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CHAPITRE 2 : Définition du coût social de l’épuisement et cadre méthodologique pour son

5. Cadre pour l’évaluation des coûts sociaux de l’épuisement des ressources métalliques

5.1. Précisions de la définition des coûts sociaux

Dans ce paragraphe, des précisions sont apportées à la définition des 3 types de coûts sociaux de l’épuisement définis par Kapp : les dépenses publiques liées à la substitution de ces ressources, les déséconomies importantes liées à l’exploitation commerciale de ces ressources, et l’augmentation graduelle des coûts réels. Il s’agit entre autres de prendre en compte la spécificité des ressources métalliques, mais aussi de monter en généralité lorsque la définition de Kapp est trop spécifique aux cas d’étude (exploitation du pétrole et du charbon aux États-Unis dans les années 1950) réalisés par Kapp.

5.1.1. Les dépenses publiques liées à la prévention de l’impact économique de

l’épuisement

Kapp étudie les dépenses publiques liées à la substitution des ressources, appelés coûts cachés liés à la substitution des ressources. L’étude de Kapp a pour objet de révéler les investissements nécessaires à l’obtention d’un substitut qui ne sont pas pris en charge par les acteurs économiques privés : « le progrès technique n’est pas automatique et il n’est pas réalisable sans frais » (W. Kapp, 1963). Il évoque l’investissement nécessaire au progrès technique permettant de ne pas être en pénurie.

Pour Kapp ces dépenses sont souvent publiques, puisque « pour tout ce qui a trait aux ressources fondamentales, une société organisée a nécessairement devant elle un horizon plus vaste qu’un individu ou une firme privée » (W. Kapp, 1963). Il s’agit donc de l’ensemble des coûts, souvent portés par la société, que cache l’idée d’un progrès technologique spontané et d’une substitution de technologie ou de matière qui serait entièrement guidée par l’augmentation des prix. En effet, si la substitution se fait au moment où la rentabilité économique de la production de matière est compromise, c’est bien que des investissements ont été faits dans ce sens longtemps au préalable. Ainsi « les recherches courantes sur le dessalement de l’eau de mer, sur la mobilisation de l’énergie solaire, sur le développement de combustibles pour fusées et sur l’application industrielle de l’énergie atomique sont presque exclusivement financées par des sources publiques. […] le résultat des investissements dans la recherche n’est ni automatique ni certain. En outre, on ne peut pas rejeter d’emblée l’idée que la pénurie croissante et les prix montants […] profitent à certains propriétaires privés » (W. Kapp, 1963).

Si l’on généralise cette idée, parmi ces coûts sociaux, peuvent être comptabilisées des dépenses publiques qui ne sont pas directement fléchées comme des dépenses ayant pour vocation de lutter contre l’épuisement d’une ressource, mais qui ont pour conséquence de prendre en charge des solutions à l’épuisement des ressources. Il est proposé de comptabiliser dans les coûts sociaux de l’épuisement d’une ressource l’ensemble des dépenses publiques permettant :

- La substitution : d’une matière par une autre pour une application donnée, d’une application par une autre (dont l’usage reste le même), d’un usage par un autre ;

- Les gains en efficience matérielle le long des chaînes de production ; - La mise en place du recyclage.

Pour cela, il s’agira de définir le périmètre des dépenses prises en compte comme relevant ou non d’une dépense concernant la matière étudiée : certaines dépenses sont directement fléchées sur une matière spécifiquement, d’autres sont des dépenses publiques d’ordre « général ».

5.1.2. Les déséconomies : pertes de ressources évitables à l’échelle de la chaîne globale

de valeur

Il a été vu précédemment qu’une « approche institutionnelle du problème de l’utilisation des ressources révèle l’existence de fortes déséconomies au sens d’un gaspillage évitable sur le plan technique et économique “ (Kapp, 1963). Ces déséconomies sont de deux types : a) Mise de fonds évitables qui font double emploi et coûts d’exploitation inutilement élevés et b) Pertes inutiles et irrécupérables de réserves.

