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Dans l’animation, la précarité comme un stigmate positif ?

Graphique 2 – Evolution de l’activité en France entre 1851 et 1997, en pourcentage

D. Dans l’animation, la précarité comme un stigmate positif ?

Nous l’avons vu lors d’une partie précédente, les travaux de Francis Lebon, Emmanuel de Lescure et Yves de Curraize nous ont permis de mettre en avant que l’animation socio-culturelle était structurellement précaire (Lebon et de Curraize, 2008 ; Lebon et de Lescure, 2007). Nous pouvons lui donner cette caractéristique au regard du temps de travail moyen, de la longévité dans l’emploi ou encore du type de contrats signé. Nous avons pu constater également que l’on pouvait faire le même

56 état des lieux dans la petite étude quantitative que nous avons conduite auprès des animateurs et animatrices périscolaires.

Dans cette partie, nous aimerions nous arrêter sur ce que cette précarité structurelle peut faire à l’animation socio-culturelle dans son ensemble. En effet, nous faisons l’hypothèse que la précarité est devenue une forme de « stigmate » positif de l’animation. Nous reprenons ici les travaux d’Erving Goffman sur le sujet. Pour ce dernier, le stigmate est un écart à la norme qui n’existe que parce qu’il est remarqué par d’autres membres du groupe social (Goffman, 1975). Ce concept, s’imbrique avec celui d’ « étiquetage » d’Howard Becker qui traite du processus de mis à part de certains individus dans les groupes sociaux (Becker, 1985). Dans notre exemple du monde de l’animation, le stigmate est la précarité dans la définition que nous lui avons donnée plus haut. Nous pensons que ce trait est valorisé dans le champ comme une vertu. En effet, les discours prônant un engagement total dans le travail au détriment des normes « typiques » d’emplois sont courants. Il n’est pas rare d’entendre que dans l’animation « on ne compte pas ses heures », « ici on n’est pas là pour faire de l’argent, sinon on va à McDo ». On comprend ici comment le stigmate de la précarité est renversé dans le champ de l’animation et devient une caractéristique portée en étendard.

Pour aller plus loin dans ce sens, il semble qu’il y ait un apprentissage de cette « vertu ». Pour Jérôme Camus, la formation BAFA joue en partie ce rôle socialisateur pour les jeunes animateurs et animatrices. En effet, selon lui les stagiaires de ce type de formation sont invités par les formateurs à exprimer leur désintéressement vis-à-vis des conditions matérielles de la mise en place de l’activité d’animation (Camus, 2016). Pour lui, certains stagiaires seraient déjà « ajustés » à ce genre de discours quand d’autres seraient invités à réaliser « un apprentissage de la pratique », et donc à une forme d’ « incorporation » de l’habitus du « bon animateur ».

On peut estimer dans la poursuite de l’analyse de Camus, que le « bon animateur socioculturel » est celui qui acceptera des conditions de travail précaires voire flexibles. Nous ne postulons pas ici que ce genre de représentations relèvent d’une construction des employeurs pour faire accepter des situations précaires, mais peut-être davantage d’un raisonnement du type « nécessité faite vertu ». Cependant, nous devons aborder ici la question de la « théorie du don de travail ». Ce concept vient d’analyses économiques sur les différences salariales entre le monde associatif et le reste du monde privé. Ce genre d’étude estime que les salarié.es du monde associatif sont payé.es entre 20 et 30% de moins à poste égal. Pour Legros et Narcy, deux économistes français, cette différence s’explique par « une préférence relative pour l’intérêt général plutôt que pour le salaire » (Legros et Narcy, 2004). Autrement dit, la différence de salaire s’expliquerait par une rétribution symbolique liée au sentiment de contribuer à l’intérêt général. Mais selon le sociologue Matthieu Hély, l’erreur principale de la

57 théorie du « don du travail » est de considérer le salaire comme le prix du travail. En effet, le salarié ou la salariée associatif assume des missions proches de celles des fonctionnaires et donc des prestations d’utilité sociale. Sa rétribution ne peut être équivalente à sa « production » comme dans le secteur marchand. Il rappelle que si la théorie du « don du travail » ne permet pas d’expliquer la différence de rémunération entre les salarié.es de l’associatif et le reste du privé c’est qu’elle se prive de cette analyse constructiviste de Marx dans le Capital « Dans l’expression : valeur du travail, l’idée de valeur est complètement éteinte » sa source est à chercher « dans les rapports de production eux- mêmes » (Hély, 2008).

Ce stigmate de la précarité est constitutif d’une forme d’habitus du champ et permet aujourd’hui de construire une dialectique entre « ceux qui vivent pour et ceux qui vivent de » l’animation (Simonet, 2015). Cette expression est issue d’un entretien d’un responsable de structure d’animation rapporté par Maud Simonet. Selon ce dernier, les « nouveaux animateurs » ne seraient plus animés par les mêmes intentions, et certains ne seraient là que pour effectuer leur travail, comme si ce dernier était n’importe lequel. Ce responsable de structure regrette cette évolution.

Ce constat posé par cet acteur du champ de l’animation représente l’état du rapport de force qui s’y joue. En effet, ce dernier en tant que responsable de structure issu de la promotion interne, représente une forme d’image typique de ce que Maud Simonet nomme l’ « omnipositionnalité ». Pour reprendre le lexique de Pierre Bourdieu sur les champs, il semblerait que ce responsable de structure représente une forme de figure de l’orthodoxie du champ, gardien de l’habitus de ce dernier. Ici, les valeurs de désintéressement vis-à-vis des conditions matérielles de l’activité d’animation. Nous pourrions postuler que ces « nouveaux animateurs » jugés moins désintéressés, sont les « nouveaux entrants » des champs bourdieusiens et que leur arrivée provoque une « révolution partielle » dans le champ (Bourdieu, 2002). Nous faisons l’hypothèse qu’il y a une forme de contrôle social dans le champ de la conformité de ces « nouveaux entrants » à l’habitus du champ. Ce serait celles et ceux qui incorporent le mieux ces normes qui pourraient faire carrière dans l’animation.

Si nous transposons ce type d’analyse à l’animation périscolaire, nous pouvons penser que le « bon animateur périscolaire » sera celui qui acceptera le plus de conditions de précarité (horaires flexibles, salaire bas, contrats courts), comme une forme de preuve de sa conformité avec l’habitus du champ.

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IV. Des « publics à risques » et leur prise en charge par les

politiques publiques

Nous l’avons vu, l’animation périscolaire est une activité structurellement précaire, par son organisation et par sa labilité. Nous faisons l’hypothèse qu’elle peut s’inscrire pour les acteurs qui la vivent, dans des « itinéraires de précarité » c’est-à-dire l’enchainement de périodes de ce que Robert Castel appelle le non-emploi (chômage, stage, emploi précaire …). La sociologie de la précarité s’est particulièrement intéressée à l’identification de ce qu’on a appelé les « publics à risques ». Après avoir déconstruit cette notion il conviendra de s’intéresser au traitement public de cette catégorie.

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