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La mémoire de l’esclavage dans les politiques culturelles

3.2. Politique culturelle : une responsabilité partagée entre l’État et les citoyens

3.2.2. La mémoire de l’esclavage dans les politiques culturelles

Le processus de mise en patrimoine des mémoires de l’esclavage nous porte à faire ressortir son adéquation ou son inadéquation avec la mémoire collective haïtienne. En 2004, une Commission présidentielle de commémoration du bicentenaire de l'Indépendance a été constituée. Le ministère de la Culture et l’UNESCO ont encouragé l’initiative visant à réfléchir, documenter, identifier et réaliser un ensemble d’activités qui prennent en compte les mémoires du passé colonial esclavagiste et les formes de résistance qui ont conduit à l’Indépendance haïtienne. Elle consiste, de concert avec les collectivités intéressées, à mettre en valeur des sites et des monuments comme la citadelle des Platons située à proximité de la ville de Torbeck (Cayes), le camp Gérard et l’habitation Pémerle dans la plaine des Cayes, ou à réhabiliter le site de Fort- Jacques dans la commune de Kenscoff (près de Pétion-Ville) et la statue du Nègre marron au Champ de Mars à Port-au-Prince. Cette démarche peut être considérée comme un pas vers une patrimonialisation de la mémoire de l’esclavage en Haïti.

Parmi les autres manifestations culturelles soutenues par le ministère de la Culture, il faut souligner aussi le projet « Route 2004 » et le « rappel à la population de la portée historique de l’événement du Bois-Caïman, par la réalisation en août 2004 du spectacle de l’Aurore dans le cadre de la journée internationale du souvenir des luttes contre l’esclavage et de son abolition »447. L’année 2006 a été consacrée pour commémorer « l’année Dessalines ». L’ensemble des activités vise à rendre un vibrant hommage à Jean Jacques Dessalines, le père fondateur de la Nation, par « une relecture du personnage, de son discours et de son action », estime la ministre Magalie Comeau.

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Enfin, le don par la République d’Haïti d’un buste de Toussaint Louverture448, à la mairie de Bordeaux, placé au square qui porte son nom dans le quartier de Bastide marque un tournant vers la reconnaissance de l’un des précurseurs de la lutte contre l’esclavage à Saint-Domingue. Pendant les 200 ans d’indépendance d’Haïti, les gouvernements passés étaient très réticents ou manifestaient peu d’intérêts à l’idée de commémorer la mémoire de l’esclavage avec autant d’éclats. Durant les 2 ans de transition entre le départ forcé du président Jean Bertrand Artistide (29 février 2004) et l’investiture du président René Préval (14 mai 2006), on a ressenti chez ce gouvernement la volonté de briser le mur du silence sur le système esclavagiste et ses mémoires en Haïti. Jamais, autant d’actions aussi concrètes n’ont été posées. Justement, le gouvernement de transition a hérité d’une circonstance favorable : la soif du peuple haïtien de commémorer dignement le bicentenaire de l’Indépendance après les séries de manifestations violentes contre le président Jean Bertrand Aristide en 2004 qui l’ont empêché. Cependant, les efforts pour revisiter les lieux qui rappellent les temps forts du passé colonial, donc esclavagiste, ont été suspendus depuis 2006. L’ISPAN se trouve seul engagé dans les démarches pour conserver ce qui reste surtout du bâti.

L’État haïtien est encore réticent à l’idée de patrimonialiser la mémoire de l’esclavage. C’est une mémoire sensible. Il faut éviter d’aborder les questions qui fâchent (la souffrance) de peur de faire les liens avec les réalités du présent. Le passé, c’est le passé. Le présent, c’est tout ce qui compte. Mais le présent haïtien n’est-il pas conditionné aussi par le passé colonial ? Les inégalités sociales ont toujours triomphé. De nombreux Haïtiens font quotidiennement l’expérience douloureuse de la pauvreté perçue comme l’une des conséquences de l’esclavagisme. Les mots d’Adelia, 42 ans, habitante du quartier de Bel-Air à Port-au-Prince expriment bien cette dure situation dans son entretien le 11 mars 2013:

Kijan pou w ta vle pou chèf ak mèt peyi yo ta pale de esklavaj. Yo pa gen okenn enterè nan sa... Ou pa wè se sa n ap viv bò isit la. Tout vi n, nou te ka konpare l ak kondisyon tan lesklavaj. Menm si nou pa gen chenn nan pye n, men li nan lanfè lavi n… Dirijan nou yo ap mennen vi kolon blan yo. Y ap banbile sou tèt nou. Silans yo a vle di anpil bagay. Y ap eksplwate n tankou se yo sèl papa Dessalines te goumen pou bay endepandans. Kòm yo te tiye

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Anperè a aprèsa, se te pou ka redwi nou menm ti pèp la, ti peyizan yo nan kondisyon esklavaj anko. Malerezman sa pap pase, n ap kontinye lite pou sa chanje… Yo panse si yo eklere je pèp la sou sa ki te pase nan tan esklavaj la sa ka rive. Yo pa vle pèdi pouvwa yo.

(Comment voulez-vous que les autorités gouvernementales parlent de l’esclavage. Ils n’ont aucun intérêt à en parler... Voyez seulement notre situation dans ce quartier. Notre vie quotidienne peut se comparer à la dure réalité de l’esclavage colonial. Nous ne portons plus les chaînes visiblement, mais elles perpétuent dans cet enfer de l’existence… Nos dirigeants mènent des vies de colons au détriment de la population. Leur silence traduit tout. Ils se comportent comme les seuls bénéficiaires de l’acte héroïque de Jean Jacques Dessalines, le père fondateur de la Nation haïtienne. Ils avaient assassiné l’empereur dans l’objectif de réduire la classe pauvre et la masse paysanne en esclavage. Nous jurons que cela ne se reproduira plus. La lutte pour le changement doit continuer. Ils pensent que notre connaissance de ce passé colonial esclavagiste pourrait conduire à leur renversement du pouvoir. Ils ont peur de perdre le pouvoir).

(AdCI.43 : Source orale)

La remémoration est intentionnelle. Cette opinion paraît partisane et n’exprime qu’un plaidoyer et des rancœurs. Pour Adelia, la situation de vulnérabilité est forte. Son point de vue est façonné par son environnement et par les expériences douloureuses au cours de sa vie. C’est en ce sens que Paul Ricœur, dans sa philosophie de l’action, désigne « l’homme comme agissant et souffrant »449. Nous citons aussi les propos recueillis de Clémentine, 21 ans, étudiante en Droit avec laquelle nous nous sommes entretenu à Jacmel le 29 août 2013:

Nos dirigeants maintiennent le système esclavagiste dans leur manière de gérer les affaires publiques. Ils n’ont aucun intérêt à rompre avec l’esprit colonialiste. L’esprit d’exploitation de l’homme par l’homme. Le fait d’être au timon de l’État, ils pensent que le pays leur appartient. L’esprit civique leur manque parfois…

(ClED.41 : Source orale)

Dans la déclaration de l’étudiante, on voit apparaître une accusation systématique des autorités

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de l’État. Dans le registre de gouvernance établie depuis 1804, Clémentine pense que les dirigeants peuvent mieux asseoir leur pouvoir. L’avidité politique ne leur permet pas de se tourner vers les conditions des masses populaires. Les intérêts collectifs importent peu. Dans les propos d’Anthime, 30 ans, un ouvrier habitant le bidonville de Jalousie à Pétion-Ville que nous avons enregistré le 15 avril 2013, on dénote aussi la même préoccupation :

Nou se vrè pitit ansyen esklav yo. N ap viv nan yon povrete ki pa di non lakòz patwon ak politisyen mete tèt yo ansanm pou toupizi n. Se yo ki ranplase ansyen bouwo nan tan kolini an. Sitiyasyon sa a enève n anpil. Politisyen yo dechèpiye peyi a. Sa vrèman se yon eritaj moman bout di tan lesklavaj la.

(Nous sommes les fils et les filles des anciens esclaves. Nous vivons dans des conditions de pauvreté à cause des conditions de travail que nous imposent les patrons et les politiques. Ces derniers remplacent les anciens bourreaux de l’époque coloniale. C’est une situation qui nous indigne. Les politiques dépouillent le pays. La situation dans laquelle nous vivons est un pur héritage des années noires de la colonisation).