Il est proposé dans la thèse, concernant l’évaluation des coûts sociaux de l’épuisement, de ne pas prendre en compte les mises de fonds évitables qui font double emploi et les coûts d’exploitation inutilement élevés. Tout d’abord, parce que ce coût est pris en charge par des acteurs privés, déjà capturé dans les coûts d’opération et l’amortissement des coûts du capital des producteurs, et que donc, même s’il s’agit d’un « gâchis » techniquement évitable, ces déséconomies participent moins directement à la dynamique de report des coûts sur la société qui est celle des coûts sociaux. Cependant, l’analyse peut souligner, lorsque cela est pertinent ces déséconomies comme facteur participant à l’augmentation des coûts sociaux de l’épuisement. Par exemple les coûts d’exploitation inutilement élevés peuvent être liés à un procédé inefficient et donc à des pertes inutiles de matières.

En revanche, le fait que les pertes de matières provoquées par des facteurs tels que la conception des produits, les freins aux recyclages ou des modes de gestion des filières inefficients contribue directement à augmenter l’exploitation de la ressource et à l’augmentation des coûts sociaux de la production alors que cela pourrait être évité ou au moins diminué par la mise en place d’écoconception et d’une meilleure gestion de la production et du recyclage. Il existe un risque d’épuisement des ressources métalliques, liée aux limites physiques du recyclage et à l’impossibilité d’atteindre le « 0 perte » au sein des chaînes d’approvisionnement. Cependant des leviers d’actions sur ces chaînes de production existent pour limiter les pertes et faciliter le recyclage afin de retarder l’épuisement des ressources. Ceci correspond donc à un coût social tel que William Kapp les définit comme l’« ensemble des dommages et conséquences négatives supportées par des tiers ou par la collectivité dans son ensemble » générés par « les modes de production » et de consommation, dont les acteurs privés « ne sont pas tenus responsables » et qui « auraient pu être évités » (Kapp, 1963). Ces déséconomies, soit les « pertes inutiles et irrécupérables de réserves », sont étudiées par Kapp au niveau de l’extraction, essentiellement parce qu’il s’est intéressé à des ressources énergétiques fossiles qui sont directement consommées par leur utilisation. Dans le cas des métaux, elles sont donc à élargir à l’échelle de la chaîne globale de valeur.

Dans le reste de la thèse le terme de « déséconomies » fait donc référence aux « pertes de ressources évitables à l’échelle de la chaîne globale de valeur ».

Une limite doit être soulignée par rapport à l’évaluation des pertes associées à l’épuisement d’une ressource : la thèse ne prendra pas en compte ici les pertes de matières liées à d’autres ressources non-renouvelables que la ressource métallique étudiée. En effet, dans la plupart des procédés d’exploitation des ressources métalliques, les intrants utilisés sont des ressources non renouvelables ou sont fabriqués à partir de ressources non-renouvelables. Or pour évaluer réellement les coûts sociaux associés à la perte de ces matières, il faudrait également évaluer les dépenses publiques liées à la prévention de l’épuisement de ces autres ressources et l’augmentation des coûts sociaux et environnementaux liés à la diminution des ressources nécessaires à la fabrication de ces intrants. Il paraît donc trop ambitieux d’élargir encore le champ d’investigation de la présente thèse en évaluant l’ensemble de ces coûts pour l’ensemble des intrants. Dans le cas d’étude présenté au chapitre suivant, nous nous contenterons donc d’évaluer ces pertes pour le néodyme.

Une méthode déjà existante peut permettre d’évaluer ces pertes le long des filières de production, lorsque les données disponibles sont suffisantes. Il s’agit de la « Material Flow Accounting » (MFA). C’est une méthode clef développée pour comptabiliser et analyser des flux de matières à l’échelle d’une filière, et permettre la quantification de l'utilisation des ressources naturelles par les sociétés,(M. Fischer-Kowalski et al., 2011). Cette méthode est internationalement reconnue comme un outil important pour l'évaluation des politiques concernant l’utilisation des ressources (repris par exemple par l’OCDE en 2004, et par l’Union Européenne dans divers guides). Le concept qui sous- tend la MFA est celui du métabolisme industriel (Ayres Engineering, 1989, sect. Industrial Metabolism), similaire au concept de métabolisme social (Marina Fischer-Kowalski, 1997; Martinez- Alier, 2009). Il décrit le phénomène de dépendance de nos sociétés à un approvisionnement en ressources naturelles et en énergie puisés dans l’environnement et de leur restitution sous forme de déchets, d’émissions, de matériaux en usage dispersif et de dépôts délibérés. Ce concept présente donc l’avantage d’intégrer différentes dynamiques, et d’articuler une lecture économique du fonctionnement des sociétés avec une analyse des problématiques environnementales et sociales liées aux flux de matière (M. Fischer-Kowalski et al., 2011).

