159
gouvernement suédois dont la mission est de faire une étude sur l’assimilation linguistique et
culturelle des immigrants en Suède. Nous avons déjà soulevé ce point dans le chapitre
concernant la méthodologie. Au cours des deux premiers rendez-vous avec le père, nous
remarquons que celui-ci a fait un éloge quelque peu convenu et poussé des langues et cultures
scandinaves, tout en évitant les questions sur l’usage de ses propres langues premières en
Suède. Il met en valeur l’importance de l’apprentissage des langues scandinaves, comme le
norvégien, l’islandais et le suédois, leur fonction et leur rôle dans la vie quotidienne, alors que
nous n’avions pas encore abordé ce sujet avec lui, ni posé aucune question sur ces langues. Il
est intéressant de voir comment un membre d’un groupe minoritaire migrant peut essayer de
persuader son interlocuteur de ses convictions linguistiques, sans que le sujet n’ait à aucun
moment été abordé. Nous sommes très fortement tenté de conclure que cette orientation
argumentative face aux langues du groupe dominant est un signe d’allégeance du migrant : le
père révèle qu’il garde en permanence à l’esprit son statut de migrant indien à Göteborg. Nous
verrons dans les entretiens ultérieurs qu’il change de discours et finit par admettre qu’il aurait
souhaité transmettre ses langues premières à ses enfants. Voici ses propos quand nous l’avons
interrogé à nouveau au sujet de l’enseignement des langues indiennes :
(43) Les deux premiers enfants ont suivi des cours de pendjabi à l’école à Göteborg et les deux autres ne l’ont pas du tout appris. À l’école, ils disent qu’il faut avoir au moins six élèves pour réclamer des cours de pendjabi. Nous avions quatre enfants et ensuite nous nous sommes arrangés pour qu’il y ait deux autres élèves. Après ils ont dit qu’il n’y avait pas d’enseignant, qu’il faut leur ramener un enseignant de pendjabi, et je me suis demandé comment j’allais arranger ça. Comme je le disais, les deux premiers enfants ont eu des cours de pendjabi, car à l’école à l’époque, il y avait un professeur de pendjabi. Mais son travail ou son contrat était à temps partiel. Il enseignait deux heures et il était payé à l’heure. Son déplacement n’a pas été compté dans son salaire. De plus, le salaire ne lui suffisait pas pour survivre. Il est parti.
Cet extrait est assez représentatif de la situation de l’enseignement des langues de la
migration, notamment pour des langues indiennes, au sein des établissements scolaires à
Göteborg. Les propos du père confirment et concordent avec les informations recueillies à
propos de la politique linguistique éducative menée par les autorités locales au sein des écoles
en Suède à propos des modalités de cet enseignement (problème posé par le recrutement
d’enseignants, questions de salaire et nombre minimal d’élèves à respecter pour pouvoir
ouvrir une classe).
Malgré leur allégeance à la langue du pays de résidence, les parents ont inscrit leurs enfants à
des cours de langues du foyer, mais ce projet d’apprentissage n’a pas été couronné de succès
pour leurs enfants. L’ambigüité du discours du père est donc frappante. Dans l’extrait (41) qui
se situe lors d’une de nos premières rencontres, nous notons qu’il valorise la langue suédoise
au détriment de la langue pendjabie. Or, dans l’extrait (43), nous notons que les parents n’ont
pas renoncé à l’idée d’une transmission linguistique intergénérationnelle et qu’ils ont inscrit
deux de leurs enfants dans des cours de langue pendjabie. Nous rappelons que c’est avec des
méthodes ethnographiques que nous avons pu collecter ces positionnements opposés chez une
même personne sur le même sujet. Seule, cette manière de procéder en rencontrant et
interrogeant les participants à plusieurs reprises, en utilisant plusieurs outils sur une longue
durée, permet de valider des données qui montrent toute la complexité de la dynamique
identitaire, et les configurations très variables du discours des informateurs selon le contexte.
La politique linguistique familiale au sein de ce ménage semble s’organiser autour des trois
mots clés suivants - l’importance, la compétence et le sentiment d’appartenance liés à la
langue suédoise.
(a) Importance – Les parents sont conscients de l’importance de la langue suédoise, comme le
montrent les propos du père :
(44) En Suède, ce n’est que la langue suédoise qui m’est utile pour le travail et pour la communication sociale.
Et de la mère :
(45) Le suédois est le plus important, car c’est la langue de mon travail.
Le suédois est valorisé par les parents comme une langue permettant d’obtenir un bon avenir,
du prestige, de la reconnaissance, et comme un outil langagier indispensable pour la survie en
Suède. La
FAM Dmontre ainsi un tout autre profil que celui des
FAM Bet
C, dont les pères
n’emploient pas la langue du pays de résidence et au sein desquelles la politique linguistique
familiale accorde au moins autant d’importance, voire plus, aux idiomes primitifs qu’à la
langue d’accueil. Nous avons vu également que dans le cas de la
FAM Aet pour la mère de la
FAM C, dont la langue du travail est la langue d’accueil, accorder de l’importance à la langue
du pays d’accueil ne les empêche pas de mener une politique linguistique efficace en faveur
de leurs langues premières. Les parents de la
FAM D, en revanche, appuient leur politique
linguistique sur le pouvoir, le privilège et l’importance accordés à une seule langue.
(b) Compétence – La compétence langagière apparait centrale dans la mise en oeuvre d’une
politique lingusitique familiale au sein d’un foyer. La pratique de la langue doit être
accompagnée de mesures nécessaires permettant de développer le niveau de compétences
linguistiques souhaitées pour que la politique linguistique soit efficace. Voici les propos du
père concernant l’emploi de la langue suédoise par ses enfants :
(46) Je préfère que, tout d’abord, ils perfectionnent leur suédois.
Il apparait comme évident que la politique linguistique familiale peut être taxée
d’assimilationiste : les enfants doivent passer pour des Suédois. L’allégeance est justifiée par
l’argument de la supériorité du suédois, langue qui « combine le plus haut niveau de clarté et
de simplicité », selon les propos du linguiste suédois Adolph Noréen, cités par Milani et
Johnson (2008 : 13). Ce point de vue est partagé, d’après les auteurs, par tous les linguistes
tout au long du
XXesiècle, et plus tard, par les acteurs éducatifs et politiques travaillant sur les
langues. Cette notion de clarté dans la langue suédoise est aussi exprimée par le père qui
souhaite que ses enfants parlent un très bon suédois sans accent étranger. Il est probable que
le père pense qu’une politique linguistique familiale rigoureuse en faveur de la langue du pays
d’accueil réduira la différence dans son usage, entre un immigrant et les habitants de souche
suédoise.
(c) Appartenance – Nous pensons que la notion d’appartenance peut être traduite comme
l’affiliation manifestée, souhaitée, à un espace géographique. Le sentiment d’appartenance au
pays de résidence peut être un facteur de motivation pour employer/pratiquer/apprendre la
langue dominante dans tous les domaines et tous les registres. Le père de la
FAM Drévèle de
cette manière son sentiment d’appartenance à la Suède :
(47) Je me vois toujours en Suède d’ici dix ans. J’ai très peu d’attachement à mon pays d’origine . . .
Le fait que le père projette sa vie future en Suède et mentionne son peu d’attachement à l’Inde
sont des raisons supplémentaires pour investir davantage dans la langue suédoise, la plus
privilégiée en Suède. La mère confirme que le suédois est la langue principale lors des
interactions au sein de la famille :
(48)Depuis que je suis en Suède, je ne communique qu’en suédois.
(49)Pour mes enfants, la langue suédoise est leur langue maternelle . . .