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CHAPITRE 2 : Définition du coût social de l’épuisement et cadre méthodologique pour son

3. Approche de l’épuisement dans le travail de K.W Kapp et choix de ce cadre conceptuel pour la

3.2. Définition du concept de coût social

Kapp définit les coûts sociaux comme l’« ensemble des dommages et conséquences négatives supportées par des tiers ou par la collectivité dans son ensemble » générés par « les modes de production » dont les acteurs privés « ne sont pas tenus responsables » et qui « auraient pu être évités » (W. Kapp, 1963). Il est à noter que le champ couvert par le terme de coût social diffère donc

de celui de Pigou pour qui le terme de « coût social » signifie « coût total », à savoir, la somme des coûts privés et des externalités (voir Figure 24).

Figure 24 : Différence de périmètre entre le coût social selon Pigou (à gauche) et selon Kapp (à droite). Source : autrice

Kapp s’inscrit dans le courant de pensée de l’économie institutionnelle ; il a prolongé les travaux de deux de ses principaux théoriciens, T. Veblen et K. Polanyi (Polanyi, 1944; Veblen, 1904), et contribué à la remise en question des théories fondées sur la notion d’équilibre optimum, stable et mécanique du système économique et non des coûts sociaux au sens de Pigou ou de Coase, même si anglais le terme « Social costs » peut aussi bien faire référence au cadre Pigouvien qu'à la réflexion des économistes institutionnels.

Selon Kapp, la comptabilité basée sur le marché ne peut pas pourvoir aux besoins sociaux, ce que Berger appelle « Kapp’s impossibility thesis » (S. Berger, 2012), faisant référence au socialist calculation debate51, auquel Kapp a apporté sa contribution (S. Berger, 2017). C’est pourquoi, bien

que « le travail de Kapp trouve une source majeure d’inspiration dans l’argumentaire de Pigou, Kapp a critiqué le fait que Pigou ait contraint le problème des coûts sociaux à rentrer dans le cadre conceptuel de l’économie néoclassique, alors que celui-ci n’a jamais été pensé pour adresser les phénomènes hors-marché, comme la pollution » (S. Berger, 2012). Pour Kapp « les économistes néoclassiques invoquent l’apparition de l’économie du bien-être comme preuve du fait que la théorie de la valeur a dépassé le stade atteint à l’époque de Wicksell et Wicksteed, et que de nombreux coûts sociaux [analysés dans son ouvrage] ont déjà été reconnus. C’est exact en un sens, […] Ce qui n’est pas reconnu cependant, c’est que les déséconomies externes et les bénéfices sociaux ne sont pas des cas isolés, mais des phénomènes répandus et inévitables dans les conditions d’entreprise privés. […] L’identification implicite des coûts et bénéfices de l’entrepreneur avec le total des coûts et bénéfices continue à régir la méthodologie de l’économie théorique » (W. Kapp, 1963, p. 43‐44). Les coûts sociaux sont donc pour lui des effets inhérents au modèle économique de libre marché : parce qu’il pose la recherche de croissance et de profits à court terme au cœur du système d’entreprises, et que les coûts ne prennent pas en compte les coûts sociaux de la production, ce dernier génère tout à la fois des impacts environnementaux et sociaux croissants, et

51 La définition des externalités par l’école de Chicago (voir paragraphe 2.1) s’est faite en réaction aux écrits de l’école institutionnaliste américaine, notamment à la théorie de Kapp des coûts sociaux. En réalité, ce débat théorique remonte au socialist calculation debate datant des années 1920, 1930 opposant Mises qui défend l’impossibilité de la mise en place d’une économie rationnelle sous le socialisme, à Weber qui oppose les rationalités formelle et substantielle. Dans ce cadre Kapp souligne la rationalité formelle de l’allocation des ressources par le marché, rationalité qui apparaît limitée dans la recherche d’un optimum sociale de l’allocation des ressources (S. Berger, 2017).

leur non prise en charge par ceux qui en sont à l’origine, au détriment des acteurs externes, individuels ou collectifs.

Le qualificatif d’« évitable » utilisé par Kapp dans sa définition des coûts sociaux sert à souligner que ces coûts peuvent être supprimés grâce à la mise en place de mesure adéquates. Ainsi, a contrario du courant néolibérale (école de Chicago), les travaux de Kapp sur les coûts sociaux ont « explicitement rejeté l’idée que la fin (c’est-à-dire la recherche d’un maximum d'efficacité) justifiait les pertes subies par la société […]. Kapp a également remise en question l’idée que les coûts sociaux ne pouvaient pas être éliminés en montrant que l’histoire donnait de nombreux exemples de luttes couronnées de succès contre les coûts sociaux » (S. Berger, 2012). Selon Kapp, les coûts sociaux peuvent être évités par la « [transformation des] coûts sociaux en coûts privés par une action politique » (W. Kapp, 1963, p. 96).

