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Interprétation théorique de ces comportements Approche cognitive

INTERFACES POPULATION NEUROLOGIQUE ET POPULATION PSYCHIATRIQUE

PORTEURS DE LÉSIONS FRONTALES

2.2. Comportements de dépendance à l’environnement

2.2.3. Interprétation théorique de ces comportements Approche cognitive

Les comportements de dépendance à l’environnement sont attribués à une capture des informations prégnantes de l’environnement se traduisant par la libération du comportement en lien avec une atteinte du contrôle cognitif (Lhermitte et al., 1986; Shallice et al., 1989).

Le modèle le plus utilisé actuellement pour expliquer les dysfonctionnements cognitifs après lésions frontales est celui développé par Shallice (1988; 1995) présenté dans le paragraphe consacré aux approches conceptuelles des fonctions exécutives. Les procédures de supervision fonctionnent

sur le mode de la résolution de problèmes. Chaque niveau de procédure fait l’objet d’un contrôle susceptible de maintenir ou d’inhiber le processus.

Ainsi, le modèle développé par Shallice permet d’expliquer un bon nombre de situations pathologiques, dont les comportements d’utilisation. Ce modèle suggère effectivement qu’un défaut dans l’exercice du contrôle attentionnel de l’action se traduit par le déclenchement d’un geste d’utilisation à partir des informations fournies par les bases de données. De plus, pour les comportements décrits par l’équipe de Le Gall, l’explication se situerait dans le fait que le SAS ne serait plus en mesure d’intervenir comme il le devrait lors de tâches complexes impossibles à résoudre à partir des « automatismes usuels ». Cependant, si les troubles de planification témoignent d’un déficit du SAS, il apparaît alors difficile d’interpréter à partir de ce modèle les anomalies de type « intrusion » en script ou la résolution de problèmes insolubles (l’adhérence cognitive) car les observations tendaient à montrer une planification correcte chez ces malades, ce qui plaide pour une probable intégrité du SAS (Le Gall et Forgeau, 1997). De même, le modèle proposé par Grafman (1995) pour lequel nos comportements cognitifs sont gérés par des procédures de résolutions abstraites dépendant des lobes frontaux (les MKUs: Managerial Knowledge Unit) ne permet pas d’expliquer l’adhérence cognitive mais davantage les défauts de planification et de séquence. Le modèle de Baddeley (1986) centré sur la mémoire de travail semble aussi peu satisfaisant pour interpréter ce profil bien particulier qu’est l’adhérence cognitive, ce dernier fournissant essentiellement des explications lors d’un défaut dans les processus de coordination de tâche, d’inhibition et de mise à jour, ce qui ne caractérise pas particulièrement les patients adhérents.

L’approche « traditionnelle » des dysfonctionnements cognitifs après lésions frontales trouve ici sa limite, incapable d’appréhender certaines situations cliniques et expérimentales telles que les comportements d’adhérence cognitive observés par Aubin et al. (1994; 1997) en résolution de problèmes et ceux observés dans des situations d’arrangement de scripts par Le Gall et al. (1993a), Allain et al. (1999) et Allain (1995; 2001). De même, les dissociations cognitivo-comportementales observées chez certains patients tel EVR (Eslinger et Damasio, 1985) mettent à rude épreuve les interprétations disponibles à partir des modèles cognitifs classiques.

Voyons dans un second temps en quoi une approche sociologique peut se révéler utile pour éclairer l’analyse cognitive traditionnelle.

Approche cognitivo-sociale

L’adhérence cognitive renvoie aux notions de soumission, de « suivisme cognitif », qui sont des concepts étudiés précisément par Milgram (1974/1995). Milgram démontre la nécessité de prendre en compte un point de vue sociologique pour expliquer le fait que certaines « anomalies » comportementales n’apparaissent que si elles sont recherchées en contexte d’interaction. Il souligne le décalage qui peut exister entre ce qui est dit quant à une conduite à tenir en accord avec le sens moral, et le comportement qui sera appliqué en situation réelle sous la pression de circonstances. Ainsi, il met en évidence le fait que beaucoup de sujets (tout venant dans son expérience) sachent en termes généraux ce qu’il faut faire ou ne pas faire (ils peuvent d’ailleurs fort bien citer les valeurs auxquelles ils croient), mais quand la situation réelle se présente et qu’ils sont soumis à une forte pression, leur comportement n’a que peu de rapport avec ce qu’ils avaient dit. De plus, l’auteur souligne à plusieurs reprises la tendance qu’ont ces sujets à attribuer l’entière initiative de leur acte à l’expérimentateur qui représente une autorité légitime. On peut comprendre, à partir de cette approche, l’impact de l’expérimentateur sur le sujet, qui va se soumettre jusqu’à accomplir des actes qui sont en total désaccord avec ses valeurs morales par suivisme de l’autorité. Et l’on comprend alors l’importance de l’interaction sociale et l’influence qu’un pair peut avoir sur un autre.