(AnOU.01 : Source orale)

De façon culturelle, les Haïtiens ont toujours quelque chose qui relève de la critique exacerbée du pouvoir et de l’exercice du pouvoir450. Cette critique se détache souvent d’intérêts communs ou institutionnels. Elle est parfois associée à des intérêts personnels. Toutefois, la banalisation d’une part importante de la mémoire de l’esclavage dans le choix mémoriel officiel permet de produire des réflexions citoyennes qui aboutissent souvent à des accusations. Le silence des élites dirigeantes sur ce pan de mémoires l’alimente davantage. La mémoire de l’esclavage est vraiment l’objet de controverses dans la population.

Karly, 48 ans, employé au ministère du Tourisme, rencontré au Cap-Haïtien semble avoir une approche beaucoup moins critique que les précédents interlocuteurs. Dans ses témoignages recueillis le 27 mars 2014, il pose le problème de la patrimonialisation des mémoires de l’esclavage en Haïti sur un angle institutionnel et suivant un choix mémoriel. Selon lui, l’État haïtien n’a pas d’autre choix que de faire la promotion de la mémoire glorieuse. Ses maigres

450 Cette critique est souvent le fruit de la mauvaise gestion du pouvoir. Donc, il y a une certaine méfiance au sens

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moyens le contraignent aussi à adopter cette posture. Dans ce contexte, la mémoire glorieuse tient en état toute mémoire de l’esclavage qui charrie les douleurs et veut faire ressortir les conséquences de l’esclavage dans la société haïtienne post-indépendante.

À ma connaissance, certains efforts sont déployés pour favoriser une mise en valeur de la mémoire de l’esclavage. Ils touchent, entre autres, les sites du Parc national historique. Certes, les habitations coloniales sont peu touchées par ces initiatives. Il faut comprendre que l’État cherche perpétuellement à mettre de l’avant la mémoire glorieuse. Une attitude que bon nombre d’Haïtiens partagent. Ajouter à tout cela, la conservation des sites exige des débours. L’État haïtien a des choix à faire. À mon avis, c’est bien d’opter pour la mémoire qui fait la gloire du peuple haïtien dans le registre de l’esclavage.

(KaMT.36 : Source orale)

Il revient toujours à l’État de faire un choix en ce qui concerne la mémoire à transmettre. Cette attitude évoquée par Karly est le fruit de la construction mémorielle officielle. Edwin, l’employé du ministère de la Culture pense aussi:

[qu’] Il ne faut pas également oublier le facteur économique dans les analyses décisionnelles des autorités haïtiennes concernant la patrimonialisation des mémoires de l’esclavage. L’état de pauvreté des communautés est prioritaire par rapport au programme de sauvegarde du patrimoine. Ce serait une insulte pour la population de mettre en valeur le passé colonial esclavagiste dans ce contexte. Certes, la culture peut aider à réduire la pauvreté, mais il faut développer un programme lié au tourisme culturel qui entraînera une augmentation du PIB haïtien par la création d’emplois directs ou indirects.

(EdCC.02 : Source orale)

Dans la même veine, mais avec plus de prudence Clément, 63 ans, professeur de sociologie à l’Université d’État d’Haïti interrogé le 11 novembre 2013, émet un point de vue qui rassemble l’automatisme mémoriel de l’esclavage ou la figure de l’esclave dans la société haïtienne :

Ventre affamé ne se soucie point de la culture, voire s’occuper de la mémoire de l’esclavage qui remémore automatiquement la souffrance bien qu’elle soit faite aussi de valeur culturelle de résistance. Les réactions sociales sont autant le reflet de la culture que du niveau de vie. Durant ces deux dernières décennies, la

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situation de misère que vit la majorité de la population haïtienne semble avoir raison de la culture en général et de la mémoire l’esclavage en particulier. Je pense que si on enregistre une nette amélioration des conditions de vie de la population, l’État aura moins de difficultés à se pencher sur le problème de patrimonialisation des mémoires de l’esclavage. La population sera à même d’avoir un niveau d’éducation qui la portera à s’intéresser davantage au patrimoine et à la mémoire. Ainsi, les mémoires de l’esclavage seront vues comme un outil pédagogique, un tremplin pour l’acceptation de l’Autre.

