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Avant d’aborder la prégnance de l’enseignement du droit dans les écoles de rhétorique, examinons les principales caractéristiques de cette tekhné. Nous tenterons dans un premier temps de définir la rhétorique (α) avant de détailler la naissance de cette discipline en Grèce (β), puis sa diffusion à Rome (γ).

α) Définition de la rhétorique

Définir une fois pour toute la rhétorique s’assimile à un « casse-tête insoluble424 ». En effet, comme l’affirme Marc Fumaroli : « On ne peut chercher la vraie définition de la rhétorique. Elle échappe à la définition. C’est un ensemble réflexif aussi flou, mouvant et fécond que son objet : la persuasion. Protée lui-même, la parole insatiable de métamorphoses. Cette chimère qui conjugue dans un même organisme ce qu’il y a de plus contradictoire et insaisissable dans l’homme : sa vocation à partager la parole, mais aussi à en abuser425 ».

423 Frédérique Woerther, Le rôle de la loi dans l’invention rhétorique, IVe-IIe s. av. J.C., Mélanges de l'Université Saint-Joseph, 2008.

424 Michel Meyer, Histoire de la Rhétorique des Grecs à nos jours, Le Livre de Poche, coll. « Biblio-Essais », 1999, p. 289-293.

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Certains auteurs ont bien tenté de fournir une définition unique426. Le débat n’est pas clos et la doctrine se trouve toujours confrontée à un concept mouvant, qui varie en fonction des époques, des lieux (la Grèce, Rome), des pratiques (rhétorique en tant que morale, enseignement, pratique sociale, technique, science, loisir, etc.427) et des traditions philosophiques (sophistique, philosophie stoïque, Cicéron, Quintilien, courant de la nouvelle rhétorique, etc.). Selon Roland Barthes, tout cela « (…) atteste l'ampleur du fait rhétorique — fait qui cependant n'a encore donné lieu à aucune synthèse importante, à aucune interprétation historique. Peut-être est-ce parce que la rhétorique, véritable Empire, plus vaste et plus tenace que n'importe quel Empire politique, par ses dimensions, par sa durée, déjoue le cadre même de la science et de la réflexion historiques, au point de mettre en cause l'histoire elle-même, telle du moins que nous sommes habitués à l'imaginer, à la manier, et d'obliger à concevoir ce qu'on a pu appeler ailleurs une histoire monumentale ; le mépris scientifique attaché à la rhétorique participerait alors de ce refus général de reconnaître la multiplicité, la surdétermination428 ».

Le consensus est en l’espèce hors d’atteinte, et l’on peut relever depuis l’Antiquité gréco-romaine deux grandes définitions de la rhétorique429.

La première, la plus ancienne, celle qui régit la rhétorique alors qu’elle apparaît en Sicile au Ve siècle430 avant notre ère l’envisage comme dêmiourgos peïthous, c’est-à-dire maitresse de persuasion431. Il s’agirait d’une technique d’argumentation permettant de faire adhérer quiconque à notre point de vue par la seule force des mots. La valeur d’un rhéteur se mesure par la capacité qu’il a à faire changer d’avis son interlocuteur pour l’amener progressivement à embrasser son point de vue432. Cette acception a été reprise par Roger Caillois qui, dans son Art

poétique, conçoit la rhétorique de manière large, comme un moyen d’agir sur autrui par la

parole. À l’appui de sa définition, le sociologue donne une illustration permettant de comprendre aisément que, dans la rhétorique, tout est question de formulation : « On raconte qu’il y avait à New-York, sur le pont de Brooklyn, un mendiant aveugle. Un jour, quelqu’un lui demanda combien les passants lui donnaient par jour en moyenne. Le malheureux répondit que la somme atteignait rarement deux dollars. L’inconnu prit la pancarte que le mendiant portait sur la poitrine et sur laquelle était mentionnée son infirmité. Il la retourna et écrivit quelques mots sur l’autre face. Puis la rendit à l’aveugle : voici, dit-il, je viens d’écrire sur votre

426 Pour Jean-Jacques Robrieux, Rhétorique et argumentation, Armand Colin, 2010, p. 2, il est possible « de résumer très simplement : la rhétorique est l’art de s’exprimer et de persuader ». Pour Meyer, Ibid., p. 326 : « La rhétorique lisse et arrondit les problèmes, qui s’estompent du même coup sous l’effet du discours éloquent ».

427 « L'ancienne rhétorique [Aide-mémoire] », Communications, 16, 1970, p. 173-174.

