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La mémoire de l’esclavage dans la littérature haïtienne

L’appartenance à la littérature nationale d’un pays ne relève pas simplement de la qualité du style de l’écrivain, mais aussi des langues et des langages (signes) employés qui sont saisissables de la communauté. Il faut voir l’aspect de l’histoire littéraire qui implique l’enseignement de la littérature. Pour reprendre la phrase de Roland Barthes : « la littérature, c’est ce qui s’enseigne, un point c’est tout »508. Donc, il n’y a de littérature que tout ce qui est enseigné comme littérature. Cet enseignement découle de la conception que la société fait de l’auteur. Si l’auteur n’est pas enseigné dans les salles de classe, il ne peut être considéré comme un littéraire, en dehors de ses considérations intellectuelles et de ses écrits. Dans ce contexte, le professeur ne peut pas enseigner l’auteur qu’il veut. L’écrivain ne saurait exercer non plus des contraintes pour se faire accepter comme littéraire.

Après la conquête de l’indépendance, les écoles littéraires durant le XIXe siècle ont voulu faire de l’acquisition des connaissances une source de libération. Les écrivains et les poètes chantaient l’exploit des héros et le nationalisme dans leurs écrits qu’ils présentaient comme un plaidoyer pour défendre la Nation. Toute cette période est marquée par un idéal mémoriel nationaliste. Les œuvres littéraires n’étaient pas destinées à un marché. Elles étaient inscrites d’abord dans une perspective d’éduquer le peuple ; mais aussi elles se servaient à protéger et à étendre les intérêts de classe ou de partis des auteurs.

Haïti était devenue l’avocat de la liberté que devait recouvrer la race noire en général. Boisrond Tonnerre considéré comme le premier de ces écrivains de la génération de 1804, dans ses écrits tenait à cette idée de liberté et de défense de la race noire face à la menace d’un retour probable des troupes coloniales françaises. Des éléments d’un discours «anti-colonisation» et d’un

508 Roland Barthes, « Réflexions sur un manuel », dans Serge Doubrovsky et Tzvetan Todorov

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discours qui dénonçait les atrocités des Blancs et les souffrances des Esclaves dans les plantations peuvent être repérés dans le texte suivant :

Citoyens, indigènes, hommes, femmes, filles et enfants, portez vos regards sur toutes les parties de cette île ; cherchez-y, vous, vos épouses, vous, vos maris, vous, vos frères, vous, vos sœurs ; que dis-je cherchez-y vos enfants, vos enfants à la mamelle ! Que sont-ils devenus ? Je frémis de le dire. La proie de ces vautours !509

Dans ce texte, Boisrond Tonnere annonçait la libération des esclaves et la construction de la Nation nègre. Pour Hénock Trouillot, «ce discours annonçait le massacre à venir des colons français »510.

Si elle s’est exprimée dans des vocabulaires parfois différents, la question de liberté s’est toujours posée chez les pionniers de la littérature haïtienne. C’est l’apport essentiel d’Antoine Dupré dans son poème « Hymne à la liberté » qui est l’un des premiers poèmes appris par les étudiants haïtiens en troisième secondaire suivant le programme de littérature établi par le ministère de l’Éducation nationale. L’auteur célèbre l’Indépendance nationale qu’il s’engage à défendre. Ainsi s’adresse-t-il à Haïti, sa mère chérie:

Si quelque jour sur tes rives Reparaissent nos tyrans Que leurs hordes fugitives Servent d’engrais à nos champs

(Hymne à la liberté, 1814)

La dynamique révolutionnaire de 1804 a nourri chez Dupré « cet amour de la liberté (qui) s’accompagne d’une haine implacable de l’ennemi et implique le devoir de lutter, de combattre sans pitié l’oppresseur »511. Dans Histoire de la catastrophe de Saint-Domingue, Juste Chanlatte se fait l’interprète des esclaves auxquels les colons français à Saint-Domingue avaient ravi le plus précieux de tous les biens : la liberté:

509 Boisrond Tonnere, Acte de l’Indépendance haïtienne, 1er janvier 1804.

510 Hénock Trouillot, « La pensée du docteur Jean Price-Mars », dans la revue de la Société Haïtienne d’Histoire, de

Géographie et de Géologie, vol. 29, no 102, Port-au-Prince, juillet-octobre 1956, p. 7.

