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Après ce détour par le présent, nous nous tournons maintenant vers le cœur de notre sujet : Rome et son enseignement du droit. Il convient de quitter les bancs de nos écoles et les amphithéâtres de nos universités pour pénétrer dans les salles de classes romaines.

Avant toute chose, précisons que l’enseignement à Rome ne provient pas d’une génération spontanée mais qu’il procède, comme toute chose, d’un héritage. Avant l’existence même de Rome se pratiquait un enseignement, général ou spécialisé, dont le but était de rapprocher l’homme d’un idéal. Il est difficile de dater l’origine de cette innovation. Tout comme Marcel Tardif, nous sommes enclins à considérer qu’elle est aussi ancienne que l’humanité puisqu’elle est à la fois universelle et nécessaire. En effet, cet auteur affirme ainsi : « L’éducation a l’âge de l’humanité ; elle est paradoxalement aussi vieille qu’elle et aussi jeune que chaque enfant qui nait et qu’on doit éduquer. En soutenant que l’éducation est aussi vieille que l’espèce humaine, il s’agit moins de faire appel à un fait scientifiquement prouvé que de poser un constat anthropologique. On ne peut comprendre l’être humain sans tenir compte de l’éducation, car cette dernière fonde sa nature212 ».

Un enseignement véritablement organisé serait peut-être apparu pour la première fois en Mésopotamie, selon le raisonnement de Samuel Noah Kramer dans L’histoire commence à

Sumer213 : « Chez les Sumériens, l’école est sortie tout droit de l’écriture, de cette écriture

cunéiforme dont l’invention et le développement représentent la contribution la plus significative de Sumer à l’histoire de l’homme214 ».

Si la Mésopotamie nous fournit l’illustration du premier enseignement de l’humanité, pour ce qui est de notre monde occidental, c’est de la Grèce et en particulier d’Athènes215 que notre histoire doit partir.

212 Tardif, Ibid., p. 22.

213 Samuel Noah Kramer, L’histoire commence à Sumer, Flammarion, 2015.

214 Ibid., p. 22. L’accès à la lecture et à l’écriture, et subséquemment à l’école, ne semble pas avoir été généralisé en Babylonie. Les assyriologues sont très partagés sur ce point. D’aucuns estimant que la quasi-totalité de la population n’en maitrisait pas ces fondamentaux (Laury Pearce, The Scribes and Scholars of Ancient Mesopotamia, Civilizations of the ancient Near East, Rubinson, 2000, p. 2265 : « les scribes étaient en poste dans une société dans laquelle la grande majorité des gens étaient illettrés ») alors que d’autres auteurs se montrent plus nuancés (Hermann Vanstiphout, Memory and literacy in Ancient Western

Asia, Civilizations of the ancient Near East, Rubinson, 2000, p. 2188 : « La diffusion et le niveau de l’accès à l’écriture (…)

sont très incertains. Mais la masse écrasante de documents écrits dans tous les domaines de l’existence suggère que la capacité à lire et à écrite était plus étendue que les sources primaires ne le documentent ».

215 Cet athénocentrisme comme peut le dénommer Claude Nicolet, Rome et la conquête du monde méditerranéen : Les

structures de l'Italie romaine, PUF, 1995, p. 205, ne doit pas nous faire oublier que l’éducation grecque n’est pas qu’athénienne.

A cet égard, le cas de Sparte est très instructif par son originalité. Alors que dans le reste de la Grèce, s’opère un passage d’une culture de guerriers à une culture de scribes. Sur ce point, lire : Henri-Irénée Marrou, Histoire de l’éducation dans l’antiquité, Tome I : le monde grec, Edition du Seuil, 1948, p. 15. Pour l’historien français, la cité lacédémonienne persiste dans le premier stade (Ibid., p. 39-54).

