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b) L’explication pratique de la division entre Proculiens et Sabiniens

Il a souvent été suggéré dans la romanistique que les controverses ont pu avoir un dénominateur commun philosophique, politique, idéologique ou méthodologique, qu’elles étaient fondées sur des conflits personnels, ou encore, que les écoles étaient des sortes de « clubs » de débats1162. Aucune de ces théories ne s'est avérée très convaincante1163.

Selon nous, l'erreur doit être trouvée dans l'interprétation anachronique des concepts de science juridique romaine et de juriste romain1164.

1157 Heinrich Vogt, « Die sogenannten Rechtsschulen der Proculienser und der Sabinianer oder Cassianer », in Dieter Nörr et Dieter Simon (dir.), Gedachtnisschrift für Wolgang Kunkel, Klostermann, 1984, p. 512-515. Voir aussi les opinions modérées de Jolowicz, 1972, Ibid., p. 379-380 et Antonio Guarino, Storia del diritto romano, 10th edn., Jovene, 1994, p. 458-460. 1158 L’avis de Vogt ne fera pas d’émules. Citons par exmple le jugement sevère de Tomasz Giaro, « Von der Genealogie der Begriffe zur Genealogie der Juristen. De Sabinianis et Proculianis fabulae », Rechtshistorisches Journal, 11, 1992, p. 551, sur Vogt : « Und wahrend es schien, dafi iiber die romischen Juristen-schulen alles gesagt worden ist, was im Bereich der menschlichen Phantasie liegt, hat Vogt das buntscheckige Bild schwarz ubermalt : Die beiden Schulen haben gar nicht existiert, sondern wurden von Pomponius nach der Art der konventionellen Diadochenschriftstellerei (...) frei erdichtet ».

1159 Scacchetti, Ibid, p. 39 et s.

1160 Herbert Felix Jolowicz et Barry Nicholas, Historical Introduction to the Study of Roman Law, CUP, 1972, p. 378 et s. 1161 Jan-Willem Tellegen, « Gaius Cassius and the schola Cassiana in Pliny’s letter VII 24, 8 », SZ, 105, 1988, p. 269 1162 Wolgang Kunkel, Herkunft und soziale Stellung der römischen Juristen, Böhlau Köln, 1967, p. 340 et s. ; Arthur Schiller,

Roman Law. Mechanisms of Development, De Gruyter, 1978, p. 328 et s.

1163 Leesen, Ibid., p. 16-20.

1164 Sur cette question, voir, Hendrik Hoetink, « Über anachronistische Begriffsbildung in der Rechtsgeschichte », SZ, 72, 1954, p. 46.

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Eu égard à la notion de science juridique romaine, les romanistes, comme l’affirme Jan Willem Tellegen1165, sont fortement imprégnés d’un présupposé inspiré de l’école historique du droit, voulant que le ius romanum soit considéré comme une science1166. Ce n’est pas philosophiquement faux, mais cette assertion a le défaut de conduire à une assimilation entre science juridique romaine et science juridique moderne1167. Sur cette base s’est imposée l’idée que le droit romain était nécessairement fondé sur la théorie et l’abstraction. C’est ainsi par exemple que Schulz1168 considère les libri ad sabinum comme des commentaires des libri tres

iuris civilis de Sabinus ou encore les libri ad edictum comme des commentaires de l’édit du