Une quantification des pertes de matières peut être réalisée sur la base de la méthode MFA. Cependant, cette méthode est citée ici dans une visée programmatique, car comme le montrera le cas d’étude dans le chapitre suivant, les données disponibles n’étaient pas suffisantes pour appliquer cette méthode à l’échelle du périmètre choisie pour la chaîne de valeur. En l’absence de suffisamment de données disponibles, les pertes de matières ont été calculées pour l’étape extractive de la filière, en précisant le concept de « pertes irrécupérables ». En revanche, certains résultats de précédentes études MFA ont été utilisés sur l’aval de la filière (Guyonnet et al., 2015). Enfin, le concept de déséconomies, correspondant à notre facteur d’épuisement « pertes quantitatives » de ressource est également lié à la diminution de la qualité des ressources secondaires (freins au recyclage : miniaturisation, etc.) comme souligné au début de ce paragraphe. Quand cela est possible il s’agira donc de documenter les déséconomies provoquées par les freins au recyclage dans la chaîne de valeur.

5.1.3. Les coûts liés à la démultiplication des impacts sociaux et environnementaux

Kapp reprend l’idée d’augmentation des coûts de production au fur et à mesure de la diminution de la qualité des ressources et son impact sur les coûts réels de l’exploitation. Il s’agit ici de modifier cette approche, non pour prendre en compte l’augmentation des coûts de production, mais pour prendre en compte l’augmentation des coûts sociaux et environnementaux liés à la diminution progressive de qualité due à l’exploitation de la ressource. En effet, comme pour les déséconomies, il nous semble que l’augmentation des coûts de production, si elle peut être un marqueur de la diminution de la qualité, reste à la charge de l’exploitant et ne correspond pas à la définition des coûts sociaux stricto sensu.

Comme vu dans la première partie de ce chapitre, le coût énergétique marginal peut être une source d’inspiration pour la mise en place d’un coût marginal environnemental et social lié à la déplétion de la ressource, comme un des facteurs du coût social de l’épuisement des ressources métalliques. En fonction du métal étudié, il faudra évaluer si une approche similaire peut être utilisée, car cette approche demande une connaissance solide de la corrélation entre la teneur et l’augmentation des coûts sociaux et environnementaux, et une capacité à projeter dans le futur le lien entre ces variables. Or comme cela a été souligné ci-avant, les données détaillées sur les exploitations sont rares (N. Adibi et al., 2017; Gérand et al., 2018), particulièrement pour les petits métaux dont l’exploitation est récente.

En l’absence de données suffisantes pour pouvoir établir des relations sur des bases statistiques, une solution à privilégier serait de proposer des scénarii d’exploitation future, appuyés sur les

connaissances géologiques, les types d’exploitation les plus probables, les rendements les plus courants, etc. Cependant une approche par scénario a le désavantage (par rapport au coût du surplus énergétique marginal) de ne pas rendre possible l’établissement d’un coût marginal moyen calculé sur du très long terme, mais seulement l’augmentation des coûts à venir sur du moyen terme.

Dans tous les cas, pour évaluer l’augmentation des coûts sociaux et environnementaux lié à la diminution de la qualité des ressources, il s’agira de procéder en trois temps.

Tout d’abord il s’agit d’évaluer la tendance de diminution de la qualité de la ressource, soit la diminution de la teneur du (ou des gisements) étudiés. En effet, la diminution de la qualité des ressources secondaires du fait des obstacles croissants au recyclage (comme vu dans les paragraphes 2.5 et 2.6 du chapitre 1) est difficile à quantifier et fera uniquement l’objet dans cette thèse d’une discussion quant aux pertes induites par ces obstacles et à la possibilité de lever les freins au recyclage. En revanche la diminution de la qualité des ressources au niveau des gisements est, elle, plus facilement quantifiable. Pour cela la méthode d’évaluation qui paraît la plus précise et directe est d’évaluer directement l’évolution des teneurs pour la ressource (ou le gisement) considérée. En effet, les méthodologies actuelles d’évaluation de l’épuisement ne se basent pas sur la diminution de la qualité ou de la teneur, mais sur la notion économique de réserve ou d’exergie et ne sont donc pas directement exploitables (voir Tableau 19 pour plus de détails). Seuls les modèles de (Tilton & Skinner, 1987; Yaksic & Tilton, 2009) dont le modèle théorique prend en compte la diminution de la qualité des ressources dans le temps, peuvent servir de point de comparaison entre les données réelles de diminution des teneurs d’exploitation et ce modèle théorique.