Les premières traces de l’éducation hellène nous sont rapportées par Homère dans l’Iliade et l’Odyssée que l’on peut faire remonter à la deuxième moitié du VIIIe siècle avant notre ère216. Il ne s’agit, certes, que de sources poétiques et mythologiques, mais elles nous permettent de saisir ce que fut l’enseignement au cours de la période archaïque217. Il apparait que, au cours de la période archaïque, l’éducation grecque est essentiellement militaire218. Il faudra attendre la fin du VIe siècle pour que l’éducation grecque cesse d’être dominée par les armes219. L’enfant n’est ainsi plus formé à être un soldat mais un citoyen « beau et bon »220. On peut véritablement parler d’ancienne éducation athénienne – arkhaia Paideia – à partir du début du Ve siècle221. Elle se caractérise par son caractère aristocratique et demeure en place une cinquantaine d’années222. L’arkhaia Paideia commence à l’âge de sept ans – même si, avant ce cap, une première instruction est assurée par les femmes223 (mère ou nourrice) – et s’étend jusqu’à l’âge de la puberté, c'est-à-dire quatorze ans. L’éducation des enfants est privée et est dispensée sous la forme d’un préceptorat collectif par des maîtres rémunérés par les parents224. Coexistent trois types d’enseignants225 : le pédotribe, qui forme sportivement l’enfant (à la palestre, et essentiellement en athlétisme et en gymnastique, dans le but de développer chez le jeune homme un esprit agonistique et le préparer ainsi à la guerre226), le cithariste qui lui transmet le savoir musical (mousikê227 qui doit permettre à l’enfant d’apprendre la tempérance et l’assimilation au groupe), et le grammatiste, qui lui enseigne les lettres228. L’arkhaia Paideia connait toutefois des limites. Elle est réservée à une minorité, ceux dont les parents peuvent payer l’enseignement229, et est essentiellement orale230.

Dans le dernier tiers du Ve siècle, l’éducation grecque connait une véritable révolution. Elle le doit aux sophistes, enseignants itinérants qui vont mettre en place une éducation moderne et qui vont créer un véritable enseignement postsecondaire231. Attirant leurs élèves grâce à des conférences publiques, les sophistes n’ouvrent pas à proprement parler d’écoles et pratiquent un préceptorat collectif très onéreux. La formation qu’ils dispensent dure entre trois et quatre ans et se concentre autour de la maitrise de l’art oratoire232.

216 Voir Marrou, Ibid., p. 25-38.

217 Voir Bernard Legras, Éducation et culture dans le monde grec : VIIIe siècle avant J.-C. - IVe siècle après. J.-C., Armand Colin, 2002, p. 4-14. Il y a un débat entre les hellénistes au sujet de savoir si les poèmes d’Homère reflètent la réalité de son temps ou s’ils relèvent de la pure imagination de l’auteur.

218 David Pritchard, Athens, A Companion to Ancient Education, John Wiley & Sons, 2015, p. 77 ; Anton Powell, Spartan

education, John Wiley & Sons, 2015, p. 90.

219 Legras, Ibid., p. 8 et s.

220 Ibid., p. 38 ; 44. « Cette éducation est toute entière tournée vers l’idéal éthique de la kalokagathia, c'est-à-dire le fait d’être un homme beau (kalos) et bon (agathos). » On comprend l’importance du sport et de la morale dans l’éducation athénienne ancienne.

221 Aristophane, Les Nuées, v. 965 rapporte que dès le Ve siècle, des nuées d’enfants se rendent chez leurs maîtres le matin. 222 Bernard Legras, Ibid., p. 38-49. Il faut noter que l’éducation ancienne va coexister avec l’éducation pédérastique qui consiste à former un jeune d’au moins 12 ans (l’éromène) par le contact d’avec un plus âgé (l’éraste).

223 Aristophane, Les Nuées, v. 59-72.

224 Plutarque, Vie de Thémistocle, X. Lire : Mark Griffith, Public and private in early greek institutions of education, Education

in Greek and Roman Antiquity, Brill, 2001, p. 23 et s.

