4.4 Politique linguistique nationale – Inde
4.4.2 Hindi et anglais : leur statut et leur rôle dans la politique linguistique indienne
Nous nous intéresserons très sommairement à l’usage prôné des langues promues dans le
cadre de la politique linguistique de l’administration durant les deux empires qui ont gouverné
l’Inde avant son indépendance en 1947 – l’Empire moghol et l’Empire britannique. Nous ne
disposons que de bribes d’informations, mais suffisantes pour montrer les liens entre la
succession des pouvoirs et l’ascension ou la déchéance de certaines langues au cours des
siècles.
Au début de
XVIesiècle, l’Inde est envahie par Zahir al-Din Muhammad Babur qui fonde
l’Empire moghol en 1526. De foi musulmane, Babur vient d’Asie centrale, d’une tribu
mongole ayant une double appartenance culturelle – turque et persane. Il parle le tchaghtaï
(langue turque) et écrit des poèmes dans cette langue, mais aussi en persan (Dale, 1996 : 635).
Le persan est alors la langue officielle de la cour de l’Empire moghol (Lakshmi Bai 2001 :
271). D’après Alam (1998 : 317), le persan s’impose peu à peu comme langue de la cour ou
de l’administration au début de l’empire, au détriment du turc. La présence du persan s’accroit
entre 1556 et 1659 ; il devient langue de pouvoir et de prestige, langue de l’administration et
de la littérature. Il continue de bénéficier du statut de langue de la cour jusqu’au milieu du
XVIIIesiècle dans certaines parties du pays, et cela même après la chute de l’Empire moghol.
Abidi et Gargesh (2008 : 107) indiquent que le dernier empereur de la dynastie moghol,
Bahadur Shah II, a instauré l’ourdou comme langue de la cour en 1835 seulement, alors que,
Faruqi (2001) et Kachru (2008 : 82) pensent même que la langue ourdoue n’a jamais été une
langue de cour durant l’Empire moghol.
Dans cette période de turbulence dans la gestion du pays, trois langues ont émergé et dominé
le nord de l’Inde, bastion de l’Empire moghol : le persan, l’ourdou et l’hindi. Notons que la
langue persane est présente dans le sous-continent indien avant l’avènement de l’Empire
moghol, notamment avec les souverains musulmans au sud de l’Inde (fin du
XIVesiècle) et
dans la littérature produite par les élites musulmanes du nord de l’Inde (Alam, 1998 : 318).
Abidi et Gargesh (2008 : 103) situent le début de l’expansion du persan aux alentours de
1001-1026 apr. J.-C. Le premier élément important à noter est donc l’association de la langue
persane à l’islam, même si l’histoire culturelle et linguistique du persan a commencé bien
avant l’expansion de cette religion (voir Riazi, 2005) en Iran et que considérer le persan
comme la langue des musulmans est en fait inexact. Dans la mesure où le persan était la
langue des élites musulmanes en Inde, les Moghols, eux-aussi musulmans, l’ont adopté. Le
persan est ainsi perçu comme une langue liée à la religion musulmane, plus ou moins au
même titre que la langue arabe. A côté de la langue prestigieuse parlée par les élites, la langue
ourdoue est d’abord celle du peuple ; puis, suite au déclin de la dynastie moghole, elle
s’impose peu à peu, peut-être déjà chez les derniers Moghols, et ensuite dans l’empire
colonial britannique. L’ourdou emprunte beaucoup au persan et est aussi étiqueté comme
langue des musulmans, mais de nombreux Indiens de confession hindoue apprenent le persan,
l’arabe et l’ourdou afin de pouvoir monter dans l’échelle sociale. Selon Alam (1998 : 326), les
hindous s’inscrivaient en grand nombre dans les madrasas afin de maitriser la langue persane,
ce qui permettait de bénéficier de meilleures carrières dans les cercles du service impérial.
L’ourdou et le persan deviennent des langues de culture et du politique, sans distinction de
religion. Il semble que, dès les années 1830 et après l’indépendance de l’Inde, la
marginalisation de la langue ourdoue par la langue hindie, et l’association de chacune de ces
langues à une religion, respectivement l’islam et l’hindouisme, augmente en intensité. Kachru
(2008 : 82) compare l’hindi et l’ourdou en explorant leurs origines, ce qui permet de
comprendre davantage les attributs de chacune de ces langues. D’après l’auteure, l’hindi a
pour origine le patois parlé au marché et dans les camps militaires durant l’invasion
islamique, et par la suite, lors de l’établissement des souverains musulmans dans le nord de
l’Inde entre le
VIIIeet le
Xesiècle. Ensuite, le parler des environs de Delhi, appelé khari Boli, a
été adopté par les Afghans, les Persans et les Turcs comme langue d’interaction avec la
population locale. Elle évoluera et se diversifiera en plusieurs variétés, deux d’entre elles
étant l’hindi et l’ourdou. Kachru fait donc remonter l’hindi et l’ourdou à une origine
commune, le parler khari boli de Delhi et de ses environs. Les deux langues ont été
aménagées dans deux systèmes graphiques différents : un alphabet perso-arabe pour l’ourdou
et l’alphabet dévanagari pour l’hindi. L’ourdou sera une langue littéraire sous l’égide des
musulmans et bénéficiera d’un soutien notable de la part des dirigeants musulmans, alors que
l’hindi émergera comme une langue importante beaucoup plus tard, au
XIXesiècle.
