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1. Le patrimoine culturel immatériel

1.1 Patrimoine culturel immatériel et communauté

Le lien étroit entre la communauté et le patrimoine culturel immatériel se retrouve au cœur des intérêts des chercheurs (Bortolotto 2011: 31-36). Défini comme: « un ensemble de personnes unies par des liens d'intérêts, des habitudes communes, des opinions ou des caractères communs »26, la notion de communauté s'inscrit dans un contexte de recherche très large et sera

centrale à cette étude. Cette notion sera fondamentale pour la compréhension des rouages du Mardi gras cadien et de l'implication de ses artisans de sa mise en œuvre dans les célébrations du Courir du Mardi gras de Faquetaique.

La notion de communauté, selon la perspective du patrimoine culturel immatériel, peut s'avérer large. D'une part, les expériences communes et les liens entretenus entre des individus peuvent conférer à un groupe particulier le statut de communauté. Smith (2006 : 28) affirme, selon cette optique, que le patrimoine culturel est constitué d'expériences et de relations sociales donnant aux gens impliqués un sentiment d’appartenance à une communauté. D'autre part, certains chercheurs positionnent la notion de communauté en lien avec celui d'un patrimoine culturel

24 Voir Laurier Turgeon, « Introduction. Du matériel à l'immatériel. Nouveaux défis, nouveaux enjeux », Ethnologie

française, 3, 40 (2010), p. 389.

25« Le patrimoine est en constante construction; il évolue dans le temps; il prend diverses significations selon les acteurs sociaux qui se l’approprient. Il inscrit dans le paysage ou dans la réalité d’aujourd’hui des sélections ou des choix mémoriels qui traduisent davantage l’identité ou les valeurs que veut promouvoir celui ou celle qui exerce ces choix ».Voir André Charbonneau et al. dir., Patrimoines et identités en Amérique française, Québec, Les Presses de l'Université Laval, 2010, p. 7.

26 Larousse, « Communauté », article non daté,

http://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/communaut%C3%A9/17551?q=communaut%C3%A9#1741, consulté le 5 novembre 2013.

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immatériel partagé et valorisé. En ce sens, la déclaration de la Convention sur la protection et la

promotion de la diversité des expressions culturelles de l’UNESCO, en 2005, définit une

communauté selon le lien entretenu avec son patrimoine culturel immatériel. Ainsi, les communautés sont perçues comme étant des réseaux de personnes: « dont le sentiment d’identité ou de lieux naît d’une relation historique partagée, ancrée dans la pratique et la transmission de, ou l’attachement à, leur patrimoine culturel immatériel » (UNESCO 2005). Les experts de l'UNESCO affirment également que la communauté devient un facteur de reconnaissance pour le patrimoine culturel immatériel, car ce dernier « ne peut être patrimoine que lorsqu'il est reconnu comme tel par les communautés, groupes et individus qui le créent, l'entretiennent et le transmettent »27.

Bortolotto (2011: 35) et Zeebroek (2012: 55) émettent une réserve quant à l’utilisation de la notion de communauté telle que suggérée par l’UNESCO, car, selon eux, on n’y tient pas compte de sa complexité. Pour Bortolotto (2011: 35), les observations effectuées par les ethnologues sur le terrain font la démonstration que les communautés constituent des groupes hétérogènes, non consensuels et « des systèmes sociaux complexes et conflictuels traversés par des intérêts spécifiques ». Cette auteure met, également, l'accent sur les liens qui peuvent être engendrés par le patrimoine culturel immatériel dans le cadre d'une pratique culturelle. Ces rapports, d'après Bortolotto (2011: 35), permettent l'obtention d'un « sentiment d'identité et de continuité » pour les personnes impliquées, et même la formation de nouvelles communautés autour de ces pratiques culturelles partagées.

De plus, de nombreux chercheurs concèdent au patrimoine culturel immatériel le rôle d’« agent de reconnaissance du patrimoine », particulièrement dans le cas des communautés culturelles en situation minoritaire (Magnet 2011: 48, Turgeon 2010: 395). Offrant à ces communautés l'opportunité de s'exprimer, le patrimoine culturel immatériel s’avère alors une façon efficace de révéler et « d’affirmer l’existence des groupes » (Charbonneau 2010: 6, Turgeon 2010: 395, Bortolotto 2011: 24). Ce sentiment d'appartenance et d'identité, valorisé par les communautés minoritaires, peut être généré par le patrimoine culturel immatériel. En ce sens, Shourou affirme que

27 UNESCO, « Qu’est-ce que le patrimoine culturel immatériel? », article non daté.

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ce patrimoine est issu d'une communauté culturelle, de ses traditions et des caractéristiques culturelles et sociales de celle-ci28.

D'ailleurs, l’expression et la conservation du patrimoine culturel immatériel au sein des communautés culturelles minoritaires, notamment en Amérique du Nord francophone, sont au cœur des nouvelles avenues de recherche (Turgeon 2010: 394, Labelle 2010). L'étude de ces communautés permet une meilleure compréhension des rouages des « patrimoines matériel et immatériel puisque ceux-ci ont toujours joué un rôle majeur dans la construction de leurs identités » (Turgeon 2010: 5). Des auteurs, tel Turgeon (2010: 394-395), soulignent l'importance du passé et de la migration de ces communautés culturelles. La grande mobilité, selon lui, de ces dernières sur le continent nord-américain les contraignait au transport de leurs matériels. C'est ainsi que ces communautés culturelles ont su préserver de nombreuses caractéristiques immatérielles de leur patrimoine, note Turgeon (2010: 5).

