• Aucun résultat trouvé

Pourquoi produire des données statistiques sur les réfugiés ?

CHAPITRE PREMIER

D YNAMIQUES SPATIO TEMPORELLES DE L ’ EXODE SYRIEN AU M OYEN O RIENT

1. Pourquoi produire des données statistiques sur les réfugiés ?

En dépit des (nombreuses) limites des statistiques migratoires, notamment lorsqu’ils portent sur des populations de réfugiés [Bakewell, 1999 ; Crisp, 1999], les chercheurs et les organes de presse sont régulièrement amenés à mobiliser les chiffres produits par le HCR et ses partenaires. En effet, cette agence onusienne demeure le principal producteur de données sur les migrations « forcées » à travers le monde. A défaut de pouvoir se passer de ces statistiques, il apparaît néanmoins important de s’interroger sur leurs modes de production, ainsi que sur les objectifs des organismes qui les produisent.

- Le HCR : acteur incontournable de la production de chiffres sur les populations déplacées

A l’heure actuelle, les données quantitatives disponibles sur les migrations forcées sont quasi-exclusivement délivrées par le bureau du HCR en charge du traitement de l’information statistique104. Chaque année depuis 1994, ce service publie le UNHCR Statistical Yearbook, dans lequel il fait état du nombre de déplacés internes, demandeurs

d’asile, réfugiés et apatrides recensés à travers le monde [Crisp, 1999 : 16]. Depuis 2006, un autre rapport annuel, intitulé le UNHCR Global Trends, permet d’accéder à des chiffres détaillés sur ces populations, ainsi qu’à une base de données numérique téléchargeable via un lien hypertexte. Comme l’indiquent les métadonnées que le HCR met à disposition de 103 En effet, cette thématique ne constitue pas directement l’objet de ma thèse. Pour une analyse des multiples enjeux et conséquences socio-politiques qu’ont entraînés les soulèvements populaires dans la région, on pourra consulter les revues

Confluences Méditerranée, Les Cahiers de l’Orient, Maghreb-Machrek, ou encore Égypte Monde Arabe qui ont chacune consacré plusieurs

numéros à ces questions. Sur les aspects concernant plus spécifiquement la Syrie, voir, entre autres, l’ouvrage Pas de printemps pour la

Syrie paru aux éditions la Découverte [Burgat et Paoli, 2013].

104 En témoigne notamment la troisième édition du Migration and Remittances Factbook de la Banque mondiale [World Bank Staff, 2016 : 11] qui affirme s’appuyer sur les données communiquées par l’agence onusienne afin de déterminer les pays d’origine et de destination des réfugiés dans le monde. Il en est de même pour le portail en ligne Migration Geo-Portal qui recense le nombre d’arrivées et de décés de migrants au sein de l’espace euro-méditerranéen.

ses internautes, ces statistiques proviennent essentiellement d’enregistrements de population effectués dans les pays d’intervention de l’agence. Afin d’obtenir une vision détaillée et régulièrement actualisée du nombre de personnes placées sous sa protection, « différentes mesures ont été prises [depuis 1994] pour améliorer les capacités du HCR dans le domaine

de l’enregistrement des réfugiés105 » [Crisp, 1999 : 16]. Ces efforts sont particulièrement visibles

en Jordanie, où, depuis le début de l’exode, de nombreuses mesures ont été déployées en ce sens. En effet, dès le début de l’été 2012, le gouvernement jordanien et le HCR ont installé plusieurs bureaux d’enregistrement à proximité de la frontière, dans les camps et les principales villes du royaume. Pour pallier aux approximations de ce système, et sous couvert d’une augmentation de la « menace terroriste » venue de Syrie, une vaste opération de vérification de l’identité des réfugiés a ensuite été lancée au mois de février 2015 [Ababsa, 2015]. Menée conjointement par le HCR et les autorités jordaniennes, cette campagne de réenregistrement a permis l’introduction d’une technologie aux accents orwelliens, permettant l’enregistrement biométrique des réfugiés par empreinte de l’iris106.