Qu’en est-il de la politique des langues lors de l’âge d’or de la puissance anglaise en Inde,
lorsque celle-ci faisait partie de l’empire britannique ? Les premiers colons anglais arrivent en
Inde avec la Compagnie des Indes orientales (East India Company) au
XVIIIesiècle. Bien que
simples commerçants au départ, ils réussissent à usurper le pouvoir des mains des Moghols, et
établissent un régime colonial dans l’ensemble du sous-continent indien. Les Britanniques
introduisent un processus visant à remplacer le persan par leur propre langue. L’anglais est
alors introduit et la langue hindie commence à émerger au sein de la politique nationale et de
l’administration indienne. Le persan est remplacé par l’anglais dès 1830 (Lakshmi Bai, 2001 :
271 ; Yaqin, 2006 : 96). Comme déjà mentionné, l’ourdou était peut-être une langue de cour
lors de la période des derniers Moghols (mais ce fait est contesté par Faruqi, 2001). Dans
l’État du Pendjab, l’anglais et l’ourdou ont été déclarés langues du gouvernement par les
Britanniques (Bose et Jalal, 1998 cités par Yaqin, 2006). L’anglais devient la langue officielle
du gouvernement et de la haute administration, alors que les langues vernaculaires comme
l’ourdou et ensuite l’hindi sont promues langues officielles de la basse administration. Cette
répartition entre les deux types d’administration à l’époque de l’empire britannique implique
que les officiers anglais et l’élite indienne détiennent les plus hauts niveaux, alors que les
fonctionnaires indiens occupent les plus bas. Dans cette configuration des langues, l’anglais
ressort comme une langue dominante associée à la puissance de l’administration et remplace
le persan dans l’éducation. Ainsi, une langue étrangère dominante se fait détrôner par une
autre langue étrangère. Le processus visant à installer l’anglais comme langue officielle et à
justifier son installation en tant que telle en Inde, est en marche, dès le
XIXesiècle, et cette
langue continuera à jouer un rôle important après l’indépendance. À partir du début de ce
processus, le persan est minorisé ; il ne sera plus appris et enseigné que dans les écoles
coraniques, les établissements scolaires gérés par les musulmans ou comme langue
optionnelle dans les écoles ou encore comme matière dans quelques universités. Le persan
figure désormais parmi des Non-Scheduled Languages et son usage est quasiment absent en
dehors du domaine de l’éducation.
Alors que sous la colonisation l’anglais bénéficie d’un statut privilégié, l’ourdou est
également favorisé. Ce n’est que plus tard qu’il sera lui aussi minorisé par l’hindi et perdra
son rôle officiel dans l’éducation et dans l’administration. Nous allons évoquer brièvement le
rôle de l’ourdou et de l’hindi durant la période de pré-indépendance entre 1830 et 1947.
Dans le nord de l’Inde, d’après Yaqin (2006 : 96), l’ourdou a été reconnu langue officielle le
4 septembre 1837 au Bihar, aux United Provinces, à l’Avadh et au Pendjab, mais aussi à
Hyderabad dans le sud de l’Inde. Khan (2006 : 199) constate que l’ourdou était la langue
commune de l’Inde, et cela depuis le premier recensement linguistique effectué sous l’Empire
britannique en 1871, qui répertorie presque 128 millions de locuteurs indiens déclarant
employer la langue ourdoue. Khan indique que la reine Victoria avait engagé un professeur
pour apprendre la langue de ses sujets. La popularité de l’ourdou parmi les officiers
britanniques est notée par Lakshmi Bai (2001 : 274). D’après Akhtar (2000), il existe une
centaine de poètes d’origine britannique ou anglo-indienne qui écrivent en ourdou. En 1864,
l’ourdou est promu langue de l’armée indienne (King, 2001 : 55), mais d’après cet auteur,
l’hindi et son écriture dévanagari étaient beaucoup plus répandus que l’ourdou écrit en
perso-arabe. Des militants lancent un mouvement pour généraliser l’écriture dévanagari pour l’hindi
au détriment de l’écriture perso-arabe. Selon Lakshmi Bai (2001 : 274), le changement de
système graphique a commencé au Bihar, puis cette langue a été promue comme langue de la
cour en 1881. L’hindi gagne en prestige à partir de 1860, en particulier dans la région où il est
déjà une langue vernaculaire dominante. Un processus de substitution de l’ourdou dans la
partie centrale de l’Inde commence dès 1870, alors qu’à l’ouest et dans la région d’Awadh, il
faut attendre au moins une trentaine d’années pour voir ce processus aboutir. Autrement dit,
ce n’est que vers le début du
XXesiècle que l’hindi trouve sa place officielle.
Le conflit entre l’hindi et l’ourdou en tant que langue officielle continue à enflammer la
politique des langues de la nation entière, bien après que le dévanagari ait été déclaré alphabet
obligatoire pour écrire l’hindi au sein de l’administration et dans le monde de l’éducation.
