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Présentation analytique de la transmission des mémoires

3.5. Travail de mémoire et mémoires de l’esclavage en Haïti

3.5.1. Présentation analytique de la transmission des mémoires

La transmission des mémoires constitue un axe capital dans la patrimonialisation. Dans l’analyse des politiques culturelles, il est toujours nécessaire de chercher à comprendre et à déterminer la place accordée à la transmission pour déceler les intérêts des autorités pour la sauvegarde du patrimoine. De la construction de musée jusqu’à l’éducation patrimoniale et les campagnes d’information, plusieurs modes de transmission peuvent être considérés. En Haïti, les plus répandus sont la musique, l’artisanat, la littérature, l’histoire, l’oralité et surtout l’apprentissage par observation. Nos constats de la société haïtienne durant les trois dernières décennies révèlent le tableau d’un pays en perte de mémoire ou un pays affecté par un manque d’intérêt pour le patrimoine.

De plus en plus, les familles perdent les habitudes de transmission de la mémoire assurées par les anciens. Le désintéressement des citoyens, les problèmes économiques, la marginalisation de la culture haïtienne dans les programmes politiques, l’invasion des cultures étrangères sont autant de facteurs explicatifs d’une dévalorisation accélérée du patrimoine culturel haïtien et d’une survalorisation des cultures étrangères. Les institutions culturelles publiques ne s’accordent pas non plus sur les modes de transmissions du patrimoine culturel haïtien. Depuis plus d’un an, l’Institut de sauvegarde du patrimoine national (ISPAN) a cessé de publier son Bulletin qui faisait une place à la mise en valeur du patrimoine national surtout matériel. La revue du Bureau national d’ethnologie n’est plus publiée de manière régulière. Les organismes privés comme la Société haïtienne d’histoire, de géographie et de géologie, les cercles de lecture et d’écriture, et les centres culturels semblent ne pas trouver la recette pour courtiser les jeunes. Les Universités haïtiennes, confrontées aux problèmes de ressources financières, encouragent peu les recherches sur les mémoires en Haïti et leur diffusion en tant que patrimoine. Blanco, ce participant avec lequel nous nous sommes entretenu au précédent point, ne tourne pas autour du pot pour déclarer :

L’Haïtien ne recourt plus à sa mémoire qui fait sa grandeur. Il préfère oublier pour gagner son pain. Il devient insouciant. Les échanges enrichissants d’autrefois sur les valeurs identitaires entre les habitants font place, aujourd’hui, au simple besoin de se nourrir.

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Dans cette situation, le patrimoine mémoriel de l’esclavage est menacé de disparaître de la mémoire collective haïtienne. Pourtant, dans les discours politiques revient toujours cette phrase : « patrimwan nou se sèl fòs ki ka pèmèt nou idantifye ki kote nou sòti, ki kote nou ye e ki

kote nou vle ale » (Notre patrimoine est la seule force qui nous permet de nous identifier, de nous

évaluer aujourd’hui et de définir notre lendemain). Ce qui revient à dire que la dégradation du patrimoine culturel haïtien entraînera la perte des valeurs de l’identité du peuple.

Les ressources patrimoniales matérielles et immatérielles en rapport avec le passé colonial esclavagiste d’Haïti sont dans une phase aiguë d’altération. Un risque élevé de ce dépérissement est à signaler à l'heure d'un constat alarmant sur l’état des sites historiques, et sur le recul de la participation culturelle, en raison des préoccupations liées à la pauvreté de certaines familles haïtiennes. C’est toute l’âme d’un peuple qui est menacée. Le pilier du « vivre-ensemble » haïtien est aussi en péril. Le défi est de taille. N’est-il pas nécessaire d’agir pour préserver la composante culturelle du passé colonial dans une perspective d’affirmation identitaire, d’intégration et d’ouverture à d’autres peuples ? Le patrimoine inventorié est essentiel dans ce cadre normatif culturel qui favorise la sauvegarde, la transmission et la mise en valeur. Les revues spécialisées, les documentaires, les expositions dans les musées, les commémorations, les journées mémorielles sont autant d’outils indispensables pour y arriver.

