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CHAPITRE 2 : Définition du coût social de l’épuisement et cadre méthodologique pour son

2. La notion d’externalité et le phénomène d’épuisement des ressources

2.3. Externalités et épuisement des ressources

Après avoir défini la notion d’externalité et souligné que la mobilisation de cette notion est dominée par la référence au cadre pigouvien, ce paragraphe s’intéresse au lien entre l’approche des externalités et l’épuisement des ressources métalliques. Dans un premier temps, ce paragraphe passe brièvement en revue les analyses existantes concernant les externalités des ressources. Puis dans un deuxième temps il est souligné que l’absence de lien entre l’épuisement et les externalités peut potentiellement être expliquée par l’absence d’intérêt porté à la question de l’épuisement physique dans le cadre d’analyse néoclassique. Dans un troisième temps, il est souligné que la définition même du concept d’externalité exclut de l’analyse des phénomènes qui sont néanmoins identifiés comme des pertes pour la société. Enfin, la définition de l’épuisement et des externalités de l’ENC, conduit l’autrice à privilégier l’appel à un autre cadre théorique pour une évaluation des coûts liés à l’épuisement des ressources.

Comme vu précédemment, il n’existe pas d’approche établie d’évaluation économique de l’épuisement des ressources qui ferait le lien entre épuisement physique de la ressource et augmentation des impacts sociaux et environnementaux. Dit autrement, à la connaissance de l’autrice, il n’existe pas d’évaluation des externalités (pigouviennes) de l’épuisement des ressources. Cependant, des études sur les externalités de l’exploitation des mines existent. Ainsi, dans les méthodes d’ACV, il existe au moins deux propositions pour évaluer ces externalités (Gérand et al., 2018; Klinglmair et al., 2014) : EPS (hypothèse d’une extraction durable d’une ressource à la teneur moyenne de la croûte terrestre, puis évaluation des externalités), ECOTAXES 2002 (considère que les taxes de l'extraction des ressources sont le reflet des externalités). Ainsi que des ACB par projet, particulièrement dans des pays riches exploitant des ressources métalliques, tel que l’Australie (Gérand et al., 2018). Par ailleurs, un courant de pensée en économie s’attache à l’étude conjointe de la question de la disponibilité des ressources et des externalités environnementales : Environmental and natural resource economics (Hoel & Kverndokk, 1996; Krabbe & Heijman, 2012; Tietenberg & Lewis, 2016). Ce champ d’étude met sous une même bannière l’économie environnementale (qui cherche à régler les problèmes environnementaux en internalisant les externalités) et l’économie des ressources (qui cherche à prendre en compte le problème de l’épuisement à travers la question de l’efficience de l’allocation intertemporelle des ressources), c’est-à-dire finalement la prise en compte des problématiques environnementales et d’épuisement des ressources par l’économie néoclassique. Cependant, l’objet d’étude des auteurs de ce courant est l’impact de la mise en application (ou l’absence de mise en application) de politiques prenant en charge les externalités (généralement le changement climatique), sur le chemin de prix et la vitesse de consommation des ressources. Il s’agit donc d’étudier comment co-évolue la question de la disponibilité économique de la ressource et des externalités. Il ne s’agit pas d’étudier comment l’épuisement physique impacte les externalités. Ainsi, Tietienberg & Lewis après avoir synthétisé les théories néoclassiques concernant les conditions (droits de propriétés, évolution des coûts marginaux, etc.) dans lesquelles l’allocation des ressources par le marché est optimale, explique

pourquoi, selon lui, la question des coûts environnementaux de l’extraction implique de combiner les analyses de l’économie environnementale et de l’économie des ressources : « One of the most important situations in which property rights structures may not be well defined occurs when the extraction of natural resource imposes an environmental cost on society that is not internalized by the producers. The aesthetic costs of strip mining, the health risks associated with uranium tailings, and the acids leached into streams from mine operations are all examples of associated environmental costs. […] it is conceptually important, since it forms one of the bridges between the traditionally separate fields of environmental economics and natural resource economics » (Tietenberg & Lewis, 2016, p. 136). Pour l’auteur, le danger d’étudier ces problématiques séparément réside dans le fait qu’ignorer les externalités provoquées par l’extraction a un impact sur l’épuisement de la ressource. En effet, d’après les théories mobilisées par l’auteur (dérivées du modèle d’Hotelling), cela maintient un prix de la ressource trop bas et donc la vitesse d’extraction des ressources est trop élevée et une part trop importante de la ressource est exploitée (Tietenberg & Lewis, 2016, p. 138). L’objectif est donc d’étudier l’internalisation des externalités dans le but de rétablir l’allocation optimale des ressources et de corriger la rente de rareté obtenue. Il s’agit de mieux répartir l’allocation dans le temps et d’obtenir une rente de substitution optimale et non de diminuer les coûts sociaux et environnementaux de l’exploitation ou de diminuer les pertes liées à l’exploitation de la ressource dans de mauvaises conditions.

