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Construire une cartographie des expériences vécues

CHAPITRE PREMIER

L A SPATIALISATION DES RÉCITS MIGRATOIRES

2. Construire une cartographie des expériences vécues

Effectuer un recensement exhaustif des nombreuses tentatives de cartographie des migrations relève de l’impossible. En effet, celles-ci sont disséminées dans des publications hétéroclites, dont certaines sont de surcroît difficilement accessibles à la consultation. Je tenterai néanmoins de mentionner dans ce chapitre quelques-uns des travaux réalisés par les pionniers de cet exercice. A défaut d’être exhaustive, cette tentative d’État de l’art de la cartographie des migrations constituera l’occasion de présenter une partie des techniques utilisées et des figures produites sur ce thème, depuis la première moitié du 19ème siècle. Il s’agira donc de mettre en évidence les continuités et les différences qui existent entre ces travaux et ceux des cartographes contemporains, qui tentent de représenter les phénomènes migratoires dans toute leur diversité. A travers cette démarche, mon intention vise aussi et surtout à souligner la manière dont ces différentes approches ont pu influencer ma propre pratique cartographique, et par extension la réalisation des diverses cartes contenues dans cette thèse.

D’une cartographie essentiellement quantitative, les représentations graphiques des phénomènes migratoires se sont progressivement appliquées à illustrer des aspects plus individuels des migrations internationales. Dans un souci d’articuler mon objet de recherche sur la population de Deir Mqaren, aux dynamiques les plus globales de l’exil syrien, il me semblait indispensable de jouer sur ces jeux d’échelles, en passant de la représentation de phénomènes de masse, à celle d’histoires migratoires plus intimes, centrées sur l’individu. Cette thèse contient ainsi plusieurs figures représentant des déplacements de population se déployant dans un cadre géographique multiscalaire, allant du local au transnational. Celles-ci doivent donc être perçues avant tout pour ce qu’elles sont, à savoir une tentative supplémentaire de représentation cartographique du mouvement [Gallais, 1976 ; Boyer, 2005 ; Kaddouri, 2008 ; Ravenel et al., 2010 ; Retaillé et

al., 2012 ; Retaillé, 2013 ; Counilh, 2014] ; opération périlleuse s’il en est, dans la mesure

où « le mouvement en tant que tel et l’espace du mouvement disparaissent dans l’opération cartographique

construction des outils méthodologiques présentés dans les pages précédentes, certaines de ces figures sont issues d’un long processus de tâtonnements, marqué par de nombreuses séances de « bricolages cartographiques » en solitaire, ainsi que de réflexions collectives, menées dans le cadre des ateliers « Mondis-Geovisu32 ».

Mon intention de dresser un État de l’art des travaux cartographiques portant sur des mouvements de population répond également à un intérêt personnel de longue date pour l’histoire de la cartographie des migrations internationales. Au début de ma thèse, j’ai minutieusement cherché à consulter des écrits susceptibles de retracer l’évolution des représentations cartographiques des phénomènes migratoires, sans jamais réussir à trouver d’études répondant pleinement à mes interrogations. J’ai donc choisi de me lancer moi-même dans cette tâche, avant de constater que je n’étais pas le seul à me poser ces questions. En effet, un collectif de chercheurs-cartographes français - dont les travaux de certains sont largement cités dans les lignes de ce chapitre - a achevé un travail de recensement des différentes tentatives de visualisation des mouvements migratoires [Bacon et al., 2016] au moment même où je terminais de rédiger ce chapitre33. J’ai

néanmoins fais le choix de ne pas modifier mon texte après la consultation de cet article, afin de mieux souligner les similitudes et les différences des résultats que nous avons respectivement obtenus. J’incite donc d’autant plus le lecteur à consulter ce papier, paru dans la Revue Européenne des Migrations Internationales (REMI) au cours de l’année 2017. S’agissant de l’organisation de la suite de ce chapitre, après avoir retracé l’émergence de la cartographie des migrations, puis présenté ses évolutions les plus récentes, je reviendrai en détail sur les aspects méthodologiques m’ayant permis de réaliser le passage entre récit [Caquard et Joliveau, 2016] et cartographie d’itinéraire [Besse, 2010].

32 Ces ateliers de recherche, organisés durant le premier semestre de l’année 2017 - au début de la rédaction de ce manuscrit - furent coordonnés par

Françoise Bahoken, Anne-Christine Bronner, Laurent Jégou, Marion Maisonobe, Philippe Tastevin, Najla Touati et moi-même. Pour plus d’informations sur les différentes séances organisées, consulter le carnet Hypothèses « Mondis » consacré aux ateliers « Mondis-Geovisu » https:// mondis.hypotheses.org/410.

