• Aucun résultat trouvé

Genèse des entreprises mémorielles de l’esclavage en Haïti

En Haïti, la relecture de l’histoire et des représentations coloniales permet de remettre en question la structure étatique d’hier à aujourd’hui. Depuis la création de la république noire, de manière directe, on assiste à un oubli volontaire, voire un rejet de toutes mémoires de l’esclavage dans leur mode d’organisation sociale. La métaphore « absence de ruines » de Dereck Walcott ne saurait s’appliquer dans ce cas précis. On ne saurait parler non plus d’amnésie collective, de société sans passé, de société sans conscience collective. C’est une posture révolutionnaire. Une rupture faite par Haïti. Le refus de la mémoire de l’esclavage vient directement de la Révolution qui consistait dans une volonté claire et nette de finir avec l’esclavage et le racisme345. Il est à noter dans l’esprit de la Constitution de 1805 que la Révolution est à la fois antiesclavagiste et anticolonialiste, mais « non négligeable des racines africaines». Dans cette veine, le professeur Leslie F. Manigat a précisé le sens de l’Armée indigène :

Le vocabulaire du moment a précisé ce mot en lui attribuant le sens de non « blanc européen » comme l’était le colon des belles plantations tropicales de la Saint-Domingue esclavagiste. L’armée indigène est nègre, c’est-à-dire africaine pour une part, et métisse d’Africains d’origine, c’est-à-dire mulâtre pour l’autre part. Pour Dessalines et son époque, les militaires victorieux ont une fiche d’identité d’indigène. […] Les Haïtiens vainqueurs en 1803 sont des « indigènes » d’où l’ethno-nationalisme partout présent dans

345 Cette idée est aussi soutenue par Laennec Hurbon dans La révolution haïtienne: une avancée postcoloniale, Paris,

105

les actes de la littérature politique et les réalités collectivement vécues346.

Où est la notion de métissage évoquée par Leslie Manigat dans la Constitution de 1805 ? Cette constitution en son article 14 dit clairement que « […] les Haïtiens ne seront désormais connus que sous la dénomination générique de Noirs »347. La réflexion de Leslie Manigat est une piste de compréhension de la position des premiers dirigeants face aux mémoires de l’esclavage. L’ethno-nationalisme a préféré mettre en avant les valeurs ethniques de la Révolution qui prennent en compte la construction héroïque. Il ne s’agit pas d’un cas traditionnel, dans le sens d’un retour à l’ordre passé. Le nouvel État se légitime en tout premier lieu en assumant le nom d’«Hayti». Par ce geste, il est très évident pour les pères fondateurs de la nouvelle République de se réclamer d’une tradition « contre-coloniale ». En reprenant l’ancien nom taïno « Ayiti », ils s’affirmaient comme ceux qui avaient vengé cette population amérindienne que les Espagnols ont fait disparaître. L’appellation peut être aussi traduite par une volonté de passer par-dessus des siècles de l’esclavage. Justement l’armée révolutionnaire avant de se rebaptiser l’armée indigène s’appelait avant armée des Incas348. Il y avait une volonté de s’enraciner politiquement dans le passé des Amérindiens.

Dans les discours des premiers dirigeants de la Nation, l’esclavage est banni. L’incendie des habitations coloniales fut aussi une volonté réelle de supprimer toutes les traces matérielles de l’esclavage. C’est un acte collectif. C’est un signe de refus absolu du système esclavagiste et de son éventuel rétablissement.

346 Leslie François Manigat, « Annotations réflexives sur un thème porteur. La Révolution d’indépendance nationale

d’Haïti, de l’ethno-nationalisme à l’universalisme des droits de l’Homme (concepts et conceptions des droits de l’homme dans la dynamique du message révolutionnaire haïtien) », Colloque international. Révolution haïtienne et l’Universalité des droits de l’Homme. Apports, parcours historique, perspectives à l’occasion du soixantième anniversaire de la Déclaration universelle des droits de l’Homme, Port-au-Prince, 21-23 août 2009.