L’étude de l’esclavagisme à Saint-Domingue doit permettre de comprendre aujourd’hui les prémices et les entraves de la construction de l’État-nation haïtien. Certes, l’amnésie est un élément incontournable du système esclavagiste. On a appris à l’esclave à devenir amnésique. La renonciation de sa religion et de sa culture était aussi essentielle à la condition d’esclave. Il s’oubliait pour ne se rappeler que ses tâches à effectuer. L’assimilation des codes culturels européens parfois forcée était alors une échappatoire de survie. Même libres après le 18 novembre 1803, les anciens esclaves avaient eu du mal à se construire une identité en dehors du modèle colonialiste. C’est une attitude de victime qui n’aurait pas de réactions personnelles. Nous pouvons citer, entre autres, le système politique et social instauré à partir de 1804 maintenant la masse paysanne dans un état de dépendance et les attache essentiellement à la terre; l’adoption par les élites dirigeantes de la culture européenne considérée être, à ce titre seul, la légitime durant tout le XIXe siècle jusqu'à l’apparition du mouvement indigéniste contre

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l’occupation américaine (1915-1934) qui porte les intellectuels à se tourner plus vers l’Afrique ; la prédominance de la langue française officiellement admise dans les sphères administratives et sociales au détriment du créole parlé et compris par la majorité des Haïtiens. Ce modèle politique et social construit sur la base du colonialisme laisse encore apparaître des cicatrices dans le tissu identitaire et comportemental du peuple haïtien aujourd’hui. Il est impératif de mettre au point une stratégie de transmission des pratiques culturelles haïtiennes et de développer une conscientisation accélérée sur la fuite et la vulnérabilité des mémoires de l’esclavage.

169 CHAPITRE IV

Usages sociaux des mémoires de l’esclavage en Haïti

Le discours mémoriel sur l’esclavage en Haïti est souvent une construction du passé en vue de l’utiliser à des fins politiques et partisanes. Il ne permet pas de réfléchir sur les affects et les conséquences sociales, encore moins sur l’avenir des descendants d’esclave. Depuis la dernière décennie du XXe siècle, l’approche officielle de la mémoire de l’esclavage a été remise en question. Les citoyens constatent l’échec des élites dirigeantes qui n’arrivent pas à instaurer un système politique et social qui répond à l’idéal de la révolution d’indépendance haïtienne. Elles n’arrivent pas à rassembler tous les Haïtiens autour d’un discours mémoriel national sur l’esclavage, car elles cherchent trop à justifier leurs intérêts de clan et de parti dans les débats. Donc, en voulant trop instrumentaliser les mémoires, ces élites arrivent à réveiller inconsciemment les citoyens qui exigent un changement dans les rapports du social avec le passé. La société haïtienne est en quête perpétuelle d’un nouveau discours mémoriel.

En analysant les textes des écrivains et des poètes haïtiens des XIXe et XXe siècles, nous avons l’impression de regarder les mémoires de l’esclavage sur les seuls angles des luttes perpétuelles et des souvenirs douloureux. Les auteurs ne mettent pas trop en lumière ce qui marque les esprits aujourd’hui : les conséquences sociales du passé colonial. Dans le programme de littérature présenté au secondaire par le ministère haïtien de l'Éducation nationale, ces poètes et écrivains font partie des auteurs à étudier, mais la pédagogie de transmission des connaissances ne facilite pas la compréhension des élèves qui ne cherchent qu’à mémoriser les auteurs étudiés et leurs textes plus comme une obligation de passage des examens que des mémoires rapportées qui les concernent. En plus, le fait pour certains enseignants de faire un choix des auteurs du programme à étudier a eu aussi des incidences sur l'incapacité de plus en plus forte des élèves à saisir les nuances contextuelles des approches des auteurs sur les mémoires de l’esclavage en Haïti.

Dans l’espace public, c’est surtout l’image qui culpabilise le colonisateur qui est représentée. Une tentative de défendre une cohésion sociale autour des objets et des monuments qui caractérisent les mémoires de l’esclave est présente. Par ailleurs, il y a davantage une politisation du discours mémoriel accentuée sur la question de couleur, ce qui ne permet pas de développer

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un climat de « vivre-ensemble » entre les Haïtiens. Ce chapitre vise à étudier les usages sociaux que les Haïtiens font des mémoires de l’esclavage pour une meilleure compréhension des enjeux de la patrimonialisation.