225 Platon, République, 376e. Lire : Marrou, Ibid., p. 73 et s. 226 Marrou, Ibid., p. 75.

227 Ibid., p. 76.

228 Attesté dès 497 avant notre ère par Hérodote, Histoires, VI, 27.

229 William V. Harris, Ancient Literacy, Harvard University Press, 1991, p. 45 et s.

230 Elle est en cela représentative de la société dans laquelle elle prend place, une société de l’auralité (du latin auris, c'est-à-dire l’oreille) comme peut le c'est-à-dire Marcel Destienne, « L'écriture et ses nouveaux objets intellectuels en Grèce, L'écriture et ses nouveaux objets intellectuels en Grèce, Métis », Anthropologie des mondes grecs anciens, I-2, 1986. p. 309-324.

231 Marrou, Ibid, p. 83-102.

232 Francesco Cordasco, A Brief History of Education: A Handbook of Information on Greek, Roman, Medieval, Renaissance,

C’est au IVe siècle que l’éducation grecque prend sa forme mature233. Durant ce siècle, les cités hellènes perdent leur indépendance à la suite des conquêtes d’Alexandre le Grand. Cela aura pour conséquence de libérer le sujet grec du carcan holiste qui l’emprisonnait pour le transformer en homme libre se sentant citoyen du monde234. Désormais, l’individu se soucie de son bien-être et l’éducation cesse d’être conçue comme le moyen de former les futurs hommes politiques, mais comme un moyen d’épanouissement permettant l’immortalité de l’âme235. Le système éducatif extra-familial commence à sept ans236, âge avant lequel le jeune enfant est laissé aux « bons soins » des femmes237. L’éducation est payante ce qui limite forcément sa diffusion aux jeunes issus de familles privilégiées. À partir de l’âge de raison, l’enfant commence son instruction primaire. Celle-ci est collective238 et est dispensée auprès de trois maîtres : le pédotribe, le cithariste et l’instituteur pour les bases de lecture, d’écriture et de calcul. La musique239 et le sport240 déclinant à l’époque hellénistique, les lettres occupent bientôt l’essentiel du temps scolaire. Arrive ensuite le temps du secondaire, où le grammairien succède à l’instituteur241. Ce dernier est chargé de familiariser les élèves avec les grands auteurs classiques, dont la liste est bientôt fixée242. Les sciences (astronomie243, arithmétique244, musique245 et géométrie246) ne sont pas exclues de l’éducation secondaire même si elles occupent une place réduite par rapport aux lettres. Au secondaire et à l’éphébie247 succède l’enseignement supérieur248. Trois disciplines sont spécialement concernées : la médecine, la rhétorique et la philosophie. Dans les autres domaines, ce n’est que très rarement que l’on peut

233 Pour l’éducation à l’époque hellénistique, voir, Legras, Ibid., p. 84-98.

234 Raffaella Cribiore, Gymnastics of the Mind: Greek Education in Hellenistic and Roman Egypt, Princeton University Press, 2005, p. 1-15 ; Marrou, Ibid., p. 147 et s.

235 Pour Ménandre, Monost., 275, la culture personnelle que l’éducation permet d’acquérir est « le bien le plus précieux qui soit donné aux mortels ».

236 A l’époque hellénistique, l’on considère, sous l’influence de l’école d’Hippocrate (Traité des hebdomades), que la vie humaine se divise en huit périodes de sept ans. L’enfance englobe les deux premières périodes, l’adolescence la troisième. Ces 21 premières années sont dédiées à l’éducation. L’éducation véritable commence à l’âge de sept ans même si certains intellectuels souhaitaient, dans l’intérêt de l’enfant, avancer cet âge (trois ans pour Chrysippe, cinq pour Aristote, six pour Platon). Voir : Cribiore, Ibid., p. 15 et s. ; Marrou, Ibid., p. 215 et s.