1.1.1 La communauté cadienne de la Louisiane: le voisinage

Pour Charbonneau (2010: 6) et Turgeon (2010: 395), le cas particulier des Cadiens de la Louisiane représente un exemple pertinent d'une communauté en milieu minoritaire qui a su développer et préserver son patrimoine culturel immatériel. Exilés de l'Acadie pendant le Grand Dérangement29 et immigrés en Louisiane lors de la diaspora, ceux qui deviendront les « Cadiens »

ont parcouru de grandes distances avant de s'installer définitivement sur le territoire louisianais30.

Caractéristique emblématique de cette communauté, le patrimoine culturel immatériel des Cadiens se compose de fêtes et de traditions, de récits oraux, de chansons, de musique et de danse, qui se sont transmis de génération en génération (Turgeon 2010: 5-6).

28 Voir Liu Shourou, « Réflexion sur le rôle de l’« homme » dans la protection du patrimoine culturel immatériel », article

non daté. http://www.china-europa-forum.net/bdfdoc-1897_zh.html, consulté le 10 novembre 2013.

29 « L'expression « Grand Dérangement » fait référence à la période débutant avec la fondation d'Halifax, en 1749, par

les Britanniques, età la destruction des villages acadiens de la région de Beaubassin par ces derniers, en 1750. Cette période comprend, par la suite, les événements entourant la déportation des Acadiens par les autorités britanniques, de 1755 à 1763. Lors de cette expulsion, une dizaine de milliers d'Acadiens furent forcés de quitter leurs terres et ont été dispersés à divers endroits en Amérique du Nord et en Europe. On considère que la période du Grand Dérangement s'est prolongée jusqu'au XIXᵉ siècle, avec pour résultat une grande mobilité des familles acadiennes ». Voir Zachary Richard et al., Histoire des Acadiennes et Acadiens de la Louisiane. Université de la Louisiane à Lafayette Presse, 2012, p. 28-30; Ronnie-Gilles Leblanc, « Introduction ». Du Grand dérangement à la déportation, nouvelles perspectives

historiques. Moncton, Centre d'études acadiennes, 2005, p.1-9.

30 « Lors de la Déportation, les familles acadiennes n'ont pas été déportées en Louisiane. Elles y sont plutôt venues à

partir de la Nouvelle-Angleterre afin de recommencer leur vie, puisque cette région était une ancienne colonie française et qu'elle possédait beaucoup de terres disponibles pour de nouveaux arrivants ». Voir Zachary Richard et al., op.cit., p. 30.

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La notion de communauté est fondamentale pour les Cadiens de la Louisiane. Bien plus qu'un simple regroupement de personnes, elle a façonné leur paysage culturel (Brasseux 1992, David 1999). À l’origine, la communauté cadienne se définissait selon les limites géographiques d’une région rurale, c’est-à-dire d’une agglomération de voisins située principalement près d'un cours d'eau (Brasseux 1992, David 1999). Le « voisinage »31 est donc au centre de la communauté

cadienne et résulte d'une cohésion sociale, d'interactions et d'échanges entre voisins, développés au fil du temps (Ancelet et al. 1996, David 1999). L'expression « faire le voisinage » fait d'ailleurs référence au partage de nourriture ou de services par ces voisins (Valdman et al. 2010: 655).

De plus, les Cadiens se regroupaient avec les membres de leur communauté pour toutes sortes d’occasions : pour se prêter main-forte pendant des travaux, pour se soutenir lors d’épreuves, mais aussi pour célébrer ensemble, entre autres pour des festivités annuelles comme celle du Mardi gras (Ancelet et al. 1996). David (1999) note que les communautés cadiennes ont conservé cette dynamique communautaire et identitaire, surtout en région rurale, malgré les changements apportés par la modernité après la Deuxième Guerre mondiale. Selon cette auteure (1999), les Cadiens prennent encore l’habitude de se rassembler pour donner « un coup de main » (Valdman et al. 2010: 162) à leurs voisins pour les aider, pour la construction d’une maison, pour faire les récoltes, pour une boucherie32 communautaire ou pour fêter. Ce sentiment d'appartenance est nourri par ces

activités communes et se reflète particulièrement lors des célébrations du Mardi gras, dont j'élaborerai l'importance plus loin dans ce chapitre.

En somme, la notion de communauté est pratiquement indissociable de celle de patrimoine culturel immatériel. Que ce soit la communauté qui est génératrice du patrimoine culturel immatériel ou l'inverse, ces éléments constituent des centres d'intérêt pour les chercheurs. Enfin, comme l'affirme Kapp (2011: 4): « La nature très paradoxale de l’objet PCI interroge les auteurs qui répondent à autant de questions qu’ils ouvrent de nombreux débats. Notamment, la problématique

31 David définit le voisinage comme étant une petite communauté rurale située, souvent, près d’un cours d’eau tel un

bayou. Elle précise que plusieurs voisinages sont nommés selon le nom de la famille prédominante de la région. Voir Dana David, « Le Voisinage: Evolution of Community in Cajun Country ». Louisiana’s Living Traditions. (1999). http://www.louisianafolklife.org/LT/Articles_Essays/creole_art_voisinage.html, consulté le 11 novembre 2011.

32 Selon Ancelet et al. : « Boucheries also nurtured a sense of community in the sense that the reciprocal system on

which they were based created an interdependence between members of a community that paralleled and underscored their social ties ». Voir Barry Jean Ancelet et al., Cajun Country, Jackson, University Press of Mississippi, 1991, p. 46-47.

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du triple lien entre la communauté, la pratique et le territoire est encore largement posée » (Kapp 2011: 4). Ces liens seront, d'ailleurs, discutés plus loin dans ce chapitre.