Le caractère systémique et évitable des coûts sociaux pourrait apparaître comme contradictoire. Pour éviter les coûts sociaux Kapp pense en effet qu’il « faudrait réformer radicalement la législation sociale et la structure de la société » (W. Kapp, 1963, p. 96). Ainsi, il préconise :

- De susciter des changements institutionnels en profondeur (éducation, réglementation, gouvernance démocratique de la science et de la technologie…) ;

- D’agir en amont (ex ante) plutôt que d’essayer de réparer les dommages après coup (ex post). Pour Kapp les politiques économiques mettent en place de nombreuses ‘corrections’ ex post plutôt que de calculer les dommages possibles ex ante (S. Berger, 2012) pour proposer des politiques adaptées ;

- D’établir des « normes minimales » environnementales, sanitaires, sociales (W. Kapp, 1963, p. 461) ;

- De renverser la charge de la preuve sur les acteurs économiques (ceux-ci doivent prouver que leur activité ne provoque pas de dommages pour des tiers).

L’identification et l’évaluation des coûts a donc pour but d’interroger les causes, et les effets des systèmes institutionnels sur ces coûts sociaux pour les besoins de la formulation d’une politique minimisant, voire excluant l’apparition de coût sociaux, à l’échelle du cas d’étude (W. Kapp, 1963, pp. 200–205). L’objectif actuel de l’analyse des coûts sociaux est de dépasser l’analyse des politiques publiques à travers le prisme de l’analyse de l’efficacité de telle ou telle allocation ou de la croissance des revenus et d’analyser les causes des coûts sociaux, comme par exemple celles de la crise financière de 2008 (Ramazzotti et al., 2012). Si chaque auteur adapte la définition de K.W. Kapp selon l’enjeu de politique publique ou le coût social étudié, l’un des points clefs de l’analyse des coûts sociaux reste d’évaluer en quoi les institutions ont une importance dans l’apparition ou la mitigation des coûts sociaux et qui elles avantagent.

Par ailleurs, pour Kapp, comme pour les auteurs se réclamant de la lignée de son concept de coûts sociaux (Ramazzotti et al., 2012), les coûts sociaux ont une dimension monétaire, mais ne sont pas traduits uniquement en termes monétaires. Ainsi, Kapp souligne que la prise en compte des coûts sociaux peut être qualitative : « de nombreux coûts sociaux se laissent exprimer en argent, mais beaucoup d’autres […] ont nettement un caractère qualitatif et c’est ainsi qu’il convient de les évaluer » (W. Kapp, 1963).

Le Tableau 15 synthétise les principales différences entre l’approche des externalités et l’approche des coûts sociaux au sens de Kapp. Ce tableau est tiré des travaux de Sebastian Berger, qui a mené un travail exhaustif de recherche en histoire de la pensée économique sur les travaux de Kapp (S. Berger, 2012, 2017; Sebastian Berger, 2008b, 2008a; Sebastian Berger & Forstater, 2007).

Tableau 15 : Comparaison des approches des externalités et des coûts sociaux. Source : adapté de S. Berger, 2017

Concepts Externalités Coûts Sociaux

École de

pensée Néolibérale Néoclassique Institutionnelle

Définition Accidentelles, perturbation mineure du système

Transfert systématique de coûts dus au système économique ;

problèmes sociaux et environnementaux majeurs

Perspective Échelle « micro », approche individualiste Échelle « micro » ou « macro », analyse institutionnelle

Nature des

solutions Ad hoc, ex post Systémiques, ex ante

Principales solutions

Négociation, assurance

sociale, juridique Taxes

Contrôle social, normes de sécurité, principe de précaution,

minima sociaux Approche d’économie politique Anti-interventionniste, le pouvoir de remédier aux problèmes est entre les mains des acteurs du

marché

Légèrement interventionniste mais sans que les mécanismes d’allocation des ressources

ne soient remis en question

Les mécanismes d'allocation des ressources sont fortement

contrôlés : planification, prévention, interdictions, contrôles, contre-pouvoirs

Monétarisation Systématique Systématique sociaux ne sont pas monétaires Tous les indicateurs de coûts

Pour Kapp, l’évaluation de coûts sociaux doit se faire le plus possible en références à des « normes objectives de minimums sociaux » ou environnementaux « permettant de mesurer les coûts sociaux en écarts à ces minimums », ou en référence à un « optimum technique pragmatique » (K. W. Kapp, Sachs, Richard, & Bronstein-Vinaver, 2015, p. 65). Cela permet selon lui d’éviter d’évaluer les coûts « d’après les propres normes et préférences du chercheur » (W. Kapp, 1963). Cette définition, comme celle du caractère « évitable » des coûts sociaux pose de nombreuses questions dans la mise en application comme nous le verrons dans le paragraphe 5.2.2.