Selon Das Gupta (1970), dès le début des années 1920, la majorité des protagonistes associés
au mouvement national pour l’indépendance de l’Inde étaient unanimes pour employer l’hindi
comme langue nationale. Lakshmi Bai (2001 : 275) écrit que le Mahatma Gandhi a abordé
cette question dès 1917. D’après elle, cinq critères ont été proposés par Gandhi pour qu’une
langue puisse obtenir le statut de langue officielle :
(a) it should be easy to be learnt by the government officials ;
(b) it should have the capacity to serve as the medium for religious, economic and political interaction throughout the country ;
(c) it should be the speech of the majority of the people of the nation ;
(d) it should be easy to learn as a language ;
(e) it should not be a language chosen for temporary or passing interests.
Les critères (d) et (a) sont à peu près similaires, mais dans le (a) l’accent est mis sur les agents
de l’Union. Le critère (e) vise l’anglais dont l’usage, d’après Gandhi, va décliner suite à
l’indépendance de l’Inde, en particulier au sein de l’administration basse. Cependant, nous
verrons que c’est le critère (c) qui jouera un rôle décisif en soulignant le nombre de locuteurs
parlant la langue à choisir. Au-délà de la liste de ces critères, on voit bien que Gandhi dessine
l’avenir de l’hindi, seule langue qui semble les remplir à peu près tous et qui peut prétendre
devenir candidate au statut de langue nationale de l’Inde.
À la même époque le mahatma Gandhi soutenant la candidature d’une variété commune à
l’hindi et l’ourdou, appelée l’hindoustani, au statut de langue nationale de l’Inde
indépendante. Gandhi observait que l’hindoustani englobait un hindi très peu sanscritisé et un
ourdou très peu persianisé, ce qui en faisait le code idéal pour symboliser la nature séculaire
de l’Inde que l’on aspirait à bâtir (Montaut, 2004 : 74).
Suite à sa sortie de l’Empire britannique en 1947, l’Inde se voit divisée en deux pays sur la
base d’arguments religieux et linguistiques. Le Pakistan voit le jour et devient lentement le
pays des “purs”, pour la communauté musulmane, et l’ourdou est choisi comme langue
nationale. Sarangi constate (2009 : 21) que la partition de l’Inde est aussi une partition des
langues – l’hindi et l’ourdou – qui vont chacune renforcer l’identité nationale des deux États
issus de l’indépendance, l’Inde et le Pakistan. En conséquence, la langue ourdoue perd sa
position officielle en tant que langue administrative dans plusieurs États en Inde (Gottschalk
2000 : 31) ainsi qu’au sein des écoles et universités. Il en va de même pour la langue
hindoustani qui n’est plus considérée comme une option dans la recherche d’une langue
nationale, car elle est perçue comme plus proche de l’ourdou que de l’hindi.
La question du choix de la langue nationale engendre un débat de six semaines à l’Assemblée
Constituante. Sarangi (2009 : 23) note que l’hindi l’emporte par 78 voix contre 77. Cet
évènement historique est cependant contesté par Ekbote (1984 : 17) qui affirme qu’il n’y a
jamais eu de vote sur le statut officiel des langues. Selon lui, la place de langue nationale a
toujours été réservée à la langue hindie. Cet argument rejoint celui d’Austin (2009 : 83-84),
publié pourtant dans le même ouvrage collectif, dans lequel Sarangi a expliqué sa version des
faits. Austin signale, lui, que le vote avait comme objectif de choisir quel système officiel de
numération utiliser, soit le système indien
115soit le système international. En 1949,
l’Assemblée constituante adopte l’hindi comme langue officielle de l’Union indienne dans
l’écriture dévanagari et le système de numération indien a été choisi. La décision d’imposer
une seule langue indienne officielle n’a pas fait l’unanimité au sein des partis politiques, car
elle n’était pas représentative de la pluralité linguistique de la république indienne. Elle a
donc été rejetée par d’autres groupes linguistiques, en particulier par les dravidophones.
L’anglais est alors aussi nommée langue officielle, à côté de l’hindi, et cela pour une durée
transitoire de 15 ans. En 1965, l’hindi deviendrait la seule langue officielle de l’Union
indienne et l’usage officiel et administratif de l’anglais serait interdit. D’après King (2008 :
318), à l’approche de l’année butoir, plusieurs émeutes linguistiques ont lieu et le mouvement
anti-hindi s’intensifie, en particulier dans l’État du Tamil Nadu. Les locuteurs dravidophones
ou non-hindiphones craignent que la langue hindie leur soit imposée après la disparition de
115
Dans le système de numération indien, la virgule est placée après trois chiffres et ensuite après deux chiffres (par ex. 10, 00, 000) alors que le système de numération international place la virgule tous les trois chiffres (par ex. 1, 000, 000). De plus, le système de numération indien utilise certains termes se référant à la quantité d’anglais indien pour désigner des nombres comme one lakh (anglais indien) qui est l’équivalent de hundred thousand (anglais international).