347 Voir la Constitution impériale de 1805.

348 Vertus Saint-Louis se questionne sur cette appellation : Pourquoi la référence à l'Indien depuis novembre 1802

quand Dessalines choisit de faire porter à l'armée le nom d'Incas, fils du Soleil, avant de dénommer le pays : Haïti ? Serait-ce un hommage aux luttes des Indiens ? Ou bien encore, serait-ce un moyen d'écarter à la fois l'Europe esclavagiste et l'Afrique, trop présente en la personne des cultivateurs, dont les élites indigènes entendent se distinguer ? Voir Vertus Saint-Louis, « Les termes de citoyen et Africain pendant la révolution de Saint-Domingue », dans Laennec Hurbon (dir.), L'insurrection des esclaves de Saint-Domingue, 22-23 août 1791, Paris, Karthala, 2000. p. 111-112. En ligne :

http://classiques.uqac.ca/contemporains/hurbon_laennec/insurrection_esclaves/insurrection_esclaves_tdm.html, consulté le 27 juillet 2013.

106

Dans ce contexte, l’esclave avait cherché lui-même très tôt à se doter d’une mémoire traduite dans la volonté de se relier à l’Afrique perdue349. Ce mouvement se matérialise par la production d’une langue (le créole), par la production d’une série de proverbes et par l’adoption de totems et de représentations (vèvè) qui visent à exprimer leurs sentiments. Les représentations se retrouvent notamment dans les arts, les danses, la musique... L’imaginaire collectif et les symboles permettaient à l’ensemble des esclaves de se créer un monde propre dans l’univers colonial. Ils ont pu créer leur propre mémoire et développer un nouveau rapport avec l’origine qui n’est plus une invention des maîtres. Des efforts pour assurer cette continuité ont été constatés à travers l’histoire d’Haïti.

Aujourd’hui, l’État haïtien a des difficultés particulières à s’installer dans la perspective créée par la Révolution haïtienne. La liquidation de l’esclavage n’est pas faite de manière radicale. Le système colonial revient à travers le rapport que les Haïtiens développent avec le pouvoir. Plus de deux siècles après l’Indépendance, les troubles et les difficultés ne sont pas encore surmontés pour appliquer les grands principes et les idéaux qui ont commandé la Révolution (idéaux de droit et d’égalité). La société n’a pas toujours conscience d’avoir défait réellement l’esclavage dans la mesure où l’amnésie n’est pas encore liquidée350, alors qu’un travail de valorisation du patrimoine légué par la colonisation pourrait bien montrer que les mémoires de l’esclavage intègrent les pratiques sociales haïtiennes.

Contexte et influence d’une mémoire de la liberté

Pour bien comprendre la genèse des entreprises mémorielles de l’esclavage en Haïti, il faut prendre en compte le contexte de la création de l’État haïtien et revisiter le discours historique haïtien et mémoriel haïtien est fortement influencé par un discours politique, révolutionnaire. Des historiens comme Beaubrun Ardouin, Thomas Madiou, Louis Joseph Janvier sont avant tout des hommes politiques, des ambassadeurs, des ministres qui épousent des idéologies politiques

349 A ce sujet voir Laennec Hurbon, « Le clergé catholique et l'insurrection de 1791 », dans Laennec Hurbon

L'insurrection des esclaves de Saint-Domingue, 22-23 août 1791, Paris, Karthala, 2000, p. 47. En ligne : http://classiques.uqac.ca/contemporains/hurbon_laennec/insurrection_esclaves/insurrection_esclaves_tdm.html, consulté le 27 juillet 2013. Voir aussi Laennec Hurbon «Esclavage, mémoire et identité culturelle», dans Max Jean Zins et Marcel Dorigny, Les Traites négrières coloniales, Histoire d’un crime, Paris, Cercle d’Art, 2009, p. 192-201.

107

différentes et qui font, en même temps, fonction d’historiens. Durant tout le XIXe siècle, deux principales préoccupations prédominaient en Haïti: la question de la légitimité du nouvel État et les conflits internes.

Concernant la légitimité du nouvel État, on se posait la question : comment un nouvel État, né d’une rupture avec l’esclavage, peut-il exister ? Dans le premier document littéraire et historique haïtien, « Déclaration de l’indépendance d’Haïti »351, les généraux haïtiens ont réitéré leur désir de conserver l’Indépendance et de la défendre. Ils expriment leur farouche détermination de repousser les oppresseurs français même au fond des mers. Alors, comment le nouvel État peut-il devenir légitime? Quel a été le rôle des écrivains du XIXe siècle dans cette démarche politique ?

