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Le dernier axe sur lequel nous nous appuyons pour appréhender le concept de compétences

langagières au travers des pratiques langagières plurielles est celui de l’indexicalité. Nous

reprenons l’idée de Delbecque (2006 : 21 et ss), selon laquelle la structuration du langage est

fondée sur différents types de signes indexicaux, iconiques et symboliques. Pour les signes

indexicaux (ou indices), il y a contigüité entre la forme et la signification qui se rejoignent

pour signifier (par exemple, la démarche chancelante d’un homme est assimilée à l’ivresse).

Les signes iconiques reposent sur une image qui remplace un objet réel et enfin les symboles

reposent sur une relation conventionnelle entre la forme du signe et la signification

représentée. Les signes indexicaux permettent l’interprétation des comportements des

membres d’une communauté. Ils sont chargés de significations sociales et linguistiques et

sont en constante adaptation. Chaque signe, chaque mot, chaque énoncé produit montre la

façon dont on s’adapte ou non au cadre contextuel de l’interaction en cours. La notion

d’indexicalité souligne l’interdépendance des identités sociales et des langues (Rajah-Carrim,

2010 : 34). Les expressions ou la prononciation “donnent des indices” au sujet de l’identité

sociale d’un locuteur. Dans le cas de

YAS

, l’emploi de ham

97

au lieu de mein indique son lieu

de naissance et de scolarisation. En effet, le pronom “ham” est fréquemment employé par tous

les membres des

FAM B

et

C

qui ont appris cet usage au cours de leur socialisation dans leurs

villes natales.

Nous essaierons d’évoquer la relation entre langue et compétence langagière de nos

participants au travers de la notion d’indexicalité. Pour ce faire, nous allons nous appuyer sur

le cadre théorique que propose Silverstein (1992) en postulant deux ordres d’indexicalité dans

les langues. Omoniyi et White (2006 : 5) l’expliquent ainsi : « first-order indexicality . . .

refers to the links which speakers establish between linguistic forms and social categories,

and the second-order indexicality . . . considers the ways in which speakers rationalize the

link between linguistic form and social category ». Burbano-Elizondo (2006 : 114) soutient

que l’indexicalité du premier ordre diffère selon les contextes. On peut citer ici l’exemple de

l’accent de nos locuteurs du Bihar en langue hindie/ourdoue. Cet accent a différentes valeurs

indicielles dans différents espaces. Dans tel espace, ce dernier sera un signe permettant

l’identification du locuteur comme autochtone ou natif ; dans un autre espace, il indiquera que

ce locuteur vient de “l’extérieur”. L’indexicalité de deuxième ordre intervient alors, d’après

Silverstein, pour justifier le lien entre forme (linguistique) et signification en produisant un

discours qui mobilise des représentations. Milroy (2004 : 167) souligne que c’est

l’indexicalité de deuxième ordre qui se transforme en idéologie linguistique. Et comme nous

le savons déjà, dans chaque espace, chaque communauté attribue une valeur indicielle

différente à chaque forme linguistique ; il en résulte que les locuteurs manifestent différentes

attitudes langagières ainsi que différentes idéologies langagières. Blommaert (2007)

dénomme le deuxième ordre « orders of indexicality », un terme qui s’inspire de “l’ordre du

discours” de Foucault. Blommaert pense que l’indexicalité suit certains ordres stratifiés dans

lesquels « some forms of semiosis are systemically perceived as valuable, others are less

valuable, and some are not taken into account at all, while all are subject to rules of access

and regulations as to circulations »

98

. Blommaert ajoute une dimension spatiale et échelonnée

à l’ordre d’indexicalité. Le changement d’un espace à un autre correspond la plupart du temps

97

Nous avons évoqué dans le deuxième chapitre que les locuteurs du Bihar, de l’Uttar Pradesh de l’Est et d’autres régions emploient le pronom personnel “nous” (ham en hindi/ourdou) à la place de “je” (mein en hindi/ourdou), essentiellement à l’oral.

98

à un changement d’ordres d’indexicalité. Une forme linguistique change de valeur en fonction

des différents ordres d’indexicalité.

Nous allons voir dans les passages qui suivent comment les membres de la

FAM D

énoncent

une opinion sur l’usage de la langue suédoise. Nous avons déjà signalé que la langue suédoise

domine au sein de cette famille, dans laquelle elle a un statut de première langue pour les

enfants et occupe une place assez importante pour les parents. Le père accorde beaucoup de

valeur au suédois. En fait, comme le révèlent ses propos, il souhaite que ses enfants maitrisent

la langue du pays d’accueil :

(29) Et pour la langue suédoise, il faut la parler mieux que le natif. C’est pourquoi je dis à mes enfants qu’ils doivent faire l’effort de parler le suédois impeccablement. Si mes enfants répondent au téléphone, il ne faut pas que les natifs pensent que ce sont des gamins d’étrangers.