préteur, alors même que seuls les Institutes de Gaius ont reçu de la part de leur auteur l’intitulé de commentarii1169. Concernant justement les Institutes de Gaius, nous pouvons dire qu’il s’agit de l’une des seules œuvres de droit romain – sinon la seule – à correspondre à notre idée moderne de science juridique. Les autres travaux des juristes romains sont au contraire casuistiques. Les théories juridiques répugnaient aux juristes romains, et contrairement aux juristes modernes, une regula n'était pas pour eux un produit fini mais un point de départ pour résoudre des problèmes juridiques. On peut dire, en suivant Jan Willem Tellegen, que la majorité des romanistes ont tiré des conclusions générales sur le droit romain et sa littérature sur la seule base des Institutiones de Gaius1170. Pour résoudre cet illogisme, certains auteurs ont affirmé que la littérature juridique classique était différente de la loi impériale. Tandis que la première était scientifique et théorisante, la seconde était casuistique1171. En fait, une recherche récente a montré qu'il n'existe pas de différence fondamentale entre les rescrits des empereurs du IIIe siècle et les responsa des juristes classiques Paul et Ulpien1172. Les Romains, que ce soit à l’époque classique ou post-classique, ont toujours été adeptes de la casuistique1173. Il est normal qu’influencés par le présupposé selon lequel les juristes romains étaient des théoriciens et non des praticiens, la majorité des romanistes aient voulu voir dans les controverses des problèmes de nature scientifique, alors qu’il s’agissait en fait d’une sélection d’oppositions relevant de la pratique juridique.

Concernant la notion de juristes romains, le même anachronisme est visible dans la doctrine depuis Friedrich Karl Von Savigny au XIXe siecle1174. En effet, les juristes romains sont souvent associés aux juristes modernes, en tout cas à ceux qui étaient actifs en Allemagne à l’époque de l’école historique du droit. Ce constat a abouti à la conclusion que, à Rome – comme en Allemagne avec les Fachjurisprudenz – les jurisconsultes forment un groupe de professionnels du droit isolés du reste de la société, dont l’activité se limite aux conseils juridiques1175, à l’enseignement et à l’écriture d’ouvrages. Ces derniers ne participaient pas à la pratique juridique, domaine entièrement monopolisé par les orateurs (dans l’Allemagne du

1165 Tellegen, Ibid., p. 270.

1166 Franz Horak, « Rationes decidendi : Entscheidungsbegründungen bei den älteren römischen Juristen bis », Labeo, I, Scientia, 1969, p. 45 et s. ; Peter Stein, Topik und Intuition in der römischen Rechtswissenschaft. Zur Frage des Einflusses der

griechischen Philosophie auf die römische Rechtswissenschaft, Herdlitczka, 1972, p. 237 et s.

1167 Govaert Carolus Joannes Joseph van den Bergh, Geleerd recht : een geschiedenis van de Europese rechtswetenschap in

vogelvlucht, Kluwer, 1980, démontre comment nous plaquons nos catégories modernes de science du droit à l’époque romaine.

1168 Fritz Schulz, A History of Roman Legal Science, Clarendon Press, 1946, p. 183 et s. 1169 Comme le souligne Tellegen, Ibid., p. 271.

1170 Tellegen, Ibid., p. 271, voir aussi, Mayer-Maly, 1979, Ibid., p. 660.

1171 Fritz Schulz, Principles of Roman Law, Clarendon Press, 1936, p. 106 et s. ; Franz Wieacker, Vom römischen Recht : zehn

Versuche, Koehler Verlag, 1961, p. 129 ; Max Käser, Zur Methodologie der römischen Rechtsquellen Forschung,

Sitzungsbericht der österr. Akad. d. Wiss., Phil.-hist. Klasse, Bd. 277, 5. Abh., 1972, p. 52 ; Gerhard Dulckeit, Michael Rainer, Fritz Schwarz et Wolgang Waldstein, Römische Rechtsgeschichte : ein Studienbuch, Beck, 2014, p. 222.

1172 Tellegen, Ibid., p. 270 et s. La distinction qui a été faite dans la période postclassique entre ius et leges est ainsi seulement formelle.

1173 Ibid., p. 273-274. 1174 Ibid., p. 274.

1175 Ils conseillaient les particuliers (cavere, agere, respondere) et ceux qui avaient l'Imperium. C’est-à-dire, les magistrats au cours de la République, et les empereurs sous l'Empire.

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XIXe siècle, les Fachjuristen)1176. Or, comme l’affirme Jan Willem Tellegen, cette distinction est exagérée et l’on sait désormais que des iurisprudentes ont agi comme advocati dans les procès1177.