Dès le départ, les écrivains voulaient construire une littérature historique qui doit à la fois légitimer l’État haïtien sur le plan interne, puis à l’extérieur. Ils voulaient répondre aux commentaires discriminatoires émis sur la Révolution haïtienne. Par exemple, le président américain Thomas Jefferson (1801-1806) s’adressant à l’ambassadeur français aux États-Unis en 1801, Louis André Pichon, proposait que les États-Unis et la Grande-Bretagne viennent en renfort à la France pour étouffer et contenir l’insurrection de Saint-Domingue et de « confiner cette peste dans son île »352. Toutefois, la neutralité des États-Unis durant les deux années décisives (1802-1803) de la Révolution haïtienne est interprétée par plus d’un comme une aide substantielle aux généraux de l’armée indigène353. Thomas Jefferson ne voulait plus aider la France, comme promu contre Toussaint Louverture, pour freiner l’élan de conquérant de Bonaparte en Amérique354.

Pour Thomas Jefferson, il est inconcevable que des esclaves noirs puissent prétendre créer ou

351 Voir annexe X, Déclaration de l’indépendance d’Haïti écrit par Boisrond Tonnerre.

352 « To confine its disease to its island », Laurent Dubois, The avengers of the new world, Harvard University Press,

2005, p. 225. Il faut se référer aussi à Leslie Péan, « Thomas Jefferson disait « Confiner la peste dans son île » - Marasme économique, transmission des savoirs et langues (6 de 6) ». En ligne : http://www.touthaiti.com/economie/2424-leslie-pean-thomas-jefferson-disait-confiner-la-peste-dans-son-ile-

marasme-economique-transmission-des-savoirs-et-langues-6-de-6#_edn4, consulté le 24 septembre 2014.

353 A ce sujet voir Tim Matthewson, « Jefferson and the Nonrecognition of Haïti », Proceedings of the American

Philosophical Society, Vol. 140, no. 1, mars 1996), p. 22-48. Voir également Sandra Rebok, « La Révolution de Haïti

vue par deux personnages contemporains: Le scientifique prussien Alexander Von Humboldt et l’homme d’État américain Thomas Jefferson », French Colonial History, vol. 10, 2009, published by Michigan State University Press, p. 75-95.

108

bâtir un État, alors que dans le sud des États-Unis l’esclavage des Noirs persiste. Ce précédent pourrait devenir une pandémie dans les colonies des Amériques et aux États-Unis. Donc, il faut isoler Haïti. Jusqu’en 1810, le commerce de la jeune nation a été frappé par un embargo imposé par le gouvernement de Thomas Jefferson qui déclara :

As long as we don’t allow the blacks to possess a ship we can allow them to exist and even maintain very lucrative commercial contacts with them355 (Et pourvu qu’on ne permette pas aux Noirs de posséder un navire, on peut les laisser exister et suivre d’ailleurs avec eux des rapports de commerce très lucratifs)356.

Le président Thomas Jefferson voulait asphyxier Haïti, mais il comptait garder ses relations commerciales de manière souterraine pour pouvoir en tirer le maximum de profits et appauvrir le nouvel État. L’Indépendance d’Haïti a été reconnue par les États-Unis jusqu’en 1862 sous le gouvernement d’Abraham Lincoln. En Europe, Haïti n’était pas si bien vue aussi, Laennec Hurbon rapporte que «sur une Haïti trop tôt indépendante, il faudra que circulent à travers toute l’Europe des rumeurs de cannibalisme, de sauvagerie, de despotisme inhérents à une population de race noire coupée du monde blanc»357. Les autorités françaises étaient des plus critiques envers le nouvel État. On peut le comprendre. Car Haïti était vue comme une colonie rebelle qui défiait l’ordre colonial établi. Dans une proposition, Charles M. de Talleyrand exprimait clairement l’attitude à adopter :

Il est devenu nécessaire de renouveler les représentations déjà adressées au gouvernement fédéral et d’insister de nouveau auprès de lui pour qu’il adopte enfin des mesures sévères et propres à prévenir de semblables communications entre une nation policée et des peuplades sauvages qui, par leurs mœurs féroces et leurs usages barbares, sont devenues étrangères au système de la civilisation… L’existence d’une peuplade nègre armée et occupant les lieux qu’elle a souillés par les actes les plus criminels est un spectacle horrible pour toutes les nations blanches…358.

355 Ibid. p. 225.

356 Leslie Jean-Robert Péan, « Thomas Jefferson disait « Confiner la peste dans son île » - Marasme économique,

transmission des savoirs et langues (6 de 6) », op. cit.

357 Laennec Hurbon, Le barbare imaginaire, Paris, Cerf, 1988, p. 54.

358 Yves Benot, La Démence coloniale sous Napoléon, La Découverte, Paris, 1992, p. 123. Voir aussi les analyses de

Laennec Hurbon, La révolution haïtienne: une avancée postcoloniale, Paris, Les Presses universitaires de France, Revue Rue Descartes, vol. 4, no 58, 2007, p. 51-52.