Le souhait de maitriser la langue au point qu’il n’y ait plus de différence perceptible entre

locuteur autochtone et locuteur étranger indique que le père associe la langue à l’ethnie du

locuteur. Signale-t-il par là que les enfants des immigrants en Suède ont généralement une

mauvaise compétence en suédois ? Ou bien projette-t-il sa situation de “locuteur du suédois

avec accent étranger” sur celle de ses enfants ? Pour la langue pendjabie parlée par sa femme,

le père fait appel à un ordre d’indexicalité dévalorisant, voire même méprisant – langue non

intelligible pour lui. Dong et Blommaert (2009 : 8) donne également l’exemple d’une élève

migrante interne en Chine qui ne parle pas le « parfait Putonghua » comme son instituteur et

qui s’estime incapable de se présenter en classe tant qu’elle est « sans langue ». Son accent

sichuanais est un indice stigmatisant qui suffit à la désigner comme une personne sans aucune

compétence langagière. Le père de la

FAM D

semble partager les mêmes représentations

consistant à associer accent et compétence linguistique : un accent étranger signale une

insuffisante capacité langagière ; il enjoint donc à ses enfants d’adopter le bon accent pour ne

pas être stigmatisés comme étrangers.

Dyer (2007 : 102) remarque que l’indexicalité des langues peut porter préjudice au locuteur

dès lors qu’elle est perçue et évaluée négativement par ses interlocuteurs. Nous avons vu dans

le chapitre précédent que les participants issus d’un village ou d’une région rurale n’ont pas

déclaré leurs dialectes. Les parents de la

FAM A

ont déclaré l’haryanvi comme langue

première, mais nous n’avons pas pu avoir d’informations sur la variété d’haryanvi pratiquée.

De même, le père de la

FAM D

nie avoir une compétence dans la langue de sa mère :

(30) Tout le monde parlait en pendjabi sauf ma mère qui s’adressait à moi en haryanvi. Je n’ai jamais appris et n’ai jamais parlé l’haryanvi.

Par ailleurs, il reconnait avoir une bonne compréhension orale en haryanvi. Il raconte aussi

ses expériences de vie dans le village de sa mère qu’il fréquentait souvent pendant son

enfance. On peut supposer alors que, dans le village de sa mère, ou avec les proches de sa

mère,

JAS

devait communiquer plutôt en haryanvi qu’en pendjabi. Cette information laisse

penser qu’il a une compétence en haryanvi, même segmentée, mais qu’il n’a pas déclarée

dans les questionnaires. Est-ce que le père se serait exprimé de la même manière si l’entretien

avait eu lieu au Pendjab ou dans l’Haryana, des régions où la perception de cette langue n’est

pas aussi négative qu’en Suède ? Nous en doutons. Le fait que sa mère parle haryanvi peut

être pris comme un indice de sa compétence, au moins réceptive, dans cette langue ; or il

prend soin d’écarter cette interprétation avec force. Dans son discours, il déclare un niveau de

compétence supérieur dans toutes les langues qu’il considère comme prestigieuses, et narre

des contes liés à ces langues afin de pouvoir justifier ses connaissances linguistiques et

culturelles. En haut de son échelle de valeurs, il place la langue suédoise, et tout en bas,

l’haryanvi. Au milieu, on trouve le norvégien, l’islandais, l’anglais et le pendjabi. Pour la

langue suédoise, il déclare : « mon suédois est meilleur que le pendjabi maintenant » et il n’a

qu’une compréhension orale de l’haryanvi. Il semble que pour le père de la

FAM D

, parler une

langue moins valorisante comme l’haryanvi est susceptible d’entâcher l’image qu’il donne de

soi. Les représentations dans son discours à l’intention de l’enquêteur relèvent certainement

en partie de la désirabilité sociale, biais difficilement contournable en situation d’entretien.

KUL

témoigne d’attitudes langagières similaires. Elle prend ses distances avec les locuteurs de

sa langue première, qui parlent une variété qu’elle prétend ne pas comprendre. Elle raconte

l’anecdote suivante survenue lors d’une réunion de femmes de la communauté indienne de sa

ville :

(31) Les gens du Pendjab ici sont complètement analphabètes, et quand je suis arrivée ici, je m’en suis rendue compte. Une femme m’a fait de sales commentaires au gourdouwara, je l’ai pris très mal, j’étais toute rouge. Je n’avais pas trop bien compris, car je ne comprenais pas le pendjabi ce qu’elle disait, parce que je suis du Delhi. Mais j’ai compris qu’il y avait quelque chose de mauvais pour moi, qu’elle parlait dans une langue, je ne sais pas laquelle.

