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1. Le patrimoine culturel immatériel

2.3 Le Mardi gras rural en Louisiane

2.3.5 La présence de « l'Autre »

La popularité grandissante du Courir du Mardi gras cadien est indéniable. La curiosité attire chercheurs, journalistes et touristes, qui souhaitent étudier et observer cette tradition, et surtout, y prendre part. D’ailleurs, un nombre croissant de personnes veulent faire partie intégrante des festivités et des traditions de la région qu'ils visitent (Le Menestrel 1999). Donc, le Courir du Mardi gras, qui était à l'origine une célébration plutôt intime et communautaire pour les Cadiens, s'ouvre sur le monde. De plus en plus de personnes originaires de l'extérieur des communautés cadiennes, de l'état de la Louisiane ou des États-Unis s’initient à la tradition du Courir du Mardi gras cadien.

Toutefois, la présence d'étrangers au Courir du Mardi gras ne fait pas l'unanimité chez les Cadiens. L'un des enjeux d’inclure des gens de l’extérieur concerne la compréhension de la tradition, qui est fondamentale pour plusieurs. En ce sens, Comeaux (2010: 19) rappelle que s'il n'est pas exceptionnel de voir des étrangers participer à certains Courirs plus inclusifs, il arrive fréquemment que ces derniers ne comprennent pas bien le déroulement du Courir. Selon cet auteur (2010: 16), les étranger ne saisissent pas toujours le sens profond des rituels entourant la tradition du Courir du Mardi gras.

Dans le même ordre d'idées, Ancelet (1989b: 214) considère qu'il est facile, pour un étranger observant un Courir du Mardi gras cadien, de s’étonner face à tous les symboles de la fête: costumes, masques, course après un poulet, inversion des rôles sociaux, esprit carnavalesque, etc. Ceux-ci créent, pour l’observateur néophyte au Courir, une fascination ainsi qu'un sentiment d’exotisme qui n’est pas, selon Ancelet (1989b: 214), représentatif de la tradition. Il se produit alors un phénomène « d'éblouissement » pouvant faire obstacle à la compréhension des fondements mêmes du Courir.

Comeaux (2010: 16) ajoute que, dans les cas des plus gros Courirs du Mardi gras, les groupes ont peu de cohésion. De nombreux participants ne savent pas ce qu'ils doivent faire, ne connaissent pas les règles à respecter, ou encore, ignorent les attentes que l'on a envers eux (Comeaux 2010: 16). Cet auteur insiste sur le fait que la base du Courir du Mardi gras est la participation et que ce principe doit être respecté de tous. Pour Comeaux (2010: 16), le Courir ne doit pas être seulement une promenade dans la campagne, mais bel et bien l'expression d'une tradition cadienne : « No greater insult can be given to a run than to have it called 'just a trail ride' ».

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D'ailleurs, Ancelet (1989b: 214) et Comeaux (2010: 16) s'interrogent au sujet de la transmission des caractéristiques essentielles du Courir du Mardi gras cadien. Selon eux, les étrangers à la tradition ignorent, fréquemment, certains des éléments fondamentaux du Courir, comme le jeu d’inversion des rôles et l’esprit carnavalesque. Grâce à l'anonymat créé par les costumes, ils peuvent faire les fous, jouer des tours aux autres ou les narguer. Les Mardi gras d'expérience se prêtent à ces jeux avec naturel pendant toute la journée: « Playing the fool is not only acceptable, but expected » (Ancelet 1989 b: 214). Comeaux (2010: 16) rappelle que l'un des rôles des Mardi gras est de défier les autres et de jouer avec eux. Selon cet auteur, le Courir existe pour le groupe de Mardi gras, à l'interne. Les étrangers, s'ils sont tolérés aux célébrations, doivent cependant s'attendre à être taquinés par les Mardis Gras. Comeaux (2010: 16) note que les étrangers qui ne connaissent pas ces règles prennent parfois la situation trop au sérieux. Plusieurs conservent par la suite une vision erronée du Courir et de ses participants. Ancelet (1989b: 214) résume cette situation en affirmant qu'il est difficile de se défaire des stéréotypes et d'éviter la simplification lors des observations du folklore. En plus, selon lui, le Mardi gras, qui implique d’inverser les rôles sociaux et de se moquer des observateurs, est parfois mal compris par les journalistes, qui en dressent alors un portrait inexact.

Ancelet (1989b) et Ware (2003a) se questionnent d’ailleurs sur la présence des médias au Courir du Mardi gras cadien. Pour ces observateurs étrangers, le Courir est inusité, exotique, coloré et pittoresque (Ancelet 1989b: 212). Ancelet et Ware rappellent qu’à l’origine, le Courir du Mardi gras se déroulait à l’intérieur d’une communauté cadienne et était exclusif à celle-ci. Toutefois, avec la popularité de la fête et la montée de l’accès à l’information, ces auteurs constatent un intérêt accru des journalistes pour cette tradition. Le Courir du Mardi gras subit, désormais, le regard et le jugement de « l’Autre » (Ware 2003a). On peut alors s'interroger sur la négociation inévitable qui s’opère dans les relations entre les porteurs de traditions et les étrangers (Ancelet 1989b, Ware 2003a).

À ce propos, Ancelet (1989b) note quelques exemples où des journalistes ont véhiculé une représentation inexacte de la tradition du Courir du Mardi Gras cadien. Il conclut que de nombreux observateurs ou journalistes tombent dans le piège du jeu carnavalesque qui couronne cette journée du Mardi gras. Fréquemment, selon Ancelet (1989b), ces derniers proposent un portrait incomplet de la tradition, ou même des Cadiens en général. Pour lui, ces étrangers ne saisissent pas les

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nuances et la complexité du Mardi gras cadien. Enfin, Ancelet déduit que cette situation cause, malheureusement, une mauvaise compréhension de la culture cadienne dans son ensemble.