428 Roland Barthes, « L’ancienne rhétorique, Aide-Mémoire », Communications, 16, 1970, p.174.

429 Wilfried Stroh, Die Macht der Rede. Eine kleine Geschichte der Rhetorik im alten Griechenland und Rom (Traduction française par Sylvain Bluntz, La puissance du discours : une petite histoire de la rhétorique dans la Grèce antique et à Rome, Les Belles Lettres, 2010.

430 Voir à cet égard Joelle Gardes-Tamine, La rhétorique, Armand Colin, 2011, p. 1 et s. ; Chaim Perelman et Lucie Olbrechts-Tyteca, Traité de l’argumentation : la nouvelle rhétorique, P.F, 1958, p. 7 : « L’objet de la rhétorique des anciens était, avant tout l’art de parler en public de façon persuasive (…) ».

431 Quintilien traduit le terme dêmiourgos peïthous en latin par opifex persuadendi (De institutione oratoria, II, 15, 4). Gorgias parle de son côté d’« ouvrier de persuasion » Platon, Gorgias, 453a et Aristote, Rhétorique, I, 2, 1355b considère que : « La rhétorique est la faculté de considérer, pour chaque question, ce qui peut être propre à persuader ». Comme dans l’Antiquité les dieux sont partout, une déesse de la parole et de l’art oratoire vit le jour : Peitho. Plus justement, cette déesse patronat d’abord l’amour et le mariage (domaines où il importe de convaincre) avant de d’être associée au Ve siècle à la rhétorique. Euripide, l’auteur de tragédies, lui rend hommage, « elle est maîtresse des hommes comme nulle autre (…) Peitho ne connaît de temple que celui de la parole, et son autel ne s’élève que dans l’esprit des hommes ». On notera qu’un autre dieu, Hermès est parfois considéré comme compétent pour l’art oratoire.

432 Stroh, Ibid., p. 124, pour qui le retournement de point de vue est le vrai dessein de la rhétorique, cite l’exemple de Marc Antoine qui, dans le Jules César de Shaekspeare, prononce l’oraison funèbre de Cesar et parvient par son habilité oratoire à convaincre le public qui l’écoute de s’enflammer contre les meurtiers du dictateur alors qu’ils avaient jusqu’alors les faveurs de la foule.

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pancarte une phrase qui accroitra notablement vos revenus. Je reviendrai dans un mois. Vous me direz le résultat. Et le mois écoulé : monsieur, dit le mendiant, comment vous remercier ? Je reçois maintenant dix et jusqu’à quinze dollars par jour. C’est merveilleux. Quelle est la phrase que vous avez écrite sur ma pancarte et qui me vaut tant d’aumônes ? C’est très simple, répondit l’homme, il y avait aveugle de naissance, j’ai mis à la place : le printemps va venir, je ne le verrai pas433 ».

La deuxième définition de la rhétorique est le fait des stoïciens, et apparaît entre le IVe et le IIIe siècle avant J.C. en réaction aux critiques que la matière subissait434. Dès la plus Haute Antiquité en effet, deux principaux reproches sont adressés à la rhétorique. Le premier concerne son immoralité. En effet, si la rhétorique se limite à être un art de la persuasion, il importe peu de savoir si ce qu’on cherche à véhiculer consiste en des idées vraies ou fausses, bonnes ou mauvaises435. Le second se rapporte à sa supposée vacuité. Cette critique s’appuie sur l’idée que « la vérité n’a besoin que d’un énoncé minimum (point de vue dialectique), lequel coïncide avec la manière simple et ordinaire de dire les choses (point de vue grammatical)436 ». La rhétorique privilégiant le parler sur le dire ne serait alors rien d’autre qu’une « boursouflure vide437 ». La philosophie stoïcienne, consciente de ces faiblesses, entend insuffler de l’éthique dans la conception de la rhétorique, qu’elle définit comme étant la « science du bien parler » ou encore « l’art du bien dire ». On remarque ici l’absence totale de référence à la persuasion. Il ne faut pas s’y tromper, bien dire sous-entend bien penser et ainsi le bon orateur sera forcément un homme de bien, un Vir bonus438. Le prédicateur jésuite Louis Bourdaloue synthétise bien cette théorie, que s’approprieront Cicéron439 ou encore Quintilien440 , après les stoïciens grecs