Il n’y a donc pas de lien établi entre externalités de l’exploitation des ressources métalliques et épuisement physique de la ressource dans l’approche de l’économie environnementale. Ceci est cohérent avec une approche néoclassique des problèmes environnementaux. En effet, comme cela a été vu dans le chapitre 1, dans un respect strict du cadre de pensée néoclassique le lien ne peut pas être fait entre augmentation des impacts d’une part et augmentation de l’épuisement physique d’autre part, tout simplement parce que l’épuisement physique de la ressource ne constitue pas un sujet d’étude en soi de l’économie néoclassique. L’épuisement est considéré à travers la question de la disponibilité économique et de l’allocation optimale de la ressource dans le temps, et les impacts environnementaux sont étudiés séparément à travers les externalités. L’épuisement physique est exclu du cadre de réflexion de l’allocation optimale des ressources comme cela a été vu au chapitre 1, et l’épuisement physique ne peut pas non plus être considéré comme une externalité. En effet, dans le cadre de l’ENC, les externalités s’expliquent par l’absence de propriété privée et de prix, « deux conditions essentielles à la création d’un marché. […] [Il s’agit donc de les] ramener […] à une catégorie économique pour installer les conditions d’émergence d’une offre et d’une demande à même de créer de la rareté [, ce qui] doit aussi permettre de réduire la consommation de la ressource concernée ou de favoriser la production de produits de substitution » (Gadrey & Lalucq, 2015, p. 19‐20). Or les ressources métalliques contrairement aux ressources environnementales font déjà l’objet d’une propriété privée à travers la mise en place de concessions par les états et ont déjà un prix. Leur utilisation (ou plus exactement leur allocation) devrait déjà être optimale selon la théorie néoclassique.

De plus, l’épuisement physique des ressources non-renouvelable est un phénomène généralisé, intrinsèquement lié à la production de valeur depuis la révolution industrielle, ce n’est donc pas un phénomène ponctuel ou accidentel. C’est donc typiquement un cas qui ne rentre pas dans « le schéma de l’externalité néoclassique » (Damian, 2012), et qui est « un révélateur des défaillances expérimentales d’autres concepts »(Greffe, 1978) comme cela a été souligné par Damian sur les externalités du changement climatique.

La concentration du cadre de l’économie environnementale sur les défaillances de marché exclut de fait des problèmes qui ne seraient pas dus à une absence de marché, mais à d’autres facteurs : organisation de la production (structure de gouvernances, organisation internationale de la filière, etc.) et à l’institutionnalisation de certains mécanismes (stratégie de production de masse,

recherche systématique du coût le plus bas, réglementation, etc.). Les pertes de matières tout au long des filières métalliques que nous avons documentées au paragraphe 1.1.4. du chapitre 1, qui sont liées, comme l’a très bien documenté (Allwood, 2014), à l’organisation des filières et à la recherche d’économies d’échelle sont un bon exemple du type d’angle mort créer par le paradigme des externalités. Ces pertes de matières considérables de ressources non renouvelables (faisant l’objet d’un marché) mettent en lumière l’échec de l’allocation optimale des ressources plutôt que l’apparition d’une défaillance ponctuelle liée à l’absence de prix. Ce constat a déjà été fait sur d’autres problématiques qui ne rentrent pas dans le cadre des externalités au sens strict comme le problème de la sous-rémunération, « les coûts engendrés par les conditions de travail dans les ateliers textiles asiatiques, et qui restent à la charge des travailleurs et de leurs familles, ne sont pas considérés comme une externalité, mais comme le résultat de la confrontation entre offre et demande de main d’œuvre » (Alliot, Cortin, Feige-Muller, Ly, et al., 2016) ou de la « même manière, le gaspillage alimentaire n’est pas considéré comme une externalité par la théorie économique (sur le périmètre français, il a été estimé en 2016 par l’ADEME à 16 milliards d’euros par an, au prix de marché des denrées agricoles et alimentaires) »(Ademe, BASIC, AScA, 2017a).

