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INTERFACES POPULATION NEUROLOGIQUE ET POPULATION PSYCHIATRIQUE

PORTEURS DE LÉSIONS FRONTALES

2.1. La sociopathie acquise

2.1.1. Présentation clinique

Les troubles comportementaux et affectifs consécutifs à des lésions des lobes frontaux forment un ensemble hétérogène d’une grande variété de symptômes. Habib (1998) rappelle que Blumer et Benson (1975) ont proposé de qualifier de « pseudo psychopathie » les comportements de ces patients faits de désinhibition, de tendances aux facéties, avec coloration sexuelle du discours et des comportements (sans passage à l’acte en général) ainsi qu’un certain égocentrisme avec mépris d’autrui. Chez l’homme, ces symptômes sont le fait de lésions du cortex orbito-frontal qui appartient aux composantes paralimbiques du système limbique et qui semble impliqué dans le contrôle des fonctions mentales apparentées au concept d’émotion dans son sens le plus large. Selon Rolls (1996), la caractéristique du cortex orbito-frontal serait de pouvoir signaler si une récompense attendue a été ou non obtenue, permettant donc probablement de modifier le comportement lorsqu’une réponse faite préalablement devant un stimulus comparable devient inappropriée.

La littérature nous a fourni quelques observations spectaculaires dont le très célèbre cas Phinéas Gage, faisant ainsi état d’une modification de la personnalité après une atteinte frontale (Stuss et al., 1992). De plus, cette illustration permettait de souligner la présence d’une dissociation franche au sein du syndrome frontal entre cognition et personnalité (Le Gall et Forgeau, 1997). Il en va de même pour EVR dont l’observation décrite par Eslinger et Damasio (1985) relate elle aussi l’apparition de comportements pathologiques consécutifs à des lésions frontales, contrastant par ailleurs avec des résultats normaux aux tests neuropsychologiques. En effet, opéré d’un méningiome frontal ventro-médian, EVR se mit à multiplier les échecs dans son travail et les infortunes dans sa vie conjugale en dépit de performances normales dans la très grande majorité des épreuves à visée frontale, y compris pour les estimations cognitives. Et bien qu’EVR ne présente aucune anomalie dans des épreuves mettant en jeu les conventions sociales ou les valeurs morales, il se montre incapable d’utiliser de façon adéquate son « savoir social » dans la vie quotidienne (Saver et Damasio, 1991).

La première observation illustre bien la notion de sociopathie acquise étant donnée l’existence d’une modification profonde de la personnalité antérieure portant principalement sur deux points :

- l’incompétence dans les interactions sociales,

- le caractère versatile et capricieux des décisions prises.

Quant à EVR, l’accent est mis sur le contraste entre un jugement intellectuel adéquat et l’inaptitude à l’appliquer dans la vie quotidienne.

La description de tels profils « atypiques » avec dissociations cognitivo-comportementales a replongé les chercheurs au cœur même de la clinique qui avait été quelque peu délaissée au profit d’une ère essentiellement cognitivo-computationnelle dans les années 1970 à 1990.

Damasio insiste sur l’impossibilité d’EVR à adapter son comportement en situation de choix. Il développe alors sa théorie des marqueurs somatiques pour analyser ce trouble de prise de décision.

2.1.2. Interprétation des troubles comportementaux des patients avec lésions ventro- médianes par la théorie des marqueurs somatiques

La théorie des marqueurs somatiques a été proposée par Damasio en 1995 après observation de patients atteints de lésions préfrontales ventro-médiales (Eslinger et Damasio, 1985; Damasio et al., 1991; Eslinger et al., 1992).

L’auteur signale, chez ces patients, une dissociation entre des capacités cognitives intactes et un trouble de la prise de décision dans les domaines personnel et social, conduisant ainsi à des choix impulsifs et erronés. Les patients présentent également des difficultés à exprimer des émotions et à éprouver des sentiments, ce qui a conduit Damasio à proposer le terme de sociopathie acquise, faisant ainsi référence aux critères de diagnostic des troubles sociopathiques donnés par le DSM III. Un des objectifs de l’auteur est de montrer que les déficits émotionnels et de raisonnement social de ces patients sont liés. L’idée princeps de la théorie des marqueurs somatiques repose sur le fait que la logique formelle ne permet pas, à elle seule, de nous conduire vers les solutions les plus avantageuses dans les situations complexes et incertaines, c’est à dire dans le domaine personnel et social.