433 Roger Caillois, L’art poétique, Gallimard, 1958, p. 38. Voir l’analyse de Gardes-Tamine, Ibid., p. 7 et s.

434 Gardes-Tamine, Ibid, p. 7 et s. Il est à noter aussi que la rhétorique définie comme l’art de la persuasion par la parole s’avère pour certain trop limitative. En effet, cette définition soulève des difficultés, déjà largement commentées dès l’Antiquité. L’adjonction par la parole est destinée à répondre à l’objection que l’assentiment peut aussi être obtenu en achetant les juges, par exemple, comme dans le cas de la courtisane Phryné qui, dit-on, se dévêtit et fut acquittée. Pour les Anciens la persuasion par la parole n’est pas celle de l’énoncé lui-même, mais bien celle du « corps parlant » : pour eux, l’action (hypocrisis, actio) est un facteur capital de la persuasion. La persuasion repose sur une large part de spectacle, une théâtralisation, avec des figurants (famille en deuil, enfants en larmes), ou des accessoires (monstration d’objets divers, cicatrices, arme du crime, cadavre, voire tableau représentant le méfait). On a donc une persuasion qui dépend à la fois de ce que l’on voit et de ce que l’on entend, du spectacle et de l’énoncé. A cet égard, voir Françoise Desbordes, « Agir par la parole », in Françoise Desbordes, Geneviève Clerico et Jean Soubiran (dir.), Scripta varia : rhétorique antique & littérature latine, Peeters Publishers, 2006, p. 35 et s.

435 Platon, Phèdre, 259e-262 c. 436 Desbordes, Ibid, p. 65. 437 Ibid, p. 65 et s.

438 « Vir bonus dicendi peritus » disait Caton l’Ancien. Son propos est rapporté par Quintilien, De institutione oratoria, XII, 1 : « sit ergo nobis orator, quem constituimus, is, qui a M. Catone finitur, Vir bonus dicendi peritus ». L’éloquence manipulée par un homme de bien sera alors selon Tacite, Dialogue des orateurs, V, 4, utile pour aider ses amis, les étrangers, les accusés, mais également pour se défendre des envieux. Voir sur cette question, Maurizio Manzin et Paolo Moro, Retorica e deontologia

forense, Giuffrè, 2010 ; Guy Achard, Rhétorique à Herennius, Les Belles Lettres, 1989, p. 188 ; Marc Baratin et Françoise

Desbordes, L'analyse linguistique dans l'Antiquité classique. 1. Les théories, Klincksieck, 1981, p. 50-51 ; Martin Clarke,

Rhetoric at Rome. A Historical Survey, Routledge, 1953, p. 117.

439 La rhétorique ne doit pas être pour l’Arpinate une fin en soi mais un moyen. Voir, Wolf Steidle, « Redekunst und Bildung bei Isokrates », Hermes, 80. Bd., H. 3, 1952, p. 21-22.

440 Quintilien, De institutione oratoria, II, 15, 34 : « Huic eius substantiae maxime conueniet finitio, rhetoricen esse bene dicendi scientiam. Nam et orationis omnes uirtutes semel complectitur et protinus etiam mores oratoris, cum bene dicere non possit nisi bonus. Idem ualet Chrysippi finis ille ductus a Cleanthe scientia recte dicendi ». Pour Quintilien, on ne peut être éloquent sans être un homme de bien. Toutefois, comme le note Desbordes, Ibid., 1991, p. 424, Quintilien est pragmatique et consent à écrire qu’un rhéteur peut tromper son interlocuteur pour arriver à ses fins. Sur la question de l’influence de la doctrine stoïcienne du Vir bonus dicendi peritus à Rome, voir, Sophie Aubert, « Stoïcisme et romanité. L’orateur comme homme de bien, habile à parler », Camenae, 1, 2007, p. 1-13 ; Sophie Aubert, « Cicéron et la parole stoïcienne : polémique autour de la dialectique », Revue de Métaphysique et de Morale, 57, 2008, p. 61-91 ; Sophie Aubert, Per dumeta : recherches sur la

rhétorique des Stoïciens à Rome, de ses origines grecques jusqu’à la fin de la République, Thèse de doctorat, Paris IV, 2006 ;

Anne-Marie Taisne, « L’orateur idéal de Cicéron (De Or. I, 202) à Quintilien (I.O. XII, 1, 25-26) », Vita latina, 146, 1997, p. 35-43 ; Michael Winterbottom, « Quintilien and the Vir bonus », Journal of Roman Studies, 54, 1964, p. 90-97 ; Arthur Walzer,

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: « La rhétorique est l’art de bien dire : mais pour bien dire, il faut d’abord bien penser (…) Le bien penser lui-même vient surtout du bien vivre : la loi morale est la première et la dernière de toutes, celle pour laquelle chacune des autres se fortifie et se complète. C’est pourquoi les Anciens, faisant avec raison de la vertu la principale condition de l’éloquence, définissaient l’orateur Vir bonus dicendi peritus441 ».