511 Eddy Arnold Jean, La littérature haïtienne. Le Dix-neuvième siècle haïtien, tome 1, Port-au-Prince, Haïti

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Interrogez les malheureux que vous avez voués aux tourments de l’enfer ; voici ce qu’ils répondent par mon organe : de quels bienfaits voulez-vous nous parler ? Quelle reconnaissance vous devons-nous? Ou plutôt, quels reproches mérités n’avons-nous pas à vous faire ? Le sol de notre patrie était-il las de nous porter ? L’eau de nos rivières s’était-elle tarie dans la source? Nos champs ne suffisaient-ils plus pour nous nourrir?512

Il répond, en fait, aux Français qui croyaient que les Nègres étaient faits pour l’esclavage et qu’en les déportant à Saint-Domingue, ils leur avaient rendu service en les faisant profiter des bienfaits de la civilisation européenne. Il ne manque pas l’occasion pour vénérer la liberté et l’Indépendance gagnées au prix du sang des vaillants soldats de l’armée indigène :

Doux fruits d’une mâle fierté Compagne de la Liberté Je te salue, Indépendance; De tes favoris la vaillance Ici t’élève des autels.

(Ode à l’Indépendance, 1821)

Selon Juste Chanlatte, ces détracteurs étaient responsables de la corruption généralisée et de tous les conflits internes qui avaient succédé à l’Indépendance haïtienne. Ils les alimentaient à leur profit.

[…] C’est vous, tyrans de l’innocence, qui avez accoutumé nos gosiers à ces poisons fermentés, sources des querelles et des dissensions qui ravagent notre pays ; c’est vous, dont l’ingénieuse cupidité nous inocula des vices pour les tourner à notre perte et à votre profit…513.

Toujours épris de la liberté, Chanlatte considère aussi la victoire des esclaves en 1803 comme la revanche des Amérindiens qui habitaient l’île d’Haïti décimés sous le poids sanguinaire et abominable de l’esclavage espagnol : « Mânes des Indiens, en paix, reposez-vous ! »514

512 Juste Chanlatte, Histoire de la catastrophe de Saint-Domingue, Paris, Librairie de Peytieux, 1824, p. 15-16. En

ligne : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/, consulté le 22 novembre 2015.

513 Juste Chanlatte, op. cit. p.18.

514 Voir « La triple palme », poème écrit par Juste Chanlatte en 1822 à la gloire de Jean Pierre Boyer, qu'il a

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L’œuvre de Jules Solime Milscent est émaillée de mots qui invitent les Haïtiens à mettre fin aux querelles politiques et à s’unir contre les «tyrans». Dans un chant patriotique, en marge de toutes considérations partisanes, notamment sur la scission du pays en 1806 où il s’est montré très opposé au despotisme d’Henry Christophe et très flatteur d’Alexandre Pétion puis de Jean Pierre Boyer, il a fait le souhait de voir tous les Haïtiens rassemblés « sous la même bannière » contre les oppresseurs étrangers:

Unis sous la même bannière

Nous vaincrons les plus fiers tyrans.

Écartons loin de nous la discorde ennemie : Que des fils de la Liberté

Sous les drapeaux de Mars, la troupe réunie Se livre à la fraternité515.

(L’Union, 1817)

Les propos de Hérard Dumesle sur la liberté et la barbarie des Blancs englobent le message de la révolte qu’il prête d’ailleurs au prêtre vodou à la cérémonie du Bois Caïman516. Il défend la cause commune qu’incarnent les écrivains de la génération de 1804 : la liberté. C’est l’occasion dans « Macanda », pour faire un récit de la révolution haïtienne et pour décerner à Makandal517 et aux divinités africaines l’éloge d’avoir largement contribué à libérer les esclaves de Saint- Domingue:

Ce Dieu qui du soleil alluma le flambeau, Qui soulève les mers et fait gronder l’orage, Ce Dieu n’en doutez pas, caché dans un nuage Contemple ce pays,

Voit les Blancs, les forfaits.

Leur culte engage au crime, et le nôtre aux bienfaits.

515 Voir Revue des races latines, « Courrier d’Amérique », vol 18, Paris, L’administration de la revue, 1860, p. 644-

645. Voir aussi Christophe Philippe Charles, Littérature haïtienne: Les pionniers, l'école de 1836, tome 1, Port-au- Prince, Choucoune, 2001, p. 42.