Ensuite, il faut identifier les coûts sociaux et environnementaux affectés par la diminution de la teneur et analyser s’il est possible de déterminer une relation entre diminution de la teneur et augmentation des coûts. Pour beaucoup de coûts sociaux, cette relation n’est pas quantifiable et se cantonnera à une description de la contribution de l’épuisement au coût social.

Enfin, les deux premières étapes permettent d’évaluer pour certains coûts, un coût social marginal moyen de la déplétion de la ressource. Pour cela, il faut choisir une méthode d’évaluation monétaire pour les impacts, qui sera discutée au paragraphe suivant.

Tableau 19 : Comparaison des approches pour évaluer les phénomènes d’épuisement. Source : d’après De Bruille, 2014; Henckens, Driessen, & Worrell, 2014; Yellishetty et al., 2012

Approche Principaux auteurs Ce qui est calculé Lien avec notre définition de

l'épuisement

Agrégation massique de l’extraction de ressources

naturelles

Lindfors et al. 1995 Extraction des

ressources primaires Pas de prise en compte de la diminution de la qualité des

ressources Agrégation et évaluation

basée sur réserve et la production annuelle

Guinée and Heijungs, 1995; Guinée 2002

Disponibilité économique de la

ressource

Cumulative supply curve Tilton & Skinner, 1987; Yaksic & Tilton, 2009

Disponibilité économique de la ressource prenant en compte le coût de production, un modèle de réserve et de diminution de la teneur

Modèles de diminution des teneurs pour certains métaux

Approche Principaux auteurs Ce qui est calculé Lien avec notre définition de l'épuisement

Economic resource scarcity potential (ESP) Disponibilité géopolitique très similaire à l’évaluation des métaux “critiques”

telle que mise au point par l’UE

Pas de prise en compte de la diminution de la qualité des

ressources Agrégation et évaluation

basée sur l’exergie ou l’entropie

Bösch et al. 2007;

Valero, 2008 énergie d’un procédé Dépense matière et

Source tableau : (De Bruille, 2014; Henckens, Driessen, & Worrell, 2014; Yellishetty et al., 2012) Dans ce paragraphe les trois types de coûts sociaux au sens de Kapp ont été modifiés pour prendre en compte des coûts sociaux lié à l’épuisement des ressources métalliques. La redéfinition de ces coûts permet d’aborder 3 types de coûts sociaux : les dépenses publiques liées à la prévention de l’impact économique de l’épuisement, les déséconomies (pertes de ressources évitables à l’échelle de la chaîne globale de valeur), les coûts liés à la démultiplication des impacts sociaux et environnementaux.

Il a été vu dans le paragraphe 3.2.3. du chapitre 1 que l’épuisement des ressources était défini dans la thèse comme « la perte de quantité (perte de matière tout au long de la filière) et de qualité (diminution des teneurs du gisement et difficultés du recyclage) de la ressource au fur et à mesure de son utilisation » ; et comme un démultiplicateur d’impacts environnementaux, sanitaires et sociaux des filières de matières premières minérales d’autre part. Le Tableau 20 synthétise en quoi la redéfinition des coûts sociaux de l’épuisement rend compte de cet épuisement. La colonne sur les coûts de dommages/abattement, sera discutée au paragraphe suivant.

Tableau 20 : Les coûts sociaux au sens de Kapp et le phénomène d’épuisement Typologie des coûts

sociaux Dommages/Abattement Facteurs d'épuisement correspondant Les dépenses publiques

liée à la prévention l'épuisement

Abattement Pertes de quantité et de

qualité

Déséconomies Dommages Pertes de quantité

Augmentation des coûts sociaux et environnementaux

Dommages/Abattement impacts sociaux et Augmentation des environnementaux

5.2. Les critères généraux d’évaluation monétaire des coûts sociaux et environnementaux