On peut toutefois s’accorder sur une définition a minima : la rhêtorikê tekhnê est une discipline grecque442 dont le cœur de cible est la maîtrise de la parole, c’est-à-dire l’éloquence443. On peut aussi reprendre Catherine Wolff, pour qui la rhétorique est « la science de bien trouver les arguments, de bien les disposer, avec une mémoire sûre et de la dignité dans l’action444 ». Citons encore Hermagoras pour qui la rhétorique « se résume à toutes les questions à propos desquelles une personne ordinaire peut exprimer son opinion sans être en possession de connaissances de spécialiste. Il s’agit donc de tous les sujets susceptibles d’être abordés dans les assemblées et les tribunaux (hypothèses) et des principes généraux d’éthique et de conduite qui se trouvent derrière chaque cas particulier (thèses)445 ».

L’éloquence s’acquiert au moyen de la rhétorique, qui est à la fois l’art oratoire et un ensemble de théories fixant des règles pour composer et prononcer un discours. Quel que soit le but de l’éloquence, la rhétorique est ce qui donne à l’orateur les moyens de le faire446. En cela, on peut la définir, pour reprendre Roland Barthes, comme un métalangage, c’est-à-dire un discours sur le discours : « la rhétorique dont il sera question ici est ce métalangage (dont le langage-objet fut le discours) qui a régné en Occident du Ve siècle avant J.C. au XIXe siècle après JC. (…) Ce métalangage (discours sur le discours) a comporté plusieurs pratiques, présentes simultanément ou successivement, selon les époques, dans la Rhétorique447 ».

Enfin, notons que la rhétorique comprend cinq sous-disciplines448 ; nous les citons de la plus abstraite à la plus concrète449 : l’invention, la disposition, l’élocution, la mémoire, et l’action. L’invention fournit de la matière au discours. Elle consiste à dégager d’un sujet les éléments qui rendront la cause convaincante et à occulter ceux qui la desserviraient450. La

« Quintilian’s uir bonus and the Stoic Wise Man », Rhetoric Society Quarterly, 33, 2003, p. 25-41 ; Alan Brinton, « Quintilien, Plato and the Vir bonus », Philosophy and Rhetoric, 16, 1983, p. 167-184.

441 Cité par Gisèle Mathieu-Castellani, La rhétorique des passions, PUF, 2000, p. 17

442 Stroh, Ibid, p. 125 : « Nous désignons l’art de Gorgias par son nom grec « Rhétorique » car c’est le génial peuple des Grecs qui a pratiqué la rhétorique de la manière si singulière et surtout qui l’a méthodiquement étudiée, même s’il n’en est pas l’inventeur. Il y avait Gilgamesh à Sumer bien avant Homère ». Desbordes, Ibid, p. 37, « Comment peut-on isoler et enseigner ce qui ne dépend que de l’instant, qui s’enracine dans la personne d’un orateur particulier, qui se forme et s’épuise dans l’interaction avec un certain public, à un certain moment, dans une certaine situation ? Toute performance nouvelle et singulière est irréductible à la compétence générale à laquelle on peut prétendre. C’est pourquoi la rhétorique a d’emblée vocation à une extension indéfinie de son domaine ; et c’est aussi pourquoi les rhéteurs ne pourront bâtir un système complet et clos qu’en lui adjoignant la règle du convenable (prepon, décorum) : pour persuader, il faut parler comme il faut. Règle suprême et indispensable, mais règle dangereuse au système même, puisqu’elle peut annuler n’importe quelle autre règle ou dispenser de toutes. Les adversaires de la rhétorique, dès ses débuts (au moins depuis Platon), contestent qu’elle puisse être un art, c’est-à-dire un système organisé de connaissances permettant d’atteindre un but pratique (médecine) car on peut persuader sans connaître la rhétorique. L’objection serait sans valeur si l’orateur formé par la rhétorique était, de son côté, sûr de persuader à tout coup, l’art remplaçant la nature ou la renforçant. Mais ce n’est pas le cas. La rhétorique est même constitutionnellement ouverte à l’échec, l’un sera forcément vaincu. C’est pourquoi les théoriciens scrupuleux rectifient la définition courante et parlent seulement d’un art de dire ce qui est propre à persuader — sous-entendu, sans obligation de résultat ».

443 Pour Denys d’Halicarnasse, Sur l’imitation, I, la rhétorique peut se définir comme : « la faculté, appuyée sur l’art, du discours persuasif en matière polit, ayant pour objectif le bien dire ».