516 La cérémonie du Bois Caïman est le conciliabule organisé sur l’Habitation Lenormand de Mézy le 14 août 1791

sous la direction de Boukman, prêtre vodou et chef des esclaves. Cette cérémonie annonçait déjà l’indépendance d’Haïti en 1804.

517 Makandal était un sacrificateur vodou qui à la tête d’une bande d’esclaves marrons menait la révolte en 1757. Sa

principale stratégie de lutte était l’empoisonnement des Blancs. Il a été capturé lors d’une cérémonie vodou et brûlé vif par les bourreaux au service des colons Français pour décourager ou prévenir le marronnage et toute tentative de révolte sur les habitations. Makandal est resté dans la mémoire des esclaves marrons une figure de prophète. Ses actes d’endoctrinement de fidèles participent à la structuration du Vodou, principale religion qui rallie et incite les esclaves à la révolte dans la colonie de Saint-Domingue.

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Mais la bonté suprême ordonne la vengeance Et guidera vos bras ; forts de son assistance, Foulons aux pieds l’idole avide de nos pleurs. Puissante Liberté ! Viens… parle à tous les cœurs…

(Macanda, 1819)

On retrouve une dénonciation violente des atrocités des colons chez Baron de Vastey. Il ne laisse pas passer les occasions pour dénoncer et condamner le système colonial esclavagiste et défendre les Noirs contre les dénigrements des Européens. En effet, tous ceux qui injurient la race noire sont devenus automatiquement des ennemis qu’ils se trouvent à l’intérieur ou à l’extérieur du pays.

Fils de la montagne, habitants des forêts, chérissez vos armes, ces clés précieuses conservatrices de vos droits, ne les abandonnez jamais. Transmettez-les à vos enfants avec l’amour de la liberté et de l’Indépendance, et la haine des tyrans, comme le plus bel héritage que vous puissiez leur léguer.

(Le système colonial dévoilé, 1814)

Pour bien comprendre l’œuvre des écrivains de la génération de 1804, il faut prendre en compte le contexte sociopolitique qui se développa. Celui de la crainte d’une probable expédition militaire de la France qui a maintenu sous le qui-vive le pays durant les deux premières décennies de l’indépendance nationale. Donc, les pionniers voulaient faire de leur plume des armes tout aussi efficaces pour dynamiser la conscience patriotique des Haïtiens et défendre le pays.

L’école de 1836 emboite le pas aux pionniers. Elle continue à chanter Haïti. Emile Nau, le principal théoricien du romantisme haïtien, convie les autres écrivains à célébrer Haïti : « Nos écrivains doivent célébrer Haïti, ses fastes et ses gloires militaires ». Il veut aussi « haïtianiser » la langue française. Ce faisant, il pose l’acte d’une prise en charge d’un patrimoine linguistique issu de la colonisation esclavagiste. Un patrimoine qu’il veut nationaliser pour éviter d’être linguistiquement sous la domination française. Tout ce qui est purement français (langue, pratiques) apparaît comme des moteurs qui tiennent encore en marche les véhicules esclavagistes. Aussi, veut-il sauvegarder la langue française et la mettre en valeur, mais en la nourrissant d’expressions en rapport avec les pratiques sociales et culturelles haïtiennes :

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La langue française dans nos écrits et dans notre conversation a toujours l’air d’une langue acquise; un des bienfaits de la civilisation sera de la naturaliser chez nous. (…) Il ne s’agira pas cependant de prendre la langue toute faite dans les meilleurs modèles; il faudra la modifier et l'adapter à nos besoins et à nos localités 518.

Selon Eddy Arnold Jean, en soulignant la « singularité » de l’âme haïtienne et le devoir pour l’Haïtien de refuser tout habit d’emprunt, toute invitation servile, Emile Nau préfigure Jean-Price Mars qui, aussi inquiet des méfaits du mimétisme, devait s’écrier un siècle plus tard : Soyons

nous-mêmes le plus complètement que possible519. Les théories d’Emile Nau annoncent déjà l’École indigéniste haïtienne de 1927. Le désir d’indigéniser la littérature haïtienne et de la libérer des influences littéraires françaises jette la base d’un processus d’appropriation et de mise en valeur des pratiques culturelles haïtiennes.