(ClPR.25 : Source orale)

Il est important de reconnaître, au-delà des problèmes économiques, existe la volonté de faire de la culture et du patrimoine un outil de pédagogie et d’atténuation des tensions sociales en Haïti. Effectivement, la misère constitue la préoccupation la plus urgente pour l’État haïtien qui doit s’engager inlassablement à trouver des solutions. Certes, il est difficile de faire accepter à un peuple laminé par la misère que la culture est une issue pour un lendemain meilleur. L’essentiel est de trouver des solutions immédiates.

Les précédents témoignages nous amènent à réfléchir sur le communiqué du Bureau national d’Ethnologie, en date du 11 décembre 2013. Celui-ci peut avoir des incidences positives sur les mémoires de l’esclavage en Haïti, même s’il n’encourage pas des recherches dans le domaine au niveau national. L’étude du passé colonial, les prospections archéologiques des sites comme les habitations coloniales et les fortifications peuvent nous révéler des pages non encore élucidées de l’histoire du peuple haïtien. Le temps ne doit plus travailler pour l’oubli.

Amnésie, contournement et/ou cautionnement des figures de l’esclavage

La détermination émotionnelle de tourner la page de l’esclavage risque d’aboutir à un défaut de mémoire en Haïti. Une partie de la mémoire coloniale esclavagiste est traitée comme une mémoire à côté de la mémoire officielle. Elle est victime d’une sélection mémorielle. C’est une mémoire construite entièrement à part. Le comportement des autorités gouvernementales depuis l’indépendance d’Haïti à nos jours nous amène à comparer la mémoire de l’esclavage à une

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«mémoire hors la mémoire»451. «L’État-commandeur»452, selon l’expression de Gérard Barthélémy, institué depuis n’a aucun intérêt non plus à se souvenir de l’esclavage. Puisqu’on parle d’État-commandeur, il s’agit plutôt d’oubli ou de camouflage. La situation rejoint la pensée du sociologue jamaïcain, Orlando Patterson, «l’héritage le plus important de l’esclavage est la rupture totale, moins avec le passé qu’avec une conscience du passé»453. Les dirigeants pour la plupart des militaires entendent toujours imposer à la masse des cultivateurs un régime autoritaire qui fait songer à l’époque coloniale454.

Loin du décor officiel de la mémoire, l’esclavage semble être pourtant la « mémoire matrice » de la mémoire collective haïtienne quand on considère les pratiques sociales et culturelles en lien avec ce passé et la réalité du présent. Ainsi, le mentionne Edouard Glissant, « notre paysage est son propre monument : la trace qu’il signifie est repérable par-dessous. C’est tout histoire (sic)»455. C’est effectivement un cadre important pour la mémoire et pour l’histoire. Le paysage nous parle quotidiennement. C’est un interlocuteur indispensable à la construction et à l’analyse patrimoniale. Reste à savoir comment l’écouter et communiquer avec lui.

Comment expliquez-vous l’attitude de la société haïtienne face au passé colonial esclavagiste et à la mémoire ? La réponse de Louise, 54 ans, habitante de la ville des Cayes, souligne l’importance de cette question dans l’entrevue qu’elle nous a accordée le 19 juin 2014. Elle nous fait comprendre contrairement à ce que pensent certaines gens que le peuple haïtien n’occulte pas ses mémoires de l’esclavage. Au contraire, il s’en sert pour défendre ses intérêts ou pour revendiquer son apport à l’abolition de l’esclavage à travers la Révolution de 1804. Ainsi, elle témoigne :

451 Maurice Halbwachs, La mémoire collective, Paris, Albin, Michel, [1950] 1997.

452 Gérard Barthélémy, Le pays en dehors, essai sur l’univers rural haïtien, Port-au-Prince, Henri Deschamps et

Cidhica, 1989, p. 58.

453Orlando Patterson, « Recent Studies on Caribbean Slavery and the Atlantic Slave Trade », Latin American

Research Review, 17, 1982 : 251-275, traduit et cité par Richard Price, Le bagnard et le colonel, Paris, PUF, 2000 et repris par Jean-Luc Bonniol, « De la construction d’une mémoire historique aux figurations de la traite et de l’esclavage dans l’espace public antillais », dans Jean-Luc Bonniol et Maryline Crivello (dir.), Façonner le passé. Représentations et cultures de l’histoire (XVIe-XXIe siècle), Aix-en-Provence, Presses de l’Université de Provence,

2004, p. 263-284.