Constatant qu’aucune des différentes théories, concevant l’opposition entre les écoles comme un affrontement entre deux conceptions internes cohérentes et sans équivoque de la Loi n’a pu expliquer efficacement la division entre Proculiens et Sabiniens au cours du Haut-Empire, nous proposerons une autre clé pour saisir la division du droit en deux sectae. On examinera en particulier l’idée selon laquelle il n’existe aucun dénominateur commun reliant les différentes opinions doctrinales des Sabiniens et des Proculiens. À tel point qu’un même juriste peut adopter un raisonnement juridique contraire dans deux controverses différentes. On peut alors se demander ce qui lie les juristes d’une même schola. Pourquoi donc, s’ils ne partagent pas une même conception du droit, se réunir en une même entité, telle que la secta proculienne ou la secta sabinienne ? Un lien existerait entre les écoles proculienne et sabinienne et la pratique judiciaire. Les deux scholae ne seraient pas des écoles de pensée ou des établissements didactiques mais des cabinets juridiques. Cela conduirait naturellement les juristes de chacune des deux structures à prendre position sur un cas particulier, non pas au terme d’une conception bien établie du droit, mais uniquement en cherchant à servir au mieux les intérêts de leur client. La preuve de cette affirmation réside dans le fait que les argumentations sabinienne et proculienne ne reposent généralement pas sur le droit mais sur la rhétorique. En effet, si occasionnellement, un cas pouvait être réglé par un raisonnement déductif simple, c’est-à-dire par l’application de règles juridiques générales orientées vers une solution particulière, il s’agissait la plupart du temps d’interpréter une loi non univoque en faveur des intérêts du client défendu. Pour ce faire, chaque fois qu’un problème juridique admettait plus d’une interprétation plausible, les juristes justifiaient leur décision au moyen de la persuasion, c’est-à-dire la rhétorique1178. Plus précisément, les juristes sabiniens et proculiens avaient recours à la topique, une branche de la rhétorique et, plus particulièrement à l’inventio, qui consiste à découvrir des arguments pros et contra sur un sujet donné1179.

Les topoi n’étaient pas exotiques pour les juristes romains qui, en tant que membres de l’élite romaine, avaient dès leur plus jeune âge été initiés aux subtilités du langage. La plupart des romanistes ont nié le rôle de la rhétorique dans la jurisprudence romaine, en raison d’une volonté farouche de dénier tout lien entre jurisprudence et pratique juridique. En somme, la doctrine ne voulait pas assimiler les iurisconsulti et les advocati.

Or, il n’existait pas de distinction nette entre les juristes, les avocats et les hommes politiques, qui étaient généralement issus des mêmes cercles et avaient le même bagage intellectuel1180. Quelques auteurs ont toutefois abordé l’importance de la rhétorique dans la

1176 Fritz Wieacker, Vom römischen Recht : zehn Versuche, Koehler, 1961, p. 146 et s. ; Herbert Hausmaninger-Selb, Römisches

Privatrecht, Hermann Boehlau GmbH, 1981, p. 59.

1177 Jan-Willem Tellegen, « Oratores, Iurisprudentes and the Causa Curiana », RIDA, 30, 1983, p. 293 et s. 1178 Leesen, Ibid., p. 20 et s.

1179 Dans son Topica, Cicéron (Cicéron, Topica, II, 7-8) donne la définition suivante d’un locus : « Comme il est facile de trouver une chose cachée, si le lieu où elle se trouve est indiqué ou marqué par un signe ; de même, quand nous voulons découvrir un argument, il faut que nous connaissions les lieux : c'est ainsi qu'Aristote appelle ces espèces de réservoirs où l'on va puiser les preuves. On peut donc définir le lieu, le signe de l'argument, et l'argument, le procédé par lequel ou prouve une chose douteuse ». Dans ce texte, Cicéron compare un argument avec une chose qui est caché (res abscondita) dans un locus. Afin de trouver la chose cachée ou l’argument, la connaissance du locus est essentielle. Selon Cicéron, les locus sont des « sedes

e quibus argumenta promuntur » ou « sièges, d'où sont issus les arguments ». Daniel E. Mortensen, « The loci of Cicero », Rhetorica, 26, 2008, p. 31-56, Contra, Horak, 1969, Ibid., p. 9-64 ; Peter Stein, 1970, Ibid., p. 460-464 ; Wieacker, 1971, Ibid.,

p. 339-355.