Un décompte extrêmement précis du nombre de bénéficiaires syriens des services de l’agence en Jordanie a de cette manière pu être effectué. Ces efforts de comptage permanents ont également permis au HCR et à ses partenaires de publier une abondante littérature grise, contenant de nombreuses statistiques mises en ligne sur le site

data.unhcr.org. Présenté comme un portail destiné à centraliser en temps réel des

informations permettant « d’améliorer la coordination et les opérations de terrain107 » des acteurs

humanitaires, cet outil offre aussi la possibilité à tout un chacun de télécharger des cartes et des bases de données sur les réfugiés syriens. Cette documentation, portant parfois sur des échelles d’observations particulièrement fines108, m’a permis d’accéder à

d’innombrables chiffres relatifs aux caractéristiques démographiques et à la répartition géographique des réfugiés. Néanmoins, au regard du caractère (très) approximatif que constitue le comptage d’une population en mouvement, il semble légitime de s’interroger

105 « A variety of different steps have been taken over the past five years to enhance UNHCR’s capacity in the area of refugee registration. » 106 Sur les nombreuses questions éthiques liées à l’introduction par le HCR de cette technologie, lire le texte de Katja L. Jacobsen [2016], ainsi que les reportages effectués par la journaliste Bethan Staton [2016] (Eye spy: biometric aid system trials in Jordan, IRINnews). On pourra également visionner le documentaire « Réfugiés, un marché sous influence» de Nicolas Autheman et Delphine Prunault [2016] qui montre en détail le fonctionnement de ce système en Jordanie.

107 « UNHCR is providing data and operations information through data.unhcr.org to improve coordination and the overall on-the-ground

response »

https://developmentseed.org/projects/data-unhcr/

108 Si la consultation de ces informations se révèle instructive pour dégager les grandes tendances des dynamiques d’installation des réfugiés syriens en Jordanie, au regard de l’intensité des changements de résidence observés lors des enquêtes que j’ai mené en différents points de l’espace euro-méditerranéen, l’apparente précision et exhaustivité de ces données mérite d’être considérée avec beaucoup de précaution. C’est pourquoi je ne réutiliserai que très parcimonieusement ces informations, accessibles pour ceux qui le souhaitent sous forme de cartes et de graphiques réalisés par le HCR et ses partenaires, et mis en ligne

sur l’intérêt et la pertinence de produire et de publier autant de chiffres et de cartes basées sur des données aussi fragiles. Plusieurs auteurs ont émis des pistes de réflexion sur lesquelles je m’appuierai afin de présenter les principaux enjeux liés au comptage des réfugiés syriens dans le monde, et en Jordanie en particulier109.

- Compter les réfugiés : un exercice hasardeux qui peut rapporter gros…

En cherchant à obtenir une vision précise du nombre de personnes victimes de déplacements forcés, les objectifs du HCR et de ses partenaires sont multiples. En premier lieu, l’enjeu est de réussir à évaluer la taille de la population-cible pour envisager une réponse adaptée à la situation. Ces chiffres permettent ensuite de déterminer le nombre d’acteurs de terrain à mobiliser pour délivrer l’aide d’urgence aux réfugiés. Enfin, il s’agit de préparer des budgets pour financer ces opérations et entreprendre une levée de fonds auprès des bailleurs internationaux. Même si je ne remets pas (complètement) en cause le fait que le HCR soit animé par des motivations humanistes lorsqu’il enregistre des réfugiés, il serait néanmoins naïf de croire qu’il s’agit là des seuls enjeux liés à ce type de recensement. En effet, les intérêts financiers sous-jacents à l’action humanitaire en direction de populations déplacées sont considérables. Comme nous le rappelle Oliver Bakewell, « l'aide [internationale] est dirigée vers les réfugiés et les donateurs veulent s’assurer qu'elle a

atteint leur cible110 » [Bakewell, 1999 : 2]. Ce besoin de visibilité constitue d’ailleurs « un important facteur permettant d’expliquer la poursuite de la politique d’encampement des réfugiés en dépit de la majorité des recherches suggérant que les réfugiés et leurs hôtes seraient mieux servis par un mode d’intervention plus souple, favorisant l’intégration au sein des communautés locales111 » [Bakewell,

1999 : 2]. Lewis Turner abonde dans ce sens en affirmant que « l’une des raisons ayant poussé

la Jordanie à construire des camps pour les Syriens [réside dans le fait] qu’elle a utilisé l’encampement de manière stratégique afin d’accroître la visibilité des réfugiés syriens présents sur son territoire et de recevoir des fonds112 » [Turner, 2015 : 8]. Au regard du nombre d’organisations et de travailleurs

humanitaires intervenants actuellement en Jordanie, cette stratégie de visibilisation semble avoir connu un indéniable succès [Tobin et Otis Campbell, 2016].

109 Léa Macias, doctorante à l’EHESS, réalise actuellement une thèse sur ce sujet à partir des données produites par les organisations humanitaires intervenant au sein du camp de Zaatari.

