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La mise en évidence d’un dysfonctionnement cognitif et principalement d’un syndrome dysexécutif chez les patients porteurs de lésions cérébrales frontales n’est aujourd’hui plus contestée (Van der Linden et al., 2000). Actuellement, l’évaluation neurospsychologique de ces patients consiste à repérer les fonctions cognitives atteintes, l’objectif étant de pouvoir ultérieurement mettre en place des stratégies de revalidation des différents niveaux présentant un dysfonctionnement. L’appréciation de ces nombreuses dimensions ne pose aujourd’hui pas de problèmes majeurs au psychologue qui dispose d’outils cliniques variés et cohérents. L’une des sphères qui pose probablement le plus de difficultés quant à son évaluation est celle du comportement, les tests permettant d’apprécier des modifications comportementales postlésionnelles étant peu nombreux et aussi peu pratiqués. Pourtant, comme le rappellent Henry et al. (2006), l’entourage de ces malades juge les perturbations comportementales comme plus invalidantes que les séquelles physiques et/ou cognitives. Des cas cliniques célèbres devenus historiques relatent parfaitement le décalage possible entre des capacités cognitives préservées et a contrario un mauvais ajustement du comportement en situation d’interaction sociale ou lors de prise de décision personnelle et interpersonnelle (Eslinger et Damasio, 1985). Ces récits ont permis de pointer les lacunes des approches exclusivement centrées sur une appréciation des habiletés cognitives et ont ainsi favorisé l’émergence de nouveaux outils plus écologiques. Progressivement, les batteries de tests classiquement utilisées se sont enrichies de tâches proposant des situations d’évaluation plus proches de la réalité quotidienne.

Parallèlement à cela, des approches ont émergé dans les années 90 en proposant de nouvelles théories permettant d’interpréter les inadéquations sociales de certains malades. Il s’agit, entre autres, de la théorie des marqueurs somatiques proposée par Damasio (1995) et des théories de l’intelligence sociale dont la théorie de l’esprit (TDE), proposée initialement en primatologie par Premack et Woodruff (1978) et qui a ensuite été largement investie en psychopathologie. Comme l’a montrée la revue de littérature, de nombreux travaux se sont développés autour de ce concept de TDE dans le domaine des neurosciences sociales et ont ainsi fourni un éclairage nouveau à des pathologies développementales à composante sociale telles que l'autisme et la schizophrénie. Ces nouvelles perspectives ont par ailleurs favorisé l’émergence de modèles théoriques permettant de

mieux comprendre l’origine de ces pathologies psychiatriques. Aussi, et même si ces études amorcent une approche fort intéressante, les propositions théoriques qui en découlent paraissent peu adaptées à des patients présentant des lésions cérébrales acquises.

Parallèlement à cela, la majorité des études s’intéressant aux corrélats neuro-anatomiques de la TDE se sont appuyées essentiellement sur les techniques d’imagerie cérébrale fonctionnelle menées auprès de sujets sains ou de patients souffrant de pathologies psychiatriques. Comparativement, très peu d’études investigant la TDE ont été réalisées auprès de populations neurologiques bien que ces malades présentent de nombreuses similitudes avec les patients schizophrènes et autistes tant sur le plan cognitif que comportemental. De plus, l’implication du réseau frontal dans la TDE plaide en la faveur d’une telle approche chez les patients frontolésés.

C’est pourquoi, l’objectif général de ce travail est de se pencher plus particulièrement sur la dimension socio-cognitive du patient cérébrolésé présentant un dysfonctionnement frontal en étudiant de manière précise ses compétences en TDE.

Le débat théorique concernant les relations entre ces différents aspects (lobe frontal et TDE) nous renvoie assez systématiquement à la notion de fonctions exécutives qui, bien qu'elle semble étroitement associée à la première (et donc aux lobes frontaux), n'apparaît pas clairement corrélée à la Théorie de l'Esprit (Rowe et al., 2001). Toutefois, cette question reste encore en suspend dans la littérature et ne fait pas à l'heure actuelle consensus. Ainsi l’un des objectifs de ce travail sera de contribuer à éclaircir les liens entre fonctionnement exécutif et TDE, certaines études soutenant l’idée d’une indépendance entre ces deux instances (Tager-Flusberg, 1997; Rowe et al., 2001; Morris et al., 2003), tandis que d’autres argumentent en faveur d’un lien étroit entre ces deux niveaux (Hughes, 1998; Perner et al., 2002; Zelazo et al., 2002; Pellicano, 2007). Cette question des liens qu’entretiennent les fonctions exécutives et la TDE sous-tend inévitablement une autre question fondamentale, à savoir, si la TDE renvoie à un processus général ou spécifique. Aussi, et en nous appuyant sur différentes études expérimentales, nous tenterons de proposer une réponse à cette question.