Selon Damasio, au cours du développement de l’individu se créent des représentations somatiques correspondant aux manifestations émotionnelles provoquées par des situations environnementales et sociales stockées au niveau du cortex fronto-orbitaire grâce aux connexions entre ce dernier et le système amygdale-hypothalamus-système nerveux autonome ; en même temps, les informations parviennent au cortex frontal orbitaire par les afférences provenant des cortex associatifs sensoriels, où se forme alors l’association entre les deux types d’informations. Lorsque la situation se présente de nouveau ou lors de l’évocation spontanée de cette situation, l’association passée se trouve activée au sein du cortex orbitaire, ce qui réactive inconsciemment les sensations somatiques associées aux expériences passées. Le souvenir du corps guide l’action, module la sortie du système vers le cortex préfrontal et permet ainsi un comportement adapté à la situation (Habib, 1998). C’est cette réactivation qui manquerait aux patients décrits par Damasio, entraînant des réponses sociales aberrantes. Une évaluation directe de cette hypothèse est proposée dans le « test du jeu de Poker » (Bechara et al., 1994; 2000) et met en évidence une nette dissociation des profils de réponses électrodermales entre les sujets normaux et les patients ventro- médian, alors que les patients avec lésions non frontales ont le même profil que les contrôles. Ainsi, selon Damasio, le cortex fronto-orbitaire serait le siège d’un système capable d’attribuer et d’évoquer les sensations somatiques correspondant à la valeur précédemment apprise d’une situation sociale donnée. La sociopathie acquise serait donc la conséquence d’un dysfonctionnement de ce système et se caractériserait principalement par une incapacité du sujet à évaluer et interpréter une sensation interne alors que l’évaluation cognitive d’une situation est préservée. En effet, d’après Damasio le jugement du caractère moral d’une situation ne serait pas atteint dans le cadre d’une sociopathie acquise. Les patients tels EVR gardent leur capacité de jugement moral tout à fait normale et ne transgressent pas les règles comme cela est observé lors de la sociopathie développementale au cours de laquelle les sujets n’ont pas la connaissance du comportement social. Rest et al. (1969) ont proposé des stades de raisonnement moral en fonction du développement, testés à partir d’histoires mettant en évidence des « dilemmes moraux ». Les connaissances factuelles seraient donc préservées chez les patients frontaux ventro-médian, qui peuvent résoudre les dilemmes sociaux tant que ceux-ci restent théoriques et que les sujets n’y sont pas directement impliqués. Il semble en effet que les difficultés principales de ces patients apparaissent en situation d’interaction sociale.

Par ailleurs, Carr et al. (2003) ont montré un lien étroit entre les capacités de prise de décision et l’intelligence sociale. L’intelligence sociale renvoie à un ensemble de compétences émotionnelles et sociales permettant aux individus de répondre aux demandes de la vie quotidienne et d’être efficaces dans leur vie personnelle et sociale. Reprenant l’hypothèse des marqueurs somatiques,

l’équipe de Damasio a mis en évidence une baisse du quotient émotionnel, des capacités de prise de décision et du fonctionnement social chez des sujets présentant des lésions d’un circuit impliquant l’amygdale, le cortex orbito-frontal et le cortex insulaire de l’hémisphère droit.

Une autre perspective, proposée par Grafman (1995), est d’expliquer les perturbations des interactions interpersonnelles par une atteinte du stockage et de l’utilisation d'informations concernant les connaissances sociales en lien avec des lésions ventro-médiales. Cette hypothèse permettrait d’expliquer plus spécifiquement l’incapacité de certains patients à définir ce qui est socialement approprié (Wood et al., 2003).

Afin d’approfondir la question d’une modification de la relation au monde extérieur, il apparaît aussi tout à fait intéressant de revenir sur la notion de « dépendance à l’environnement », l’inadaptation sociale de certains patients frontaux pouvant résulter d’une incapacité à répondre de manière ajustée aux stimuli extérieurs. Le syndrome de dépendance à l'environnement inclut les comportements de préhension pathologique, d'imitation et d'utilisation (Lhermitte et al., 1986; Cambier, 1999) et plus récemment, des comportements d'adhérence cognitive ont été décrits. Voyons de manière plus approfondie à quoi correspondent ces comportements et l'interprétation théorique proposée.