Abordant la question de « l’Autre » sous un angle un peu différent, Le Menestrel (1999) aborde la question de l'identité en milieu minoritaire et des moyens d'expression culturelle, dont fait partie le Courir du Mardi gras cadien. Le Menestrel (1999: 13) s'intéresse au regard extérieur que porte « l’Autre » (touriste, journaliste ou anthropologue) comme facteur de reconnaissance d'une culture et d'une communauté. Elle remarque que cette attention, dans le cas des Cadiens, vient confirmer la « valeur de la culture locale (…) [et] renforce le sentiment d'appartenance à la communauté ». Cette reconnaissance s'observe, selon Le Menestrel, dans la tradition du Courir du Mardi gras. En étudiant la relation entre les manifestations culturelles comme le Courir et le tourisme, elle observe que le Courir est déterminant dans la construction identitaire. De nombreux Cadiens sont fiers de montrer leur tradition du Courir aux touristes. Pour Le Menestrel (1999: 13), cette fierté et cette reconnaissance constituent une validation de la culture cadienne dans son ensemble.

En somme, la présence d'étrangers lors des célébrations d’une tradition comme le Courir du Mardi gras cadien n'est pas consensuelle. Certains craignent que ces observateurs en tirent une opinion erronée de la tradition, alors que d'autres croient que l’ouverture aux touristes et aux médias assure un certain partage de la culture cadienne avec les autres, et ainsi, une plus grande compréhension de celle-ci. Enfin, certains voient la présence de ces étrangers comme un facteur de validation et d'intérêt pour la tradition du Courir du Mardi gras cadien. Enfin, ces réflexions ouvrent des pistes de réflexion à propos de la mise en œuvre de la tradition. Poser un regard précis sur le cas particulier du Courir de Faquetaique, comme je le ferai dans les chapitres suivants, apportera un éclairage quant à la tradition telle que vécue dans un contexte actuel et moderne.

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Chapitre 3

Une tradition en évolution ou l'analyse du Courir du Mardi

gras de Faquetaique

À présent que les balises théoriques de cette recherche sont posées, ce troisième chapitre traitera de deux dimensions centrales à mon analyse, soit la description des participants au Courir de Faquetaique, ainsi que les caractéristiques de ce Courir.

D'une part, un regard sera posé sur la composition du groupe des participants au Courir du Mardi gras de Faquetaique. Examiner « qui » y prend part sera déterminant pour comprendre la « communauté de Faquetaique » et pour observer comment cette dernière est perçue dans la mise en œuvre du Mardi gras cadien, tant par les autres que par ses propres membres.

De plus, grâce à l'information recueillie dans le cadre d'entrevues réalisées en 201292, je

mettrai en lumière l'implication des informateurs au sein du Courir de Faquetaique. Je serai, ainsi, en mesure de connaître leurs sentiments à propos de la conservation et de la transmission de la tradition.

D'autre part, je présenterai un portrait du Courir du Mardi gras de Faquetaique à la lumière de mes observations participantes de l'événement, réalisées en 2012 et 2013. En plus de démontrer le côté matériel de la fête, ces observations rendront tangibles de nombreux aspects immatériels de la tradition, par des notes de terrains, des photographies ou des captations vidéo. Je mettrai en parallèle également différents aspects choisis du Courir de Faquetaique avec ceux des Courirs du Mardi gras cadiens décrits dans le bilan de la littérature. J'analyserai ces éléments en tenant compte du point de vue de ses informateurs. Cette démarche situera le Courir de Faquetaique par rapport aux autres Courirs du Mardi gras. En fait, j'observerai la mise en œuvre de la tradition, son adaptation dans un contexte contemporain, mais, aussi, la valeur qu'elle prend aux yeux de ceux qui y prennent part.

92 Dans le but d'alléger le texte et considérant que toutes les entrevues avec les informateurs furent réalisées en 2012, désormais la date ne sera pas citée lorsqu'il y aura référence directe à celles-ci. De plus, les informateurs seront identifiés par leur nom (sauf dans le cas des Fontenot qui seront identifiés par L. Fontenot pour Lucius et N. Fontenot pour Norris).

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En somme, ce chapitre analysera le Courir du Mardi gras de Faquetaique selon les raisons de sa création (le pourquoi), ses participants (qui) et sa mise en œuvre (comment). Il posera les bases nécessaires pour poursuivre, dans le dernier chapitre, ma réflexion sous un angle plus précis : celui du développement durable du patrimoine culturel immatériel cadien.

1 « Les Mardi gras ça vient de tout partout » : les participants

Pour prendre part au Courir du Mardi gras de Faquetaique, il faut connaître les organisateurs ou leurs amis qui y participent. Roe, l'un des informateurs questionnés, rappelle que cet événement est pratiquement « sur invitation ». Par ailleurs, à Faquetaique, à l'opposé de certains Courirs qui n'admettent que les membres immédiats de la communauté, on démontre une ouverture quant à la présence de gens n'étant pas d'origine culturelle cadienne ou ne résidant pas dans la région. Pour mieux saisir l'implication et les relations entre ces derniers, le groupe d'informateurs est divisé en deux, soit les personnes s'identifiant comme d'origine culturelle cadienne93, et les autres.