237 Avant l’âge de sept ans, l’enfant est confié à la mère ou à une nourrice. Celles-ci doivent apprendre au jeune le langage et la discipline. De nombreux auteurs comme Chrysippe conseille de choisir une nourrice en fonction de sa maitrise du grec afin qu’elle puisse transmettre à l’enfant une culture satisfaisante. Cribiore, Ibid., 2005, p. 45 et s. ; Marrou, Ibid., p. 215-217. 238A l’exception des enfants des élites qui disposent d’un précepteur. Marrou, p.218

239 Marrou, Ibid., p. 201 et s. ; Legras, Ibid., p. 91.

240 Marrou, Ibid., p. 197 et s., Louis Robert, « Notes de Numismatie et d’Epigraphie grecques », Revue archéologique, I, 1934, I, p. 55-56 ou Jean Delorme, Gymanasion. Étude sur les monuments consacrés à l'éducation en Grèce (des origines à l'Empire

romain), E. de Boccard 1960, p. 467.

241 Cribiore, Ibid., p. 185 et s.

242 Jean Cousin, Etudes sur Quintilien, I, Contribution à la recherche des sources de l’Institution oratoire, BRG, 1935, p. 565-570.

243 Marrou, Ibid., p. 271 et p. 275 et s. 244 Ibid., p. 267 et s.

245 Ibid., p. 270-271 246 Ibid., p. 265 et s.

247 L’éphébie désigne un stage civique et militaire d’une durée de un à trois ans. Il s’agit d’une institution publique gérée par la cité et sous la responsabilité d’un magistrat nommé gymnasiarque. Documentée dès 372, l’éphébie concerne l’ensemble des jeunes garçons de dix-huit ans. L’institution a pour objet de former physiquement et militairement les futurs citoyens mais aussi de les instruire civiquement (morale, religion). Suite à la conquête de Philippe de Macédoine, l’éphébie perd son caractère militaire et nationaliste qui n’a plus de sens dans un contexte de domination étrangère. Elle devient alors facultative, payante, s’oriente vers la formation intellectuelle et sportive, et admet des étrangers dans ses rangs. Désormais, les jeunes hommes (généralement) aristocrates qui s’y inscrivent viennent y chercher les bases d’une culture grecque raffinée qui feront d’eux des gentilshommes aptes à fréquenter les cercles autorisés. L’éphébie disparait à Athènes à la fin du IIIe siècle et semble, d’après les sources, se maintenir encore en 323 après J.C. dans la ville d’Oxyrhynque. Marrou, Ibid., p. 157 et s.

observer des formations organisées249. L’étude de la rhétorique constitue à la fois la voie la plus prestigieuse et la plus représentée dans les études supérieures250.

Après l’ancienne Grèce, nous étudierons désormais Rome, qui nous occupera pour le restant de notre travail251.

Il convient de considérer, à l’instar de Henri-Irénée Marrou, qu’il n’y a pas eu d’éducation romaine, voire de civilisation romaine proprement dite, mais plutôt une prolongation de la culture hellène à Rome. En effet, cet auteur affirme qu’« il n’y a pas eu de civilisation latine autonome parce que l’Italie s’est trouvée dans l’aire de civilisation hellénique et se sont assimilées constatant leur archaïsme par rapport au raffinement grec252 ».

Dès la période archaïque, l’influence grecque est perceptible à Rome en raison de la domination étrusque sur le Latium à partir du VIIe siècle avant J.-C.253 En effet, le peuple mystérieux d’Étrurie s’est construit au contact des influences étrangères, particulièrement hellènes. Il a, pour cela, bénéficié d’un contexte géographique particulièrement favorable puisqu’il s’agit du moment où débute la « colonisation grecque » des côtes de l’Italie du sud et de la Sicile, mettant ainsi en relation les deux peuples254. Le point de départ étant la fondation de la colonie de Cumes (en Campanie) en 775. La propagation de la culture hellène – et plus généralement orientale255 – en terres étrusques est particulièrement visible sur le plan linguistique256 ou encore mythologique257. Par la suite, forts de ces savoirs, les Étrusques ont été, dès le VIe siècle avant notre ère, des passeurs de la culture hellénistique, voire plus largement orientale, à l’occident romain qu’ils contrôlaient258. À partir du Ve siècle avant J.-C., les contacts médiatisés par les Étrusques laissent la place à des relations directes entre Romains et Grecs259. Cependant, c’est à la suite de la conquête et de la transformation de l’ensemble de la Grèce en province romaine, au IIe siècle avant J.-C., que l’influence hellène est la plus