1180 Pour l’éducation des jeunes romains de bonne naissance, voir Stanley F. Bonner, Education in Ancient Rome. From the

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formation de la jurisprudence romaine. La date charnière à ce propos fut l’article de Johannes Stroux : Summum ius summa iniuria. Ein Kapitel aus der Geschichte der interpretatio iuris1181. En effet, le romaniste allemand a été le premier à démontrer en 1926 que la rhétorique étudiée par tout jeune romain issu de l’aristocratie exerçait une influence déterminante dans la jurisprudence romaine. Plus récemment, Olga Tellegen-Couperus propose une argumentation intéressante allant dans le même sens1182. En dépit de cette évolution, une part non négligeable de la doctrine considère toujours le droit romain comme une science juridique systématique, ne subissant aucune influence extérieure.

À cet égard, l’influence des deux œuvres rhétoriques romaines majeures, à savoir les

Topica de Cicéron1183 et l’Institution oratoire de Quintilien1184 a généralement été négligée. Citons Horak à ce sujet : « Trebatius, fur die den Topik des romischen Eklektikers geschrieben worden ist, scheint mit ihr so wenig anzufangen gewufit zu haben wie mit dem Original des Aristoteles... Es gibt Schliefilich in den Büchlein manches ein Argumentationslehre, war spätere Jurisprudenz ausgie – verwendet big hat und heute noch verwendet. Aber der romische juriste scheint sehr de zu den Schranken seines FACCS befangen gewesen zu sein, als dafi er donc Ungewohntes hatte en seine Wissenschaft integrieren konnen1185 », ou encore Norr : « Die den Juristen Topica gewidmenten waren diesen... fremd. ». Quelques années auparavant, Fuhrmann écrit : « Doch im ganzen scheint Ciceros Topik als Versuch einer juristischen Heuristiek ohne Folgen geblieben zu sein1186 ».

Pourtant, la genèse des Topica de Cicéron montre clairement qu’il existait une interaction entre la rhétorique et la jurisprudence. En effet, les Topica de Cicéron sont un traité explicatif de la Rhetorica d’Aristote, écrite au IVe siècle av. J-C. Aristote a d’abord composé un traité nommé Topica, dont le but était d’expliquer comment la théorie des topoi pouvait être utile pour conduire des débats philosophiques. Par la suite, le philosophe grec écrit sa Rhetorica, dans laquelle il discute de la théorie des topoi sous un angle différent, puisqu’elle est cette fois orientée vers le plaidoyer judiciaire. En 44 av. J-C., Cicéron écrit ses Topica afin de rendre

l’ensemble de ces disciplines, la plupart des citoyens romains de bonne famille connaissaient au moins les principaux éléments de chaque matière. Tous appartenaient à l’aristocratie et en tant que tels avaient effectué des études de grammaire, littérature, rhétorique, droit et philosophie.

1181 Johannes Stroux, « Summum ius summa iniuria. Ein Kapitel aus der Geschichte der interpretatio iuris », in Johannes Stroux et Paul Speiser-Sarasin (dir.), Aus der im ganzen nicht erschienenen „Festschrift, Paul Speisei Sarasin zum 80. Geburtstag am

16. Oktober 1926 überreicht von seinen Kindern, Teubner, 1926.

1182 Jan-Willem Tellegen et Olga Tellegen-Couperus, « Law and Rhetoric in the Causa Curiana », OIR, 6, 2000, p. 171-203. D’autres ont souligné l’importance de la rhétorique et du raisonnement topique de l’argumentation juridique moderne : Jack M. Balkin, « A Night in the Topics : The Reason of Legal Rhetoric and the Rhetoric of Legal Reason », in Peter Brooks Paul Gewirtz (dir.), Law’s Stories. Narrative and Rhetoric in the Law, Yale University Press, 1996, p. 211-224 ; Maarten Henket, « Status and Loci for the Modern Judge », in Olga Tellegen-Couperus (dir.), Quintilian and the Law : The Art of Persuasion in

Law and Politics, Leuven University Press, 2003, p. 179-190.

