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Causalité circulaire cumulative et approche en système ouvert

CHAPITRE 2 : Définition du coût social de l’épuisement et cadre méthodologique pour son

3. Approche de l’épuisement dans le travail de K.W Kapp et choix de ce cadre conceptuel pour la

3.3. Causalité circulaire cumulative et approche en système ouvert

Le paragraphe précédent a défini les coûts sociaux au sens de Kapp et souligné entre autres l’attachement de Kapp à interroger les causes de l’apparition de ces coûts, et l’analyser des effets des systèmes institutionnels sur ces coûts sociaux. Pour cela Kapp mobilise en particulier un concept, celui de causalité circulaire cumulative (CCC), qu’il partage avec Myrdal et Polanyi (S. Berger, 2017). Nous verrons ici dans un premier temps que le concept de causalité circulaire fait référence à la notion d’ « accélération » ou de « cercle vicieux » de l’apparition des coûts sociaux, et dans un second temps que leur caractère cumulatif fait référence à l’institutionnalisation des mécanismes à l’origine de ces cercles vicieux. Dans un troisième temps, l’ancrage de ce concept dans l’approche en système ouvert est souligné.

Kapp souligne dans son ouvrage sur les coûts sociaux que le « principe de la causalité cumulative ou circulaire, qui souligne l’interaction de plusieurs facteurs faisant avancer le système social dans le sens de l’impulsion initiale, mais plus rapidement, constitue la principale hypothèse causale de l’étude des coûts sociaux et son cadre conceptuel général. »(W. Kapp, 1963, p. 68). Myrdal fait intervenir la notion d’accélération et d’éloignement de la position d’équilibre d’un système pour expliquer la notion de circularité des CCC (S. Berger, 2017). Cette notion d’accélération se comprend comme associée à des phénomènes de boucle de rétroactions52. Si cette notion est déjà bien connue

dans la documentation des processus naturels (par exemple le changement climatique fait fondre les glaces ce qui diminue l’albédo terrestre et augmente par conséquent le changement climatique), il est plus difficile de percevoir la notion « d’accélération » dans l’interaction entre des phénomènes sociaux complexes et qui ne sont pas forcément continus. Il s’agit donc de mettre en lumière des interactions qui viendraient renforcer des coûts sociaux déjà existants, mais en abandonnant l’approche mécaniste de la modélisation. C’est-à-dire que les causalités circulaires mise en évidence sont relatives à un cas d’étude donné, à une géographie donnée, et à un moment donné et ne peuvent pas permettre d’établir des régularités permettant la modélisation de ces phénomènes. Le caractère cumulatif des CCC peut être compris en lien avec l’approche institutionnelle de Veblen. En effet, Kapp fait appel à des concepts de Veblen pour envisager les processus de renforcement des institutions53 : « le processus d’évolution culturelle et les processus économiques ne sauraient être

compris qu’en fonction du principe d’une séquence cumulative de causes et d’effets. La séquence doit être considérée comme infinie, non téléologique et indépendante des désirs humains, mue par une espèce d’inertie institutionnelle plutôt que par une tendance vers l’équilibre partiel ou général (Watkins 1958 « Veblen’s view of cultural evolution ») » (Kapp, 163). Le caractère cumulatif des CCC peut être compris comme l’ancrage dans les institutions des boucles de rétroaction. L’inertie au changement qui tend à faire cumuler la causalité circulaire. Par exemple, comme nous le verrons ci- après, selon Kapp, l’institutionnalisation de la préférence pour le présent tend à augmenter le processus d’épuisement. Cependant, si « le rejet d’une tendance vers la position d’équilibre [en économie] et la conception des processus culturelles et économiques comme sans fin, non- téléologiques, et affectés par l’inertie institutionnelle » (S. Berger, 2017) réunissent les travaux de Kapp, Myrdal et Veblen, Berger souligne que le concept de CCC est différent du concept de causalité cumulative de Veblen. En effet, chez Veblen le changement cumulatif ne prend pas en compte l’idée d’auto-renforcement ou même de tendance (S. Berger, 2017), contrairement aux CCC telles qu’appliquées aux coûts sociaux.

Ainsi, comme le résume Kapp, « le principe de causalité cumulative ou circulaire met l’accent sur le fait que les processus sociaux sont marqués par l’interaction de plusieurs variables, tant « économiques que « non-économiques » dont les effets combinés éloignent le système de la position d’équilibre. En effet, au lieu de provoquer une tendance de stabilisation spontanée, les

52 Une rétroaction désigne l'action en retour d'un système à la modification d'un paramètre. Si la réponse du système amplifie le phénomène, on parlera alors de rétroaction positive. Si elle l'atténue, on parlera à l'inverse de rétroaction négative. Une boucle de rétroaction est un cycle de processus qui agissent en chaîne. Une boucle de rétroaction positive induit que toutes les rétroactions entre les différents chaînons conduisent à amplifier la perturbation, qui modifie l'équilibre entre les chaînons.