454 En répondant à la question (Qu’est-ce qu’un esclave ?) Blandine Kriegel nous permet de mieux faire le lien :

« C’est un homme privé du droit parce que dépossédé du droit de s’approprier les choses et d’abord sa propre vie ». Blandine Kriegel, L'État et les esclaves, Réflexion pour l'histoire des États, Paris, Payot & Rivages, 2003, p. 280.

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Mwen pa kwè pèp ayisyen an bliye ke li te nan esklavaj. Dayè ou ka wè nan kelke sitiyasyon difisil tankou lè yon moun fè l abi, vle oprese l, vit li fè konparezon an ak esklavaj pou raple ke zanzèt li yo te libere l deja nan chenn, pa gen anyen k ap fè l retounen ankò. Pafwa ou konn tande tou pou make yon gwo reyalizasyon moun konn di se pa jounen jodia n ap etone lemond, nou abitye fè plis bagay kom konbat esklavaj, mete an defèt lame fransèz. M plis panse ke se yon fason pou jere relasyon sosyal yo ak viv nan plis amoni ak tèt yo.

(Je ne crois pas que le peuple haïtien oublie son passé esclavagiste. Il en fait souvent allusion dans les moments difficiles qui rappellent les oppressions et les abus dont il est victime. Il rappelle que les chaînes de l’esclavage ont été à jamais brisées par leurs aïeux. Pour marquer un exploit réussi par un autre Haïtien, il évoque aussi la victoire de l’armée indigène face aux troupes expéditionnaires françaises pour rappeler qu’ils sont habitués à étonner le monde. À mon avis, c’est une façon de gérer les rapports sociaux et de vivre en harmonie avec son présent et sa conscience).

(LoHC.63 : Source orale)

Le silence s’impose comme une preuve d’amnésie. Il est la plus grande révélation comme a dit Lao-Tseu. Loin de penser que le peuple haïtien s’enferme dans une amnésie collective, il s’est plutôt confronté au réel quotidien et social pour défendre la valeur de la Révolution de 1804. Il participe activement aux combats concrets de son moment. C’est un peuple qui croit encore s’engager dans une lutte contre l’esclavage, mais il ne l’exprime pas ouvertement.

Les conséquences du système esclavagiste sont bien criantes dans la société haïtienne. La continuité de l’esclavage est apparente dans la constitution même de l’État haïtien. Elle forme le noyau dur de la gouvernance en Haïti et le fondement principal des divisions au sein de la société. Les élites sont les bénéficiaires de l’image héroïque de l’Indépendance et n’entendent pas revenir sur les causes de ces divisions, sur l’apport des masses populaires à la libération nationale parce qu’elles veulent conserver leur posture libératrice, voire mythique de superpouvoirs économiques, politiques et intellectuels. Donc, voici comment Clément explique le silence ou le non-dévoilement de la position de l’Haïtien en rapport à la mémoire de l’esclavage :

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Nous vivons dans une société de reproduction de l’esclavage. La base du système étatique haïtien est esclavagiste. La fragmentation sociale est une construction des élites pour maintenir les distances et tenir à l’écart les fils du paysan. Donc parler de l’esclavage devient même un sujet tabou pour éviter les susceptibilités et diviser davantage.

(ClPR.25 : Source orale)

Le contournement des figures de l’esclavage s’établit comme une stratégie des élites dirigeantes pour coexister pacifiquement avec les maux de la société. Notons dans les propos du participant que le contrôle social haïtien est lié à la place de la mémoire coloniale. De toute évidence, dans « toute mémoire collective se dénote une certaine sélectivité »456 et « s’est associé aux silences, et à une certaine amnésie sociale »457. Mais quand elle est conditionnée et instrumentalisée, elle est souvent victime de l’insouciance et de l’indifférence intellectuelle. Sans surprise, c’est la même réalité qui semble marquer la mémoire de l’esclavage dans les autres Antilles. Certains