1183 Tobias Reinhardt, Marcus Tullius Cicero, Topica, Oxford University Press, 2003 ; Giuliano Crifo, « Per una lettura giuridica dei Topica di Cicerone », Annali dell’istituto Italiano per gli studi storici, I, 1967/8, p. 113-145. Sur la structure des

Topica de Cicéron, lire : Paul MacKendrick, The Philosophical Books of Cicero, Palgrave Macmillan, 1989, p. 223-231. Dans

la troisième partie, les exemples ne proviennent plus du droit privé, mais de la philosophie. Il semble se référer au système de l’inventio, qui est attribuée à Hermagoras de Temnos. A cet égard, lire : Antoine Braet, « The Classical Doctrine of status and the Rhetorical Theory of Argumentation », Philosophy and Rhetoric, 20, 1987, p. 79-93 ; Antoine Braet, « Variationen zur Statuslehre von Hermagoras bei Cicero », Rhetorica, 7, 1989, p. 239-259 ; Vera Isabella Langer, Declamatio Romanorum, Peter Lang, 2007, p. 50-54.

1184 Belén Said Noeda, « Proofs, arguments, places : Argumentation and rhetorical theory in the. Institutio oratoria, Book V. 95. », in Olga Tellegen (dir.), Quintilian and the Law. The Art of Persuasion in Law and Politics, Leuven University Press 2003, p. 95-110.

1185 Horak, 1969, Ibid., p. 48.

1186 Dieter Norr, « Cicero als Quelle und Autoritat bei den romischen Juristen », in Fritz Baur, Karl Larenz et Franz Wieacker (dir.), Beitrage zur europaischen Rechtsgeschichte und zum geltenden Zivilrecht, Festgabe für Johannes Sontis, Beck, 1977, p. 48. Contra, voir : Manfred Fuhrmann, « Die zivilrechtlichen Beispiele in Ciceros Topik », in Thomas Schirren et Gert Ueding (dir.), Topik und Rhetorik. Ein interdisziplinares Symposium, De Gruyter, 2000, p. 65.

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accessible la Rhetorica d’Aristote aux juristes romains, qui pouvait leur être très utile. Plus précisément, l’Arpinate compose ses Topica pour son ami, le juriste C. Trebatius Testa (Cicéron, Topica, 1.1-5).

