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Graphique 2 – Evolution de l’activité en France entre 1851 et 1997, en pourcentage

C. Une précarité positive ?

Si la question de la précarisation des modalités d’entrées et de sorties du marché du travail semblent faire consensus chez les auteurs que nous avons cités, des débats demeurent quant au vécu des acteurs sociaux vis-à-vis de ce phénomène. La précarité est présentée comme une dégradation de la situation salariale, notamment de son système de protection sociale. On pourrait être tenté de penser que cette situation est vécue comme difficile pour les personnes qui en seraient « victimes ».

53 Cette question du vécu des précaires travaille les chercheurs en sciences sociales dans la mesure où elle questionne un projet de société. En effet, si la précarité peut être vécue comme positive, elle peut devenir la situation typique de l’emploi.

Pour Robert Castel, la société moderne s’est constituée autour d’une idéologie de l’individualisme. En son sein, les acteurs sociaux ne réussissent pas tous à profiter de la situation de la même manière. Son analyse élargit la question du « vécu » positif ou non de la précarité, dans la mesure ou pour lui il y aurait des individus adaptés à cette société moderne individualiste et d’autres beaucoup moins. Les premiers, qui accepteraient mieux les contraintes sont ce qu’il appelle les « individus par excès ». Ils et elles sont caractérisé.es par une capacité quasi-narcissique à valoriser leurs réussites. Pour Castel, « l’individu par excès parait accomplir une forme de désaffiliation par le haut par laquelle l’individu est détaché/se détache de ces affiliations collectives parce que celles-ci sont en quelques sorte saturées » (Castel, 2013). A l’autre bout de l’axe se situeraient les victimes de l’individualisme, « les individus par défaut ». Ces derniers sont des précaires, des chômeur.ses ou des personnes vivant des aides publiques et qui sont dans une situation de désaffiliation plutôt subie. Castel propose avec ces deux modèles de monter d’un cran dans l’analyse sociologique du vécu précaire.

Patrick Cingolani propose une analyse originale de ce qu’il appelle les « tactiques de discontinuités ». Il s’appuie sur cela sur le concept de tactique développé par le philosophe Michel de Certeau. Selon lui, une tactique est une pratique de contournement qui permet d’affirmer un espace d’autonomie. L’auteur postule que pour certains acteurs la « discontinuité » peut être vécue de manière positive. Ainsi, le temps partiel peut être envisagé, par les acteurs, comme une étape en vue d’une titularisation ou de l’obtention d’un concours d’entrée dans la Fonction Publique. L’intérim peut quant à lui être vécu comme un retournement du rapport de force entre employé.es et employeurs, les premiers redevenant maîtres de leur temps ; ils choisissent quand ils travaillent et pour qui ils travaillent. On retrouve dans cette idée, le vieux principe de la Loi Le Chapelier de 1791 qui envisageait le contrat de travail, comme un accord entre deux individus libres.

L’auteur donne deux exemples supplémentaires pour compléter son propos. Celui des travailleurs et des travailleuses en intérim qui profitent de contrats courts pour étoffer leur Curriculum Vitae ou encore celui de celles et ceux qui s’autorisent à travailler à temps partiel pour se permettre une pratique artistique ou sportive (Cingolani, 2017).

L’auteur ne nie pas les stratégies patronales et managériales qu’il qualifie de « d’assujettissement et d’exploitation du travailleur passant par la fragmentation et l’opacification des conditions de travail et de l’emploi » (Cingolani, 2014). Cependant il postule qu’il faut s’intéresser aux « expériences » des précaires, s’inscrivant pour cela dans la continuité des travaux de François Dubet, dont il est proche.

54 Dans son ouvrage Les révolutions précaires, il s’intéresse aux travailleurs et travailleuses de l’industrie culturelle. Il identifie plusieurs situations qui relèvent, selon lui, d’une adaptation positive aux conditions de travail et d’emploi. Il fait même l’hypothèse que ces précaires ne sont pas « des nouvelles figures de l’assujetissement » mais qu’au contraire ils seraient une forme de précurseurs de la société « postindustrielle » en émergence.