Dans les ordres d’indexicalité pertinents pour

KUL,

les gens sont analphabètes dès qu’ils

parlent une langue qu’elle identifie comme indienne, mais qu’elle ne comprend pas. Nous

avons eu l’impression qu’elle avait tout de même bien saisi le sens des “sales” commentaires

qui lui avaient été adressés, mais que, par pudeur

99

, elle ne voulait pas nous en parler. Lors de

99

Sur le rôle du gouroudwara en Europe, Jacobsen et Myrvold (2011 : 8) constatent que « for many Sikhs communities in Europe, the gurdwara is the central organizational platform for the maintenance and transmission of religion and a cultural

nos enquêtes sur le terrain à Göteborg, nous avons remarqué que

KUL

fréquentait le

gouroudwara au moins deux fois par semaine et qu’elle participait activement tantôt aux

cérémonies religieuses, tantôt à la confection des repas à la cuisine

100

et aux tâches

ménagères.

JES

hésite à parler en pendjabi, car elle estime avoir une très mauvaise prononciation :

(32) Quand je parle le pendjabi, je sais que j’ai un problème avec ma prononciation, ou on peut dire que j’ai un très fort accent. J’ai donc honte de parler le pendjabi et je ne le parle plus.

Les parents ont affirmé que, parmi leurs quatre enfants, les deux premiers ont une bonne

compétence en pendjabi. Nous n’avons pas pu le vérifier du fait que l’enquête n’a pas été

menée au sein du foyer et que nous n’avons pas eu de rapports prolongés avec les enfants.

Selon ses parents,

JES

a une bonne compétence en pendjabi, mais elle dit ne plus le parler et

avoir honte de son accent. Elle indexe donc son accent comme un manque de compétence

langagière, comme remarqué plus haut au travers des propos du père. Quels sont les centres,

les autorités d’évaluation selon lesquelles

JES

évalue son propre accent ? Ce sont tout d’abord

ses parents, puis la communauté pendjabi en Suède qu’elle croise au gouroudwara, et enfin,

les proches de la famille avec lesquels elle a très peu de contact.

De la même manière,

YAS

est fort embarrassé dès qu’il émet un énoncé dans une variété

d’ourdou employée dans la région d’origine de ses parents. Comme déjà évoqué dans le

chapitre précédent, nous soulignons à nouveau sa pertinence du point de vue de l’indexicalité

des langues. Ce n’est pas tant par rapport aux auditeurs (sa femme, ses enfants et nous-même)

qu’il évalue ses énoncés comme peu dignes, mais plutôt par rapport aux éventuels lecteurs des

entretiens transcrits.

YAS

croit que sa manière de parler et ses dires vont permettre d’indexer

son identité sociale, d’indiquer un manque d’éducation ainsi qu’un manque de compétence

langagière dans la langue parlée.

Nous pourrons explorer, dès à présent, l’indexicalité des langues du point de vue des attitudes

langagières de nos participants. Dans une société aussi complexe et diversifiée que l’Inde, on

peut se demander pourquoi un individu emploie une autre langue que ses langues premières

heritage, but also a place in which disagreements, conflicts, and negotiations take place because of the social and religious diversity within the Sikh communities ».

100

Le gouroudwara se distingue d’autres lieux de prière par sa pratique singulière du concept de nourriture gratuite pour les visiteurs, indépendamment de leur confession religieuse (langar en pendjabi et en hindi). Pilier de la religion sikhe, ce repas est accessible à tous (site http://www.sikhdharma.fr/glossaire2.html). Chaque famille peut participer à ce travail bénévole, non obligatoire. Il semble que KUL s’occupe une ou deux fois par semaine des tâches ménagères et du repas. Par ailleurs, KUL parle de son engagement à la cuisine avec sa fille ainée qui l’accompagne et l’aide à faire des repas au gouroudwara. Cela signifie en effet que les parents, et en particulier, les enfants ont un lieu d’interaction avec leur communauté de leur religion et dans la langue pendjabie.

pour communiquer avec des compatriotes qui ont pourtant les mêmes langues premières que

lui.

JAS

raconte une expérience qui montre que le choix de langue lors d’une interaction entre

deux locuteurs de langues premières identiques ne sera pas automatiquement la langue qu’ils

partagent :

(33) Je pense que la langue est importante pour projeter notre image. Par exemple, quand je vais en Inde, à l’aéroport, je croise des officiers sikhs qui m’abordent en anglais, « votre passeport s’il vous plait ? ». Je les salue en suivant les coutumes des sikhs et je leur réponds en pendjabi. Cela me fâche qu’ils me parlent en anglais. Ils ont mis un grand turban, et quand ils voient ma tête, ils peuvent au moins faire l’effort pour me parler en hindi ou en pendjabi.

JAS

estime que l’emploi de la langue anglaise par le personnel de l’aéroport indien n’est pas

acceptable, dès lors que lui-même donne des indices de son appartenance à la communauté

sikh et que son interlocuteur manifeste la même identité.