Cette observation paraît alors tout à fait intéressante si l’on revient à la population concernée par notre étude (les patients frontaux), qui, lors de comportements d’adhérence (notamment comportementale), justifie fréquemment son geste en attribuant une intention ou une « attente » à l’expérimentateur. Ces patients semblent étroitement soumis à l’expérimentateur et font des inférences injustifiées et erronées qui vont induire ou favoriser le comportement pathologique. Il est probable que les adhérences plus cognitives (résolution de problème insoluble et erreurs d’intrusion en scripts) soient elles aussi liées à un défaut d’intentionnalité correspondant à la production d’inférences inadaptées. Kinderman (1998) a travaillé sur les liens entre les troubles des processus d’attribution et les déficits en théorie de l’esprit. Il met l’accent sur l’importance de l’intégrité de la théorie de l’esprit et des processus d’attribution causale, dans les interactions sociales. Un autre travail beaucoup plus récent de Havet-Thomassin et al. (2006a) a montré, à partir de deux cas porteurs de lésions frontales, A.H et C.C., l’existence d’un lien entre adhérence cognitive et déficit en théorie de l’esprit. Dans cette étude, seul le patient A.H., qui adhérait aux items distracteurs en tâches de script et résolvait les problèmes insolubles en tâche de résolution de problème, présentait des difficultés dans les tâches de théorie de l’esprit. A l’inverse, le patient C.C. manifestait des troubles de la planification et de la résolution de problème mais n’adhérait pas aux items

distracteurs en tâches de script et ne résolvait pas les problèmes insolubles. De plus, C.C. obtenait des performances tout à fait normales dans les deux tâches de théorie de l’esprit. Dans cette étude opposant deux cas, la double dissociation déjà démontrée par Le Gall et al. (2001) est retrouvée et l’intuition évoquée quant à un lien entre adhérence cognitive et défaut d’attribution d’intention semble tout à fait plausible.

Comme nous venons de le voir, l’apparition d’un comportement social perturbé, voire d’un changement de « personnalité » observé chez certains patients ayant subi une atteinte frontale étaye l’hypothèse d’un défaut d’attribution d’intention. De nombreux sujets auparavant jugés par leur entourage comme des personnes agréables, empathiques, prévenantes sont devenues insensibles à des événements sociaux, égoïstes, indifférents aux opinions des autres et manifestent par conséquent un certain retrait social.

Ces perturbations comportementales seraient liées à une atteinte des représentations de l’état mental d’autrui. Cette aptitude appelée Théorie de l’Esprit (TDE) permet d’interpréter et d’attribuer les états mentaux et ainsi de comprendre et de prédire le comportement d’autrui. La TDE a été initialement proposée dans l’autisme (Baron-Cohen et al., 1985) et dans la schizophrénie (Frith, 1994). Depuis, des déficits en TDE ont été décrits chez des patients porteurs de lésions cérébrales frontales (Stone et al., 1998; Channon et Crawford, 2000; Rowe et al., 2001; Stuss et al., 2001) mais aussi chez des patients avec atteinte dégénérative (démence fronto-temporale et maladie de Huntington : Gregory et al., 2002; Snowden et al., 2003).

Mais pour certains auteurs, ces manifestations comportementales fréquentes chez les patients cérébrolésés sont le reflet d’un déficit des capacités pragmatiques au sens large. Trognon (1992), McDonald et Pearce (1996), Peter Favre et Dewilde (1999), Bernicot et Dardier (2001) ont montré en quoi ces compétences subtiles que sont la maîtrise des aspects non linguistiques de la communication, l’empathie, la compréhension du sarcasme et de l’ironie, l’attribution d’état mental et les capacités inférencielles font défaut chez ces patients au comportement social inadéquat.

Martin et McDonald (2003) dans une revue de littérature sur les troubles de la pragmatique rappellent que ces perturbations concernent différentes populations cliniques dont les plus étudiées sont les patients porteurs de lésions hémisphériques droites, les patients autistes, ainsi que les patients traumatisés crâniens. Ce travail insiste d’une part sur la préservation des aspects structuraux du langage chez ces patients et sur le fait que c’est davantage la capacité à utiliser le langage en situation sociale qui fait défaut.

Nous proposons donc, dans un second temps de ce chapitre, de présenter les aspects cliniques communs entre les populations psychiatriques et les patients porteurs de lésions cérébrales frontales afin de montrer en quoi cette approche nouvelle peut se révéler intéressante dans le domaine de la neurologie.

3. ARGUMENTS CLINIQUES EN FAVEUR D’UN LIEN ENTRE CERTAINES