La réflexion d’Emile Nau n’a pas fait l’unanimité chez les écrivains de l’époque. Jean-Baptiste Chenet estime qu’haïtianiser la langue française serait un blasphème ou une désacralisation de la langue parlée par le bon Dieu. Toute adaptation du français à la réalité haïtienne serait privée cette langue de son âme essentielle. Il écrit à propos :

Si Dieu qui m’entend, dans l’espace caché Vient un jour à parler à l’homme, son image, Il parlera français : c’est bien là son langage520.

Les écrivains, du même courant de pensée que Jean-Baptiste Chenet, oublient qu’ils n’écrivent pas pour eux, mais pour une communauté de lecteur avec des aspirations, des rêves, des pratiques culturelles qu’elle entend voir aborder par les auteurs. Sinon, ils risquent d’écrire seulement pour une élite culturellement et scientifiquement avisée. La position des écrivains, comme Jean Baptiste Chenet, a longuement affecté la littérature haïtienne à ses débuts. Seule l’élite, qui bénéficiait de l’éducation française durant la colonisation de Saint-Domingue, pouvait

518 Voir le texte d’Émile Nau considéré comme « Le manifeste de l’École de 1836 (Le Cénacle)», dans L'Union.

Recueil commercial et littéraire, Port-au-Prince, 16 novembre 1837, p. 4. En ligne : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/cb328829955/date, consulté le 5 décembre 2015.

519 Eddy Arnold Jean, op. cit., p. 4.

520 Jean-Baptiste Chenet cité par Jacques-Raphael Georges, Cacoïsme littéraire: la fonction du personnage

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avoir accès aux productions littéraires. L’élite intellectuelle et politique au lendemain de l’Indépendance haïtienne avait opté pour la culture française vue comme «suprême réalisation du monde civilisé, et la maîtrise de sa langue, supérieure à toute autre»521. Glodel Mezilas522 observe aussi que l’usage du français révélait la césure sociale et culturelle en Haïti, et prolongeait la situation de dépendance culturelle et identitaire coloniale. Le constat que fait Glodel Mezilas est aussi applicable à la plupart des pays anciennement colonisés (le français et l’anglais en Afrique, l’anglais en Inde…). Donc, l’usage de la langue du colon par les écrivains haïtien serait une manière de faire perdurer le système colonial.

Durant toute la première moitié du XIXe siècle, les écrivains étaient obligés à se mettre au service du gouvernement ou d’un parti pour arriver à vivre de leurs verbes. Leurs œuvres n’étaient pas bien connues du public. Dans la littérature haïtienne, le mouvement romantique est souvent qualifié de nationalisme bourgeois qui s’oppose notamment au pouvoir autocratique du président Jean-Pierre Boyer « voué corps et âme et pour les besoins de pérenniser son commandement - à la défense des intérêts de la France »523. Toutefois, par rapport au passé colonial esclavagiste, Coriolan Ardouin dénonçait tout comme Ignace Nau l’égoïsme des bourgeois et les iniquités. Il partage la douleur de la race noire à travers les filles africaines déportées d’Afrique et conduites sur les terres américaines. Les poèmes « Betjouanes » et « Boschimans » forment, entre autres, l’expression de cette douleur:

[…] Ces barbares en foule

Mêlent des cris affreux Aux cris d’une victime, Singeant ses mouvements,

Et conviant au crime Tous leurs petits enfants.

(Boschimans)

Son intention n’était pas révolutionnaire telle qu’elle existait chez ses prédécesseurs de la génération de 1804, néanmoins ce poème dénonçait les barbaries de la Traite. Plongé dans la

521 Léon François Hoffman, Haïti: couleurs, croyances créole, Port-au-Prince, Henri Deschamps, 1990, cité par

Glodel Mezilas, « La trajectoire du français et du créole en Haïti », Tanbou. En ligne :

http://www.tanbou.com/2008/TrajectoireFrancaisCreoleHaiti.htm, consulté le 07 octobre 2014.

522 Glodel Mezilas, « La trajectoire du français et du créole en Haïti », Tanbou. En ligne :

http://www.tanbou.com/2008/TrajectoireFrancaisCreoleHaiti.htm, consulté le 07 octobre 2014.

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même tristesse, Coriolan Ardouin décrivait le « Départ du Négrier » qui transportait des déportées africaines arrachées à leur tribu:

Le négrier, immense oiseau, Leur ouvre une serre cruelle Et les ravit à leur berceau !