Il y a quelque chose de gênant dans le travail de Patrick Cingolani. En effet, on ne peut nier la pertinence de s’intéresser au vécu des acteurs sociaux vis-à-vis de la précarité, c’est le projet de Passeron lorsqu’il veut interroger les réactions aux structures objectives. Cependant, dans son travail tout se passe comme s’il y avait des personnes qui ne choisissent pas leur situation de précarité et la subissent et d’autres qui arriveraient à surseoir à cette situation difficile en l’imbriquant dans un projet de carrière. D’ailleurs, dans son ouvrage récapitulatif sur la précarité, il tente un essai de quantification de ces situations en donnant le chiffre de la répartition par sexe du temps partiel. Ce dernier concerne à 80% des femmes et est imbriqué pour ces dernières dans « un rapport social de sexe » dont le résultat serait des « parcours dyssimétriques » entre conjoints. Mais, pour les autres acteurs, il y a des pratiques différentes (Cingolani, 2017). Les femmes qui vivent un temps partiel ne pourraient pas avoir un vécu « positif » de leur précarité ? On voit ici toute l’ambiguïté du travail de Patrick Cingolani. Finalement, la précarité valorisée ici est celle des « vainqueurs » de la société moderne individualiste, celles et ceux qui ont les capitaux et les ressources pour profiter de la situation.

Maryse Bresson, qui est l’auteure d’un manuel sur la précarité chez un éditeur concurrent, critique ouvertement le travail de Cingolani. Pour cette chercheuse, ce point de vue n’est pas neutre, « s’il y a des expériences identitaires positives de la précarité, alors la multiplication des emplois atypiques peut devenir acceptable, voire souhaitable » (Bresson, 2015). Elle pose la question du positionnement de Cingolani vis-à-vis des politiques publiques de gestion de la précarité. D’ailleurs ce dernier en appelle à une création d’un statut de la « discontinuité » sur le modèle des intermittents qui consacreraient l’erraticité des parcours précaires (Cingolani, 2017). Maryse Bresson va plus loin dans sa critique. Elle s’est intéressée à la précarité dans la fonction publique, au travers d’une enquête longitudinale par questionnaires. Selon elle, il y a des personnes qui peuvent vivre positivement les situations précaires même si les contraintes financières de l’instabilité reviennent noircir leur appréciation de la situation (Bresson, 2016). Nonobstant la grande majorité des enquêté.es disent subir la situation selon plusieurs critères : précarisation du travail, instabilité financière, … L’auteure précise que si les situations précaires sont valorisées à l’aune des politiques de « flexibilité », elles sont la plupart du temps, subies et vécues négativement.

55 Il semble que le débat entre Patrick Cingolani et Maryse Bresson se situe sur deux niveaux d’analyse. Premièrement, d’un point de vue macrosociologique : la question posée est de savoir ce qu’il va advenir de la société salariale. Si Castel considère que le « précariat » constitue un « en-deçà » de l’emploi (Castel, 2007), d’autres chercheurs tentent d’imaginer comment sécuriser l’emploi dans ce cadre. C’est le cas du groupe de chercheurs européens constitué autour du juriste Alain Supiot, qui a publié un rapport pour aller vers un Au-delà de l’emploi (Supiot, 2016). L’idée est de produire des protections nouvelles dans ces situations d’instabilité de l’emploi.

Le deuxième niveau, microsociologique, est celui du vécu des précaires. Il ne nous semble pas heuristique de tenter de comprendre si les personnels du périscolaire ont un sentiment « positif » ou « négatif » de leur situation. Nous pouvons supposer que vivre « positivement » la précarité n’est pas donné à tout le monde. Il nous semble donc plus pertinent de comprendre comment, dans un environnement plus contraignant, des stratégies de contournements ou d’ajustements se mettent en place.

Paul Bouffartigue met en garde les chercheurs en sciences sociales qui veulent traiter cette question. Selon lui, il y a deux biais principaux à ce type d’analyse : le misérabilisme qui sous-estime l’initiative et la positivité, et le populisme qui surestime l’autonomie et l’alternative. Il rejoint ici les travaux de Grigon et Passeron qui mettaient déjà en garde les chercheurs dans leur études des classes populaires (Grignon et Passeron, 2015).

Nous l’avons vu, la société salariale a beaucoup évolué. Le développement de situations de travail et d’emplois précaires ou instables est une des caractéristiques de ces transformations. La notion de précarité renvoi à des catégories qui font débat dans les sciences sociales. L’animation périscolaire semble au cœur des transformations décrites par les auteurs que nous venons de citer. En effet, nous l’avons constaté, cette activité est structurellement précaire et elle représente surtout une nouvelle forme de salariat, à la marge de l’emploi, caractérisée par une grande instabilité, des taux horaires et un salaire très faible. Notre enquête devra faire attention aux précautions énoncées par Paul Bouffartigue. Nous faisons ainsi l’hypothèse que les acteurs sociaux imbriquent l’animation périscolaire dans leur itinéraire de vie en tenant compte des structures objectives.

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