JAS

veut ignorer le fait que l’anglais

soit employé comme langue véhiculaire en Inde, notamment dans ce genre d’espace/contexte

où l’on ne connait pas les pratiques langagières de son interlocuteur. Rappelons que

JAS

est

suédois de nationalité, qu’il ne porte plus le turban comme les sikhs pratiquants. En saluant de

la manière sikhe, et en répondant en pendjabi à l’officier,

JAS

veut être indexé à son identité

indienne qu’il “dissimule” sous son passeport suédois. La question qui se pose alors est

pourquoi

JAS

se fâche-t-il qu’un Indien s’adresse à lui en anglais dans un aéroport en Inde ?

Nous pouvons avancer l’hypothèse que

JAS

a constaté que ses langues indiennes n’ont pas de

valeur en Suède et qu’il lui tient à cœur de revaloriser cette partie de son répertoire dès lors

qu’il se trouve dans un espace où elles sont susceptibles d’être valorisées. Le fait qu’en Inde

aussi ses langues vernaculaires soient disqualifiées au profit d’une langue véhiculaire l’irrite.

La raison pour laquelle

JAS

se plaint qu’on ne lui parle pas en pendjabi, mais en anglais dans

cette situation, est-elle due à une compétence limitée en anglais ? Depuis son installation en

Suède, il emploie l’anglais très rarement. En Inde, il avait appris cette langue à l’école, mais il

ne s’en est jamais servi pour communiquer. C’est dans les pays scandinaves, comme

l’Islande, la Norvège et la Suède, qu’il l’utilise, en particulier au tout début de son installation

dans ces pays.

KUL

met d’ailleurs en question la compétence langagière en anglais de

JAS

lorsqu’ils se sont vus pour la première fois en Inde :

(34) Quand je l’ai rencontré la première fois, je me suis dit qu’il parlait un très mauvais anglais. . . . En fait, il employait des mots suédois quand nous nous parlions en pendjabi.

Cet extrait montre que le suédois est devenu langue principale pour

JAS

, au point de

l’employer, dirons-nous, de manière inconsciente dans son discours en pendjabi et en hindi.

Le suédois et l’anglais sont des langues germaniques et la proximité linguistique joue

certainement un rôle dans le développement du répertoire langagier de

JAS

. D’ailleurs,

KUL

,

qui ignorait le suédois avant son arrivée en Suède, croit peut-être que son mari emploie des

mots anglais alors qu’il s’agit de lexèmes suédois. Ainsi, la compétence langagière en anglais

de son mari est remise en question par

KUL

et devient un thème de moqueries parmi ses

amies

101

. Nous pensons tout de même que ce n’est pas pour une question de compétence que

JAS

refuse de parler anglais dans l’interaction avec l’officier à l’aéroport, mais plutôt en

raison du pouvoir indexical de ces langues à ses yeux.

Nous remarquons à peu près la même attitude langagière chez

ASF

, la mère de la

FAM B

. Elle

estime inutile et snob l’emploi de l’anglais par ses interlocuteurs indiens ou d’origine

indienne vivant à l’étranger :

(35) J’ai remarqué que si quelqu’un connait l’anglais, donc c’est bon, mais il n’est pas nécessaire que la personne montre sa compétence en anglais. Je veux dire que j’ai remarqué dans le cas des Indiens en Inde qu’ils aiment parler en anglais. Allez à Delhi, vous croisez n’importe qui, ou bien à Bombay, vous allez vous rendre compte qu’en rencontrant les proches de votre famille, vous ne parlez pas votre langue maternelle. Qu’est-ce que vous voulez montrer ? Alors, je trouve cela très dommage que vous abandonniez votre langue . . .

ASF

réprouve le manque de loyauté linguistique de ses compatriotes. Elle dénonce cette

pratique attestée dans les familles habitant dans les grandes villes comme Mumbai ou Delhi.

Par ailleurs, elle déplore aussi que la deuxième génération de l’immigration indienne en

Angleterre parle anglais à l’intérieur de la maison. La critique ne concerne pas l’anglais en

tant que tel, mais son utilisation alors que cela n’est pas “nécessaire”. Selon elle, les langues

premières doivent être privilégiées soit en Inde, soit à l’étranger par les Indiens.

Il est difficile d’évaluer le degré de compétence en anglais que possède

ASF

ou

JAS

, mais leurs

attitudes langagières, au travers des ordres d’indexicalité, donnent quelques informations sur

celles-ci ainsi que sur la composition de leurs répertoires verbaux.

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KUL fait en effet savoir, dans une conversation informelle avec nous, que le suédois de son mari, considéré comme de l’anglais par l’ensemble de ses amies et proches en Inde, devient vite l’objet de moqueries.