249 Nous reviendrons plus avant sur l’absence d’un enseignement organisé du droit en Grèce. Concernant le droit, nous connaissons dans l’Egypte ptolémaïque, l’existence d’avocats professionnels et d’avoués reconnus par la loi qui fixe leurs compétences et leur impose l’impôt des avocats, mais nulle école de droit. Ce sera une novation de l’Empire romain. Les avocats se formant par la pratique en s’attachant à un cabinet comme les ingénieurs, marins et autres arpenteurs.

250 Marrou, Ibid., p. 291 et s.

251 Henri-Irénée Marrou, Histoire de l’éducation dans l’Antiquité, Tome II. Le monde romain, Seuil, p. 29 et s. 252 Ibid., p. 29.

253 Ibid., p. 30 et s.

254 S’en suivra la création de ce que les hellènes nomment « grande Grèce », c'est-à-dire, l’ensemble des colonies grecques présentes sur les côtes de l’Italie méridionale. Ovide à cet égard a pu dire : « Il fut un temps où l'Italie ne fut que la Grande Grèce. » A cet égard voir : Emanuele Greco, La Grande-Grèce : histoire et archéologie, les origines de la colonisation grecque

en Occident, Hachette, 1996. L’auteur revient en particulier sur l’origine de la colonisation grecque en occident. Les premiers

établissements grecs en Italie sont ceux de Cumes et de Pithécusses qui remontent à la fin du VIIIe siècle avant notre ère. Cependant des céramiques hellènes retrouvées en Sicile sont datées de la fin du IXe siècle. Voir aussi, Pierre Lévêque, « Les Grecs en Occident », in Georges Vallet (dir.), Les Grecs et l'Occident, Actes du colloque de la villa Kérylos (24-25 octobre

1991), Collection de l'École Française de Rome, 208, 1995, p. 11-17. Dans cet article, il est mis en avant le rôle déterminant

des eubéens dans le déplacement de la population grecque vers l’Italie (mais aussi vers l’Afrique et la Mer Noire) à partir du VIIIe siècle, mais aussi celui des phocéens à partir du VIe siècle. Selon l’auteur le processus se déroule en trois phases. D’abord, les Grecs se lancent dans des entreprises de reconnaissance des terres étrangères, puis entreprennent la construction de comptoirs (ex : les pithécousses) et enfin, se décident à fonder des colonies. La conséquence étant la diffusion de la culture orientale en occident.

255 Grecque mais aussi babylonienne ou encore phénicienne. A cet égard, et en particulier en matière cultuelle, voir : Jean-Pierre Levet, Orient et Occident, Presses Universitaires de Limoges, 1998, p. 10-18.

256 Levet, Ibid., p. 10-18. 257 Ibid., p. 10-18.

258 Alain Schärlig, Compter du bout des doigts : cailloux, jetons et bouliers, de Périclès à nos jours, PPUR, 2006, p. 76. 259 Marrou, II, Ibid., p. 33-34.

marquée260. On retiendra la célèbre formule d’Horace : « La Grèce captive a captivé son farouche vainqueur261 ».