109

Talleyran réagissait au massacre des Français ordonné par Jean Jacques Dessalines en 1805. Il ne voulait pas entendre que des Noirs puissent massacrer des Blancs, porteurs du système de la civilisation. Il faut par tout moyen corriger cet affront et éloigner les barbares effrontés. Il faut souligner que c’est « en représailles contre les massacres organisés par le général Rochambeau »359 que Dessalines avait pris cette décision en plein contexte post-révolutionnaire.

C’est dans ce contexte de défense de la Révolution haïtienne qu'est née la littérature historique haïtienne. La jeune élite intellectuelle haïtienne était déterminée à légitimer l’Indépendance nationale. Le discours nationaliste de Boisrond Tonnerre influençait ses œuvres, pour le moins, durant toute la première moitié du XIXe siècle. Les écrivains continuaient à alimenter les cris de la révolte. Ils invitaient les Haïtiens à se montrer dignes d’eux-mêmes. « Le cri de la nature » de Juste Chanlatte (1810)360 s’inspire de la révolte des ancêtres et de leur résolution de défendre leur liberté menacée par les troupes expéditionnaires du général Leclerc361.

L’École haïtienne d’histoire 362 du XIXe siècle s’était fondée dans l'objectif de sauvegarder la marche continuelle de la jeune Nation dans la voie de la civilisation. L’esclavage n’est guère étudié dans les travaux des historiens haïtiens du XIXe siècle par « crainte de provoquer la répugnance des élites occidentales ou par mépris de ces éléments qui rappelaient trop les héritages africains »363. Catts Pressoir souligne que l’œuvre de Thomas Madiou débute de manière plus sérieuse et plus méthodique à partir de 1789364. Cette date, selon Madiou, marque les débuts des grands bouleversements qui vont culminer à la libération définitive en 1803. La conjoncture «post-indépendantiste» marquée par le «nationalisme héroïque»365 et surtout celle internationale ne favorisaient pas non plus la patrimonialisation des mémoires de l’esclavage et

359 Laennec Hurbon, La révolution haïtienne: une avancée postcoloniale, op. cit., p. 51-52. 360 Ce texte de Juste Chanlatte a été imprimé en 1810 au Cap Henri.

361 Il faut renvoyer d’abord à Hénock Trouillot, « La pensée du docteur Jean Price-Mars », dans la revue de la

Société Haïtienne d’Histoire, de Géographie et de Géologie, vol. 29, no 102, Port-au-Prince, juillet-octobre 1956, p. 8.

362 Lire Carlo Avierl Célius, « Haïti : histoire, mémoire, patrimoine », Cahiers des Anneaux de la mémoire, no. 6,

2004, p.187-221.

363 Hénock Trouillot, op. cit., p. 10.

364 Catts Pressoir, L’enseignement de l’histoire en Haïti, México, Instituto de geografía e historia, 1950. Catts

Pressoir a été aussi cité par Évelyne Trouillot, dans « De la survivance de la colonisation dans les manuels d’histoire », Lire Haïti, vol 1, no. 2, sept 2001, p. 11.

365 Pour de plus amples explications, voir Carlo Avierl Célius, « D’un nationalisme héroïque: Haïti et son panthéon

110

de l’héritage africain. Les historiens du XIXe siècle voulaient, tout au moins patrimonialiser la mémoire héroïque qui faisait la fierté du peuple haïtien et rejeter tout ce qui rappelait les douleurs et les souffrances esclavagistes. Ce que les pères fondateurs du nouvel Etat ont fait, ils voulaient le perpétuer à travers l’écriture pour donner une base à ce nouveau pays. Selon Philippe Thoby-Marcelin, «on assurait (l’héritage africain), de l’autre côté de la ligne de démarcation raciale, parce qu’il était grossier et déshonorant »366. Dans un tel contexte, il apparaissait honteux comme chez les Martiniquais et les Guadeloupéens d’avoir été esclaves ou bien d’avoir eu des ascendants en esclavage. Presque toute l’historiographie haïtienne du XIXe siècle est ainsi conçue.