53 Il s’agit ici de l’institution au sens de Veblen. Dans son approche, la société en général et l’économie en particulier sont des ensembles évolutifs d’institutions. Thorstein Veblen définit la notion d’institution comme des habitudes de pensées et d’actions dominantes dans la communauté sociale. Leur caractère essentiel est une inertie relative au regard de l’évolution sociale. Elles se sont formées dans le passé et en sont donc héritées. Les institutions découlent elles-mêmes des habitudes de vie : or comme celles-ci résultent des habitudes de pensée, la discipline de la vie quotidienne a pour effet de modifier ou de renforcer les institutions héritées dans le cadre desquelles vivent les hommes. La formation des institutions ou des habitudes de pensée résulte d'une interaction complexe entre différents niveaux et temporalités d'évolution.

processus sociaux semblent obéir à une sorte d’inertie sociale, qui a tendance à pousser le système dans le sens de l’impulsion initiale : ‘’ Le système en lui-même ne s’achemine pas vers un équilibre quelconque entre les forces ; son mouvement, qui est constant, ne fait que l’éloigner de cette position. Normalement, un changement ne provoque pas des changements compensateurs, mais, bien au contraire des changements qui le renforcent et font avancer le système dans la même direction que le premier changement, mais beaucoup plus loin’’ (G.Myrdal Rich lands and Poor 1957 p13 et 33-37) »(W. Kapp, 1963, p. 68).

Le principe de la causalité circulaire cumulative a pour ambition de faire le lien entre des considérations économiques abordées avec une approche institutionnelle et « ouverte » (interrelations changeantes, approche dynamique, etc.) et la prise en compte d’autres savoirs, notamment issus des sciences naturelles, comme les phénomènes biophysiques d’épuisement. Pour cela Kapp adopte « une approche intégrée et transdisciplinaire » telle que pensée dans l’approche en système ouvert. L’approche des systèmes ouverts54 (Chick & Dow, 2005)permet la

prise en compte des interactions entre différents phénomènes, dont l’étude dépend de champs de la connaissance différents, sans pour autant réduire leur portée. Par exemple, dans le cas de la prise en compte de phénomènes naturels irréversibles, il s’agit de voir en quoi ces phénomènes ont un impact et sont impactés par des phénomènes socio-économiques complexes, et non pas de réduire l’approche socio-économique de l’épuisement à sa seule dimension biophysique. Dit autrement, il s’agit autant d’éviter l’écueil de penser l’économie comme un système fermé en dehors de toute interaction, que d’une réduction de l’économie à des considérations biophysiques, ce que Nicolas Postel nomme le « réductionnisme biologique »55 (Postel, 2007).

Nous pensons donc que l’ancrage dans ce cadre conceptuel permet de clarifier le lien entre différentes sphères étudiées dans l’analyse des coûts sociaux et dans l’analyse des causalités circulaires cumulatives. Ainsi les sphères biophysique et socio-économique sont bien entendues liées, mais les approches mobilisées pour les étudier ne sont pas les mêmes. La vision ainsi mobilisée de l’approche en système ouvert permet de mobiliser certaines critiques, notamment la critique du réductionnisme, mais avec une approche pragmatique qui ne rejettent pas les résultats existants dans l’étude des sphères biophysiques (physique, sciences de l’environnement, toxicologie, etc.) et dans l’étude des mécanismes sociaux et institutionnels (économie institutionnelle, économie écologique), mais les mobilisent dans un cadre cohérent.

Dans ce paragraphe il a été vu que pour interroger les causes de l’apparition et de l’augmentation des coûts sociaux, Kapp mobilise le concept de causalité circulaire cumulative (CCC), qu’il partage avec Myrdal et Polanyi (S. Berger, 2017). Ce concept de causalité circulaire cumulative fait référence à la notion d’ « accélération » ou de « cercle vicieux » de l’apparition des coûts sociaux, et à l’institutionnalisation des mécanismes à l’origine de ces cercles vicieux qui fait avancer le système social dans le sens de l’impulsion initiale, mais plus rapidement. Pour étudier ces interactions complexes entre des phénomènes de différentes natures, Kapp s’appuie sur l’approche des systèmes ouverts. Il s’agira pour nous de mettre en lumière des interactions qui viendraient

54 Il existe plusieurs approches des systèmes ouverts. Il est fait référence ici à l’approche de (Chick et Dow, 2005), qui met l’accent sur la compréhension des systèmes sociaux comme ouverts et dynamiques, mais structurés par des institutions, des habitudes, etc. Cette approche se distingue de celles des réalistes critiques qui rejettent la notion même de limites des systèmes posées comme moyen de construire des théories, ou même d'utiliser des modèles comme outil de théorisation.

55 « Les institutionnalistes ont toujours refusé d’appliquer une méthodologie mécaniste aux sciences économiques, évitant par-là tout monisme méthodologique, et toute mécanisation de l’espace social. Il serait bien regrettable que leur mouvement les envoie finalement vers une autre forme de réductionnisme, le réductionnisme biologique, qui réduit toute action humaine à des pulsions et instincts physiquement identifiables » (Postel, 2007).

renforcer des coûts sociaux déjà existants, mais en abandonnant l’approche mécaniste de la modélisation. C’est-à-dire que les causalités circulaires cumulatives mises en évidence sont relatives à un cas d’étude donné, à une géographie donnée, et à un moment donné et ne peuvent pas permettre d’établir des régularités permettant la modélisation de ces phénomènes.