La culture grecque s’abat ainsi comme une déferlante au-delà de ses frontières naturelles et les Romains sont pris d’un philhellénisme débridé. À partir du IIe siècle, la langue grecque se diffuse rapidement au point de devenir la langue maternelle des jeunes générations262. La rhétorique fait son apparition et séduit les ambitieux263 et le théâtre passionne aussi bien la plèbe que les patriciens264. Quant à la philosophie, elle inspire les intellectuels265. En somme, et pour citer Plutarque, qui se réfère en l’espèce à l’importation de la rhétorique à Rome : « Ce fut comme un vent impétueux dont le bruit remplit la ville266».

Il convient de préciser que cette passion pour la culture grecque ne fut pas immédiate et que l’influence des conservateurs, ces derniers se distinguant par leur mishellénisme, a pu en ralentir la propagation267. En témoigne un événement célèbre : l’expulsion des trois ambassadeurs grecs en 156. Carnéade l’académicien, Diogène de Babylone le stoïcien et Critolaos le péripatéticien étaient venus d’Athènes afin d’obtenir du conquérant romain l’annulation d’une amende. Sur place, ils firent montre de leurs talents de rhéteur et, selon la tradition, Carnéade argua un jour en faveur de l’idée de justice et, le lendemain, défendit des arguments contra avec la même assurance. Le pouvoir que conférait la rhétorique effraya les plus traditionalistes au point que Caton ordonna l’expulsion des trois philosophes au motif de préserver l’idéal romain de moralité268. Il est quelque peu cocasse de considérer que le même Caton apprendra le grec à la toute fin de sa vie269. Si, jusqu’à Cicéron, le fait d’être visiblement hellénophile a pu desservir une carrière politique270, les Romains se sont rapidement décompléxés vis-à-vis de la Grèce et de ses apports. Ainsi, on parlera bientôt d’une culture gréco-romaine, ou plutôt d’une hellenistisch romische kultur, dès lors que cette expression est apparue avecla romanistique germanique271.

L’influence hellène n’épargne pas le domaine de l’éducation : en effet, l’organisation scolaire romaine est peu ou prou la même qu’en Grèce. À cet égard, Henri-Irénée Marrou dit simplement : « Les trois chapitres qui vont suivre (consacrés aux écoles romaines : primaires, secondaires et supérieures) sont, en un sens, presque inutiles : les écoles romaines qu’il s’agisse

260 Après avoir conquis la Grande-Grèce dès 272 à Tarente, les Romains profitent des querelles qui divisent alors les Grecs pour assujettir l'Illyrie grecque (229 avant J.C.). Ils défont ensuite les Grecs à Cynocéphales, en l'an 197, et, par dérision, proclamèrent à Corinthe en l'an 196, la Grèce indépendante. En fait, ils la livrent surtout à ses divisions. La ligue étolienne est dissoute en 189, par les Romains, contre lesquels elle avait appelé en Grèce Antiochus le Grand, roi de Syrie. Le royaume de Macédoine est vaincu à la bataille de Pydna en 168 avant J.C., l'Epire est romaine en 147. Les Achéens, ayant pris les armes contre les Romains, furent battus à Scarphée et à Leucopétra. Les Romains finissent par soumettre la Grèce. La prise de Corinthe par le consul Mummius (146) consomma l'asservissement des grecs. Tout leur territoire fut réduit en province romaine cette même année, sous le nom d'Achaïe.

261 Horace, Epodes, II, 1, 156. 262 Marrou, II, Ibid., p. 47 et s. 263 Ibid., p. 35.

264 Ibid., p. 42 et s. 265 Ibid., p. 44-15.

266 Plutarque, Caton l'Ancien, XXII, 2.

267 Virgile, Enéide, II : « Timeo Danaos et dona ferentes » (« Je crains les Grecs, même quand ils apportent des cadeaux »). Juvénal : « Non possum ferre, Quirites, Graecam Urbem » (« Je ne peux supporter, Citoyens, une Ville grecque »). Pour plus de détails sur le mishellénisme antique, voir Gilles Grivaud (dir.), Le(s) mishellénisme(s), Actes du séminaire tenu à l'École