Dans les premiers moments, les écrivains de la première école historique d’Haïti ont beaucoup recouru aux témoins directs des luttes, des événements, de la guerre de l’Indépendance, et de la vie sociale et politique de la période coloniale… pour compenser l’absence de certaines archives. L’histoire orale constituait donc l’une des sources principales de l’écriture de l’histoire d’Haïti. Des historiens comme Beaubrun Ardouin et Thomas Madiou qui étaient des ambassadeurs d’Haïti en France et en Espagne, et occupaient des postes politiques qui leur facilitaient l’accès aux archives en Haïti et hors du pays. Ils les exploitaient au maximum pour construire et pour compléter le fond de cette littérature historique.

Une autre littérature historique s’est développée également avec l’assassinat de Jean Jacques Dessalines, père de la nation haïtienne, 17 octobre 1806. Haïti va diviser en « Royaume du nord » dirigé par Henri Christophe et en « République du Sud » gouvernée par Alexandre Pétion. Dès le départ, un conflit se déclarait entre les nouvelles élites. Certes, l’élite blanche a été disparue, mais elle est remplacée par une élite créole, métisse. La tension s’éclatait entre les dirigeants noirs et les mulâtres qui réclamaient une certaine propriété légitime sur les terres jadis occupées par les colons français. Cette situation, qui prenait l’aspect de lutte de couleur, faisait apparaître aussi les querelles entre les anciens affranchis noirs, les mulâtres et les anciens esclaves noirs. Ces derniers étaient considérés comme des Africains venus dans la colonie de https://vimeo.com/22572070, consulté le 13 février 2014.

366 Philippe Thoby-Marcelin, Panorama de l’art haïtien, Port-au-Prince, Imprimerie de l’Etat, 1956, cité par Carlo

Arviel Célius, Langage plastique et énonciation identitaire. L’invention de l’art haïtien, Québec, Les Presses de l’Université Laval, 2007, p. 244.

111

Saint-Domingue pour nourrir le système esclavagiste. Ils étaient, pour la plupart, des individus constituant la classe paysanne. Devant le comportement accapareur de la nouvelle élite métisse, Jean Jacques Dessalines disait: « Les Noirs, dont les pères sont en Afrique, n'auront-ils rien? » Les mulâtres voulaient conserver leurs richesses qui leur assuraient une position dominante. Une domination qui était surtout inscrite dans la problématique raciale.

Des intellectuels mulâtres, comme Beaubrun Ardouin, vont plus loin pour soutenir que « la démocratie ne se réalisera en Haïti qu’avec les mulâtres »367. En effet, Beaubrun ne faisait que reprendre « les idées dominantes pendant tout le premier demi-siècle de l'indépendance, dans les cercles de mulâtres, mais aussi à travers tous les pays occidentaux »368. Une question de citoyenneté légitime se posait au lendemain de l’Indépendance.

Il faut souligner aussi l’émergence d’une élite politique et intellectuelle noire avec des figures, comme Louis Joseph Janvier et Anténor Firmin, qui viennent questionner l’élite mulâtre. Louis Joseph Janvier dénonçait les postures sociales des mulâtres et les postures intellectuelles des noirs qui soutenaient cette élite métisse : « Les platitudes des mulâtres qui cherchaient à passer pour blancs, sont incroyables ; les bassesses des noirs qui flattaient les hommes de couleur pour vivre en leur compagnie sont inénarrables »369. Car « la culture cérébrale seule et non la couleur fait l’homme»370.

Avec Anténor Firmin (1885), Louis Joseph Janvier (1884) et Hannibal Price (1891), c’est plutôt le combat contre « le racisme blanc » 371. Ils étaient conscients, comme l’a soutenu Michel

367 Beaubrun Ardouin est un intellectuel mulâtre et un homme d'État. Il est l’auteur des « Études sur l’Histoire

d’Haïti (1853 et 1860), en 11 volumes ». Voir les analyses de Laennec Hurbon, dans Le barbare imaginaire, op. cit., p. 63.

368 Laennec Hurbon, Le barbare imaginaire, op. cit., p. 63.

369 Louis Joseph Janvier, Les Constitutions d’Haïti (1801-1885), Paris, Marpon et Flammarion, 1886, p. 230.

https://books.google.ca/books?, consulté le 17 octobre 2015.

370 Louis Joseph Janvier, op. cit., p. 230.

371 Louis Joseph Janvier et Anténor Firmin sont deux écrivains qui appartiennent à la classe moyenne haïtienne du

XIXe siècle. Louis Joseph Janvier, dans Les détracteurs de la race noire et de la République d’Haïti (Réponse à Léo

Quesnel, 1882), soutient qu’il s’est produit une amélioration du type noir en Haïti, mais cette transformation est due