(Le départ du négrier)

Le « Mouvement patriotique (1860-1898)» s’est engagé également à chanter la patrie. On pouvait observer chez les écrivains de l’époque une prédisposition à défendre la patrie contre ses ennemis qui continuaient à la vilipender et à la calomnier. Massillon Coicou est l’une des figures de cette mouvance littéraire. Sa réflexion, sur le passé colonial esclavagiste, peut être un ferment indispensable pour la mémoire et pour la dynamique patrimoniale en Haïti. Il s’est mis dans la peau d’un esclave pour complaindre et poser le problème de la race noire :

Pourquoi donc suis-je nègre ? Oh! Pourquoi suis-je Noir ? Lorsque Dieu m'eut jeté dans le sein de ma mère,

Pourquoi la mort jalouse et si prompte au devoir N'accourut-elle pas l'enlever de la terre ?

Je n'aurais pas connu tous ces tourments affreux ; Mon cœur n'aurait pas bu tant de fiel, goutte à goutte. Au fond de mon néant, oh! Je serais, sans doute, Moins plaintif, plus heureux.

Mais Dieu m'a condamné, le sort doit me poursuivre ; De mon sang, de mes pleurs, il faut que tout s'enivre !

(Complaintes d’esclaves)

Laennec Hurbon, entres autres analyses, estime qu’«au niveau littéraire et scientifique, la fin du XIXe siècle haïtien sera dominée par les travaux visant tous la défense et la réhabilitation des Noirs face à l'opinion internationale»524.

Les écrivains de la Génération de la Ronde (1898-1915) étaient des passionnés de la liberté, de la justice et de la vérité. Ils luttaient contre la médiocrité politique et prônaient une société morale en Haïti. Ils ne s’intéressaient presque pas au passé colonial esclavagiste. Ils croyaient que le

524 Laennec Hurbon, Comprendre Haïti. Essai sur l'État, la nation, la culture, Paris, Karthala, 1987. En ligne :

http://classiques.uqac.ca/contemporains/hurbon_laennec/comprendre_haiti/comprendre_haiti.pdf, consulté le 12 décembre 2014, p.92.

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moment était venu pour lutter pour un changement intérieur dans les affaires publiques. Leurs rêves périssaient comme ceux des déportés africains dans les fonds de cales des négriers lors de la traversée. Ils se lamentaient sur leur sort, se résignent et se livrent à leur destin. À l’exception de Georges Sylvain qui, au débarquement des troupes d’occupation américaine en 1915 et guidé par son sentiment patriotique, s’écria : « Je ne me résignerai pas à cette occupation, je lutterai jusqu’au bout pour libérer Haïti. (...) Nous lutterons, nous et nos enfants, tant que notre patrie n’aura pas recouvré la plénitude de son indépendance ». La liberté est trop précieuse pour les Haïtiens pour la laisser se faire fouler une nouvelle fois. Du coup, le souvenir du passé colonial ranime la flamme de la mémoire des atrocités de l’esclavage. Sylvain s’est fait une figure remarquable de la résistance à l’occupation américaine.

École indigéniste haïtienne: agitation de la culture populaire et évocation des racines africaines dans la lutte contre l’oppresseur étranger

L’école indigéniste (1927-1946) prend le relais de la lutte intellectuelle contre l'occupation américaine et l'ingérence étrangère. C'est un mouvement à la fois littéraire et anthropologique au début du XXe siècle en Haïti. Ce fut une véritable «révolution culturelle»525. Le rappel des racines africaines et la valorisation de la culture populaire haïtienne deviennent la source qui alimente les âmes inspiratrices des écrivains ainsi que leurs luttes. Ces derniers répondent à l'appel du chef de file Jean-Price Mars qui les invite à devenir des créateurs en s’appropriant les pratiques culturelles haïtiennes. Ainsi parla l’Oncle (1927) fut l’ouvrage de référence qui a fait de Price-Mars le chef de file et le théoricien de l’école indigéniste526. Pour Raphaël Berrou et Pradel Pompilus :

525 Claude Souffrant, «Jean Price-Mars et sa révolution culturelle», dans Haïti en marche, 15-21 juin 1988, p.12. Ce

point de vue n’est pas loin de partager par des critiques haïtiens, notamment l’anthropologue Michel-Rolph Trouillot dans « Les Racines historiques de l’État duvaliérien, Port-au-Prince, éd. Henri Deschamps, 1986 » selon Carlo