Par ailleurs, et compte tenu du décalage parfois observé entre les études d’imagerie cérébrale et les études cliniques de patients quant à la question des bases cérébrales sur lesquelles repose la lecture mentale d’autrui (Bird et al., 2004; Bach et al., 2006; Igliori et Damasceno, 2006), nous espérons pouvoir enrichir la discussion en analysant de manière précise l’impact d’une atteinte frontale ou sous-cortico-frontale sur les compétences en TDE. Afin de répondre à ces différents objectifs, nous avons choisi de privilégier l’approche clinique en menant plusieurs recherches auprès de patients neurologiques.

Dans un premier temps, nous proposons d’étudier la TDE auprès de patients ayant subi un traumatisme crânien grave (TCG), très peu d’études ayant envisagé une lecture socio-cognitive des difficultés de ces malades.

Si l’on considère la TDE comme renvoyant à un des aspects de la cognition sociale, on peut s’attendre à un dysfonctionnement de cette compétence chez des patients manifestant des perturbations socio-comportementales. Une catégorie de patients pour laquelle la conduite des relations sociales et des habiletés communicatives pose des difficultés est celle des patients traumatisés crâniens graves (TCG). Il est fréquemment rapporté chez ces malades un isolement social (Lezak, 1995), un échec des relations sociales, des perturbations dans la conduite du discours (difficultés de compréhension des aspects non littéraux du langage, pauvreté du discours, patients « bavards », maladroits), une diminution des compétences empathiques, du tact. De plus, un TCG occasionne souvent des lésions des aires cérébrales frontales compte tenu de la forte exposition de ces régions en cas de choc. L’association de ces deux arguments (comportement social inadapté et lésions cérébrales frontales), nous permet de faire l’hypothèse d’un déficit en TDE chez les patients TCG. Par ailleurs, cette population présente plusieurs intérêts quant aux questions posées dans ce travail. Au delà des perturbations comportementales et de la présence de lésions frontales, elle se caractérise au niveau neuropsychologique par un syndrome dysexécutif souvent au premier plan des séquelles post-traumatiques.

Ensuite, une seconde étude tentera d’analyser la TDE auprès de malades de Huntington. Cette population présente plusieurs intérêts quant aux objectifs posés. Cette maladie neurodégénérative se caractérise principalement par un dysfonctionnement striatal qui, par voie de conséquence, associe un dysfonctionnement frontal (Alexander et al., 1986). La maladie de Huntington (MH) est ainsi considérée comme une pathologie cortico-sous-corticale dont le profil cognitif se caractérise essentiellement par une atteinte progressive des capacités attentionnelles, des fonctions exécutives et de la mémoire de travail (Ho et al., 2003). Parallèlement à ces difficultés cognitives très proches de celles observées auprès de patients porteurs de lésions cérébrales frontales, les patients avec maladie de Huntington présentent fréquemment une altération sévère des relations interpersonnelles pouvant se manifester précocement dans la maladie (Paulsen et al., 2001). Ainsi, chez les patients MH, la présence d’un dysfonctionnement fronto-striatal, d’un syndrome dysexécutif au premier plan des difficultés cognitives, et de perturbations comportementales, nous permet d’envisager un déficit en TDE chez ces malades. Cette population nous semble mériter une attention particulière et devrait permettre de contribuer à enrichir le débat quant aux différentes questions posées dans la littérature.

Enfin, dans un troisième temps, nous proposons d’étudier la TDE auprès de patients porteurs de lésions frontales focales, l’objectif étant de fournir une analyse plus précise des régions frontales impliquées dans la TDE.

CHAPITRE 6 :