Par ailleurs, les critiques du modèle néoclassique concernant l’épuisement des ressources non renouvelables dans une perspective de soutenabilité forte résumées au chapitre 1 s’appliquent de la même manière à la prise en compte des externalités. Ainsi, la perspective de la recherche d’une croissance durable définie comme la maximisation du bien-être des générations successives chez les néo-hotelliniens s’oppose à l’idée de la conservation des ressources naturelles pour les économistes écologiques. Cette constatation amène certains auteurs (N. Georgescu-Roegen, 1971; W. Kapp, 1963; Norgaard, 1990) à rejeter les modèles néoclassiques conçus dans un cadre où les moments du temps sont considérés comme équivalents comme n’étant pas capable de traduire les irréversibilités liées au phénomène de déplétion des ressources que ce soit des ressources métalliques ou des ressources naturelles. Cette irréversibilité, et le fait que la substituabilité ne puisse jouer qu’un rôle marginal comme solution à l’épuisement physique, rend en partie caduc l’intérêt de définir les externalités et l’épuisement comme un problème d’allocation de la valeur et des externalités de l’exploitation dans le temps. Dit autrement, dégager une rente de rareté et émettre un signal prix à travers l’intégration des externalités restent des moyens limités de prise en charge de l’épuisement physique et des impacts associés. Cela ne permet pas non plus de prendre en compte la possibilité que les générations futures aient plus besoin que nous de certaines ressources métalliques notamment dans la lutte pour le changement climatique. L’ancrage de la thèse dans une perspective de soutenabilité forte, qui subordonne la création de valeur à la sauvegarde des sphères biophysique et sociale, nous semble la seule à même de pouvoir prendre en compte les phénomènes irréversibles de déplétion des ressources métalliques et son lien avec l’augmentation des impacts sociaux et environnementaux de l’exploitation.

Le domaine d’étude des externalités est aujourd’hui l’approche la plus développée de prise en compte des effets économiques des impacts sociaux, et surtout environnementaux, de la production. L’évaluation monétaire dans le but de révéler les coûts cachés ou « shadow costs » (Robert Costanza et al., 1997) de la production à travers la mobilisation du concept d’externalités a ainsi pris une place importante, que ce soit au sein de l’économie environnementale ou de l’économie écologique à travers les notions de services écosystémiques monétarisés (Petit & Vivien, 2015) et c’est pourquoi elle a fait l’objet d’une discussion concernant son applicabilité au concept d’épuisement. Bien entendu, au-delà des critiques théoriques appliquées à ces concepts, tous les auteurs de l’économie environnementale et écologiques n’appliquent pas une définition au sens strict du concept d’externalité, ni de l’épuisement. Ce qui se traduit dans les faits par une grande hétérogénéité de l’application du concept notamment en termes méthodologiques (Ademe, BASIC, AScA, 2017a; CGSP, France Stratégue, 2013; Chervier et al., 2016; Turner, 2007). Cependant, comme nous l’avons vu, il n’y a pas aujourd’hui de travaux développés sur la question des coûts liés à

l’épuisement des ressources dans l’approche par les externalités. Donc plutôt que d’utiliser des concepts qui n’ont pas été pensés dans une approche de soutenabilité forte en leur appliquant des facteurs correctifs, il paraît préférable d’utiliser directement une approche différente.

Il a donc été vu dans ce paragraphe que l’approche par les externalités, ancrée dans l’économie environnementale, mais également largement utilisée par les économistes écologiques, ne prend pas en compte le lien entre déplétion (ou épuisement physique) et augmentation des impacts sociaux et environnementaux. De plus, il a été rappelé que, malgré la diversité des approches utilisées pour évaluer les externalités, le cadre conceptuel de l’économie néoclassique restait difficilement compatible avec la définition de l’épuisement telle qu’établie au chapitre 1. Ces constatations nous conduisent donc à rechercher un cadre conceptuel pour la prise en compte des coûts sociaux et environnementaux compatible avec la définition de l’épuisement établie au chapitre précédent, et avec une approche en soutenabilité forte.

3. Approche de l’épuisement dans le travail de K.W. Kapp et choix de ce cadre