110 « Aid is targeted towards refugees and donors want to know that it has reached the target. »

111 « This is an important factor in the continuing policy of establishing refugee camps even in the face of much research which suggests that

refugees and hosts may be better served by more flexible interventions which support local integration. »

112 « It is argued here that part of the reason why Jordan built camps for Syrians is that it used encampment strategically to enable it to raise the

En dépit de l’apparente transparence qui a longtemps semblé régner autour du nombre de réfugiés syriens présents sur le territoire jordanien, d’importantes divergences sont progressivement apparues entre les chiffres publiés par le HCR et ceux revendiqués par les autorités locales. En effet, en novembre 2015, les autorités jordaniennes ont organisé un recensement de la population faisant état de la présence de 1 265 514 ressortissants syriens dans le pays [De Bel-Air, 2016], contre un peu plus de 630 000 enregistrés par le HCR à la même époque. Certes, il est évident que tous les Syriens présents en Jordanie ne sont pas immatriculés auprès de l’agence onusienne. A l’inverse, les individus ayant quitté le pays en empruntant des filières migratoires irrégulières restent souvent comptabilisés sur ces registres pendant plusieurs mois, au minimum jusqu’à ce qu’ils déposent une nouvelle demande d’asile à l’étranger. Malgré tout, les chiffres avancés par les autorités jordaniennes semblent très largement exagérés. Plusieurs auteurs ont souligné les surestimations du nombre de réfugiés irakiens présents en Jordanie [Seeley, 2010 ; Chatelard, 2010, 2011 ; Stevens, 2013] et en Syrie [Doraï, 2009a, 2009b] au cours des années 2000. Selon eux, en surévaluant la population irakienne installée sur leur sol, l’objectif de ces deux gouvernements était d’attirer l’attention des bailleurs de fonds. Pour Géraldine Chatelard, au même titre que les remises des migrants, l’aide internationale a ainsi « contribué au développement de pans entiers de l’économie jordanienne en fournissant un capital de

démarrage aux entreprises jordaniennes et à de grands projets financés par l’État113 » [Chatelard,

2010 : 2]. Depuis 2007, le gouvernement a par exemple réussi à rénover des écoles publiques préexistantes à l’arrivée des réfugiés grâce à des fonds américains du USAID. Pour ce faire, les autorités locales ont affirmé que cette contribution financière serait destinée à rénover des établissements accueillants majoritairement des élèves irakiens, ce qui fut en réalité loin d’être systématiquement le cas [Seeley, 2010]. Au vu des chiffres avancés aujourd’hui, il semblerait que les autorités du royaume cherchent à réitérer cette stratégie à partir du cas syrien ; ce qui apparaît finalement assez légitime au regard des mécanismes mis en place par les gouvernements « occidentaux » afin de négocier « avec des

pays du Proche-Orient (moyennant quelques aides financières et la collaboration du HCR) pour que ceux- ci […] reconnaissent [les exilés comme] « réfugiés », là-bas, et les accueillent temporairement » [Agier,

2010 : 54].

Même si ces chiffres doivent eux-aussi être considérés avec beaucoup de précaution, à la mi-2014, la Jordanie aurait dépensé 1,2 milliards de dollars (US) afin de venir en aide aux réfugiés syriens [Ostrand, 2015 : 266]. La charge que fait peser l’accueil sur ce pays, considéré comme un pilier de la stabilité régionale, est donc considérable, en particulier au regard de la crise économique aiguë que traverse le royaume [Jaber, 2016]. Lorsque l’on sait qu’en 2014, seuls 61% des 3,74 milliards de dollars nécessaires pour couvrir les besoins des réfugiés syriens installés au Moyen-Orient ont été collectés [Ostrand, 2015 : 266], il n’est pas réellement surprenant que la Jordanie cherche à jouer avec les chiffres pour tenter de « gonfler l’addition » des donateurs. Les statistiques sur les réfugiés peuvent en effet rapporter gros, c’est d’ailleurs la raison pour laquelle « ils constituent une

arène de lutte reflétant les intérêts des différentes parties concernées114 » [Bakewell, 1999 : 4]. Et au

regard de l’influence croissante des sociétés privées dans le secteur de l’aide humanitaire, les polémiques autour du comptage des réfugiés ne semblent pas près de s’estomper. Néanmoins, à défaut de pouvoir accéder à des données provenant d’autres organismes, je me baserai sur les chiffres produits par le HCR afin de dresser les contours de l’exode syrien depuis le début du conflit en 2011, en commençant par l’évolution des flux entre la Syrie et les États voisins.

114 « [As noted above, refugee statistics are required for a variety of reasons in different contexts, but in every case they are used to make decisions