Par ailleurs, Kapp considère l’irréversibilité du phénomène d’épuisement : « comparés aux coûts sociaux potentiels qui peuvent être occasionnés par un épuisement économiquement irréversible, les coûts effectifs nécessaires pour prévenir ces conséquences sociales préjudiciables sont relativement faibles » (W. Kapp, 1963). Et celui des dommages environnementaux et sociaux. C’est pourquoi les actions préventives (ex ante) sont privilégiées. Par ailleurs, la présence de pertes de matières est prise en compte dans le cadre de l’étude des coûts sociaux au sens de Kapp (comme cela sera détaillé au point 3.4.2) à travers le concept de déséconomies : « une approche institutionnelle du problème de l’utilisation des ressources révèle l’existence de fortes déséconomies au sens d’un gaspillage évitable sur le plan technique et économique » (Kapp, 1963). Enfin, l’épuisement des ressources est directement considéré par Kapp comme un coût social généré par les activités de production. Ainsi, Kapp liste de manière non exhaustive les coûts sociaux suivants dans son ouvrage « Les coûts sociaux de l’entreprise privée » (W. Kapp, 1963) :

- Les atteintes à la santé humaine : accidents du travail et maladies professionnelles ; - La destruction ou la détérioration des ressources naturelles : pollution de l’air et de l’eau ;

- Les pertes sociales liées aux investissements excessifs et à la surcapacité ;

- Surexploitation des ressources renouvelables et épuisement des ressources non renouvelables ;

- Des coûts sociaux plus larges et plus complexes : coûts sociaux liés aux changements techniques et au chômage, coûts sociaux de la concurrence sans merci, de la mise hors d’usage des équipements et de la promotion des ventes, pertes sociales dues au ralentissement du progrès technique, ainsi que de la concentration excessive des activités économiques dans un petit nombre de centres industriels.

Bien que Kapp soit rarement cité en économie écologique, à quelques exceptions près (Norgaard, 1985), on peut donc dire que son approche des coûts sociaux, à travers sa prise en compte de l’irréversibilité et des pertes est compatible avec cette école de l’économie. Pour modérer cette constatation, il faut souligner que, comme c’est souvent le cas dans les approches des évaluations monétaires des impacts de la production, l’environnement (ou la sphère biophysique) est pris en compte à travers son interaction avec la sphère sociale. Ainsi les dommages environnementaux sont principalement considérés à travers les dommages sur la santé et les pertes d’usages que cela engendre pour la société. Cependant, cette approche utilitariste de la nature est palliée dans l’approche de Kapp par une forte prise en compte de l’irréversibilité des pertes et dommages portées à la sphère biophysique, qui amène l’auteur à se placer dans une perspective de long terme et dans une approche préventive. Autrement dit, si dans la définition des coûts sociaux de Kapp, c’est bien un coût social (et non environnemental) qui est évalué, l’approche préconisée de prévention, voire la mise en place du principe de précaution face à l’incertitude et la complexité des conséquences d’une dynamique d’épuisement des ressources naturelles, conduit Kapp à des solutions qui sont proches de la prise en compte de la sphère biophysique « pour elle-même ». Il a donc été vu que les coûts sociaux sont définis par Kapp comme l’« ensemble des dommages et conséquences négatives supportées par des tiers ou par la collectivité dans son ensemble » générés par « les modes de production » dont les acteurs privés « ne sont pas tenus responsables » et qui « auraient pu être évités » (W. Kapp, 1963). Kapp considère les coûts sociaux comme un problème systématique dû à leur absence de prise en compte dans les coûts de la production et non comme un effet accidentel ou ponctuel. Néanmoins, ces coûts restent évitables si l’on entreprend de « réformer radicalement la législation sociale et la structure de la société » (W. Kapp, 1963, p. 96). Kapp s’inscrit dans le courant de l’économie institutionnelle et en cela il s’attache à interroger les causes de l’apparition de ces coûts, et à analyser les effets des systèmes institutionnels sur ces coûts sociaux. Pour mener à bien cet objectif analytique des pertes et dommages sociaux, le recours à l’approche monétaire est utile, mais n’est pas systématique, certains coûts sociaux étant mieux décrits par une approche quantitative non monétaire ou qualitative. Enfin Kapp, identifie dès la formulation de son concept l’épuisement des ressources non renouvelables comme un coût social.