444 Catherine Wolff, L’éducation dans le monde romain, Picard, 2015, p. 67. 445 Ibid., p. 169-191.

446 David Lemen Clark, Rhetoric in Greco-Roman Education, Columbia University Press, 1957, p. 68. 447 Roland Barthes, 1970, Ibid., p. 173.

448 Quintilien, De institutione oratoria, III, 3, 1 et 4-5 en ajoute une sixième : le iudicium. 449 Desbordes, Ibid., p. 413.

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disposition revient à mettre en forme les arguments choisis précédemment451. L’élocution est le fait « de découvrir les mots et les phrases qui conviennent à ce que l’invention a trouvé. Elle est la parure de l’art oratoire452 ». La mémoire est le fait de retenir son plaidoyer453. Enfin, l’action « permet de faire correspondre la voix, la physionomie, et les gestes à la valeur des idées et des mots454 ».

β) Naissance et développement de la rhétorique en Grèce

La rhétorique est fille de la propriété, et elle est fortement liée au droit. En effet, elle apparaît en Sicile au Ve siècle avant J.-C., suite à la fin d’une période de tyrannie. En 485 avant notre ère, les tyrans Gélon et Hiéron imposèrent en Sicile de nombreuses expropriations. Suite à leur renversement, la démocratie fut instaurée et de nombreux procès en revendication de propriété eurent lieu. Il s’agissait pour les personnes flouées par les tyrans de convaincre un jury populaire du bien-fondé de leurs demandes. Il fallait pour cela une certaine éloquence. Pour maitriser l’art oratoire, une nouvelle matière vit le jour : la rhétorique455. La rhétorique est liée à la contradiction de deux thèses, l’une vraie, l’autre fausse, sans pour autant que « l’une ni l’autre ne présente de marque intrinsèque de véridicité ou de fausseté456 ». C’est par exemple le cas de l’opposition entre un demandeur et un défendeur devant un tribunal, dans le cas fréquent où aucune possibilité de vérification de leurs dires n’est possible et où aucune démonstration logique contraignante n’a pu émerger. Il s’agit alors pour les parties au procès de faire imposer leur vérité au juge ou au jury avec le plus de vraisemblance, afin de mettre un terme à la contradiction. Pour cela, il faut déployer divers artifices tels l’appel aux émotions, le charme, la stabilité de la voix, la beauté du style, la fluidité du discours. Pour Diodore, le premier à avoir inventé une théorie (ars) de la rhétorique est Gorgias457. En revanche, pour Cicéron, la paternité revient à Corax et à son élève Tisias au Ve siècle avant notre ère en Sicile458. Enfin, pour Quintilien, Corax se serait contenté de mettre par écrit des règles que la pratique avait établies459.

Nous l’avons vu, c’est la démocratie directe qui a permis l’éclosion de la rhétorique. En effet, l’éloquence, donc la rhétorique (puisque les deux matières sont liées entre elles comme la pratique et la théorie), présupposent l’existence d’une cité peuplée de citoyens disposant de l’Isegoria460. À quoi servirait donc la rhétorique dans le cas où l’auditoire à convaincre est contraint dans sa décision par la force ou l’intimidation ? À quoi bon l’éloquence si les jurys populaires sont remplacés par un juge professionnel qui sera bien plus sensible aux faits et au

451 Donald Clark, Rhetoric in Greco-Roman education, University Presss of California, 1957, p. 82.

452 Wolff, Ibid., p. 67 : « L’élocution est divisée en trois parties : l’élégance, c’est-à-dire la correction du latin et sa clarté, l’agencement des mots, et la beauté grâce aux figures de mots et de pensées ». Voir aussi Rhetorica ad Herennium, IV, 17. 453 Wolff, Ibid., p. 187-189.

454 Voir, Cicéron, De Oratore, I, 5, 18 ; Cicéron, De Oratore, II, 19, 79. Et aussi, Rhetorica ad Herennium, I, 3.

455 Voir Barthes, Ibid., p. 175 ; Desbordes, Ibid., p. 35 et s. Paul Valery fournit d’autres explications au développement de la parole et de la rhétorique. Pour lui, l’esclavage est un des facteurs qui a permis l’eclosion du logos en Grèce. Voir Suzanne Larnaudie, Paul Valéry et la Grèce, Droz, 1992, p.158.

456 Desbordes, Ibid, p. 35 et s.

457 Diodore de Sicile, Bibliothèque historique, XII

458 Cicéron, Brutus, XII, 46-47. Pour l’Arpinate, Gorgias n’aurait fait que composer des développements pour ou contre sur des questions particulières et Protagoras aurait fait de même sur des questions générales. Voir aussi : Martin Clarke, Rhetoric at