Effectivement, ce dernier avait aperçu la Rhetorica d’Aristote, dans la bibliothèque de Cicéron à Tusculum. Intéressé par cet ouvrage et les potentialités qu’il pouvait offrit aux juristes romains, Trebatius demande à son ami de l’introduire à ce sujet. Cicéron lui propose de lui prêter l’ouvrage, mais devant la complexité du propos aristotélicien, Trebatius renonce. Cicéron écrit alors ses Topica afin de rendre accessible la Rhetorica d’Aristote et la théorie des topoi au plus grand nombre, en particulier à son ami Trebatius. Le fait que Cicéron ait dédié son travail à Trebatius implique que le système des topoi avait une valeur pratique pour les juristes. Cicéron, qui maitrisait à la fois le droit et la rhétorique, confirme par ailleurs dans ses Topica que les juristes devaient se familiariser avec la rhétorique : « Dès qu'on possède à fond tout ce lieu des causes, on peut, dans leurs différentes espèces, puiser une foule d'arguments dans les grandes discussions oratoires ou philosophiques. Vous en tirez peut-être moins de ressources, mais vous en usez plus adroitement. En effet, les affaires particulières du plus haut intérêt me paraissent dépendre de l'habileté des jurisconsultes. Leurs avis, leurs conseils sont du plus grand poids ; et lorsqu'un avocat zélé fait appel à leur expérience, ils lui fournissent des armes irrésistibles (…) Ainsi, dès qu'il connaîtra parfaitement les lieux, le jurisconsulte pourra, aussi bien que l'orateur et le philosophe, traiter avec facilité toutes les matières qui lui seront soumises1187 ». Ces déclarations montrent que les Topica de Cicéron furent écrits comme un manuel méthodologique pour les juristes. Enfin, l’analyse du fond des Topica confirme définitivement l’utilité de la rhétorique pour les juristes. Cicéron procède en quatre temps. Il commence par une discussion préliminaire sur une quinzaine de loci illustrés à chaque fois par un exemple emprunté au droit privé (Cicéron, Topica, 2.6 - Cicéron, Topica, 4.24). On retiendra de cette première partie la distinction entre les topoi inhérents à la nature du sujet en discussion et ceux extrinsèques (Cicéron, Topica, 2.8). La première catégorie comprend les arguments dérivant d’une définition (locus a definitione), de l’énumération des parties (locus ad

enumeratione partium) et de l’étymologie (locus a notatione). La seconde catégorie comprend

les arguments dits conjugués, dérivés du genre, de l’espèce, par similitude, liés à la différence, au contraire, au complément, par antécédent, par conséquence, par contradiction, par cause, effet et par comparaison avec un supérieur, un égal et un inférieur. L’Arpinate poursuit dans la seconde partie par une discussion plus élaborée sur ces loci (Cicéron, Topica, 4.25.78). Ensuite, Cicéron, dans la troisième partie, s’intéresse à la théorie des status d’Hermagoras de Temnos (Cicéron, Topica, 21.79 - Cicéron, Topica, 26.99). Il s’agit d’une méthode permettant de déterminer ce qui est en cause dans une affaire nécessitant des arguments rhétoriques. Hermagoras procède en deux temps. Il s’agit d’abord de déterminer le status d’un conflit judiciaire, c’est-à-dire la quaestio qui ressort de la confrontation entre le demandeur et le défenseur. Pour Hermagoras, un conflit pouvait concerner des faits ou l’interprétation d’une loi. Si le conflit était lié à des faits, il devait être classé dans l’un des quatre status suivants : 1) le statut coniecturalis, 2) le statut definitivus, 3) le statut qualitatis ou 4) la traduction. Si le conflit concernait l’interprétation d’un texte législatif, il se situait dans l’un des quatre status légaux

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suivants : 1) scriptum et voluntas1188 ; 2) leges contrariae1189, 3) ambiguitas1190, ou 4)

ratiocinatio1191.

Une fois le status d’une quaestio déterminé, Hermagoras passe à la seconde partie de sa théorie. En effet, le rhéteur grec fournit une liste de topoi (arguments rhétoriques) adaptés à chaque status. Enfin, Cicéron (Cicéron, Topica, 26.100) conclut son ouvrage dans une quatrième et ultime partie par un court épilogue. On notera que Cicéron s’écarte du système d’Hermagoras de Temnos, puisqu’il inverse l’ordre des deux étapes du raisonnement de ce dernier. Alors qu’Hermagoras déterminait d’abord le status d’un conflit avant de dégager les

topoi, Cicéron évoque en premier lieu les arguments rhétoriques avant de s’attarder sur les status1192. Cicéron, procède de manière tripartite. Il présente dans sa première partie une liste de topoi utiles pour les juristes en recherche rapide d’arguments. Dans une deuxième partie, l’Arpinate offre une liste plus élaborée des mêmes topoi. Dans une troisième partie, Cicéron détaille la théorie des status d’Hermagoras de Temnos. Lorsqu’un conflit concerne des faits, trois sortes de status existent pour Cicéron : celui lié au contectura, celui résultant d’un