33 Je remercie Olivier Clochard d’avoir partagé avec moi, avant sa publication finale, la version manuscrite de l’article de Bacon et al. [2016], dont je n’avais pas encore pris connaissance avant de lui parler de ce chapitre de ma thèse.

- Genèse d’une cartographie des mouvements de population

Carte 4 Nombre de passagers convoyés par voies de chemin de fer en Irlande (Henry D. Harness, 1837) Source : British Museum. Carte accessible à l’adresse suivante http://www.math.yorku.ca/SCS/Gallery/images/harness-flow.gif

Parmi les travaux des chercheurs ayant contribué à poser les jalons d’une cartographie des mouvements de population, la carte réalisée par Henry D. Harness en 1837 fait figure d’acte fondateur. Selon Arthur H. Robinson [1955], célèbre géographe et cartographe américain, cette représentation du nombre relatif de passagers convoyés par voies de chemin de fer à travers l’Irlande, constitue le premier exemple du recours à un tracé linéaire, pour représenter graphiquement une donnée quantitative. Au cours des années suivantes, Charles Minard réutilisa cette méthode à de multiples reprises pour représenter l’intensité de divers types de flux à travers sa série de cinquante et une cartes figuratives. Ses figures témoignent d’une grande rigueur statistique et d’une approche esthétique jamais atteinte jusqu’alors, au détriment il est vrai de l’exactitude géographique de certains de ses fonds de carte [Robinson, 1967]. Après avoir été parmi les premiers cartographes à recourir à des figurés de proportionnalité pour représenter l’importance

1856 l’utilisation de figurés de couleurs, pour distinguer les différents types de matières premières circulant le long de réseaux commerciaux complexes [Rendgen, 2016]. Plus tard, il ira jusqu’à expérimenter la méthode des diagrammes circulaires - imaginée au début du siècle par l’économiste écossais William Playfair - afin de représenter sur une carte les volumes de marchandises en transit dans les principaux ports français [Ibid.]. Cette technique, qui à l’époque n’était pas encore utilisée dans le domaine de la cartographie des migrations, a été largement reprise depuis afin de localiser des stocks de migrants à des échelles différentes. Au delà des innovations impulsées par Charles Minard dans la pratique cartographique en terme de rigueur statistique, de sémiologie graphique et d’esthétique, ce dernier contribua également à la représentation des migrations par son planisphère intitulé Les émigrants du globe. Cette carte, publiée en 1862, est en effet considérée comme la première représentation graphique de flux origine/destination utilisée pour représenter des mouvements de migrants à l’échelle internationale [Boyandin

et al., 2010].

Carte 5 Les émigrants du globe (Charles Minard, 1862) Source : Library of Congress.

Carte 6 Currents of migration (Ernst G. Ravenstein, 1885) Source : Complexcity.info. Carte accessible à l’adresse suivante http://www.complexcity.info/files/2013/12/Figure-2-4-color.png En 1885, c’est au tour du cartographe Ernst Georg Ravenstein de marquer durablement sa discipline, avec une carte intitulée Currents of Migrations. Celle-ci symbolise les déplacements de migrants internes à différentes échelles de l’archipel britannique. En ayant recours à l’utilisation de flèches, Ravenstein introduit « le lien orienté

non proportionnel pour représenter des flux [entre les comtés britanniques et] se pose ainsi en décalage des pratiques de ses contemporains » [Bahoken, 2013 : 4]. A travers ce procédé, il sera le premier à

illustrer sous la forme d’une carte la multidirectionnalité des flux de migrants. « En prenant

la peine de représenter les innombrables flux migratoires de courte distance, Ravenstein, en pleine Révolution industrielle, écarte l'idée d'une attraction urbaine irrépressible pour mettre en évidence le primat des mouvements internes au monde rural et leur rôle dans la canalisation des déplacements vers les villes : le capharnaüm graphique provoqué par l'abondance des flèches lui permet de suggérer ce mécanisme » [Rosental, 1997 : 80]. Au delà de l’avancée en terme de sémiologie graphique,

Ravenstein apparaît d’autant plus comme un précurseur que sa figure vise à déconstruire par l’image une croyance largement répandue chez ses contemporains : celle de l’attraction

des villes par rapport aux mouvements entre les campagnes. Dans le monde globalisé dans lequel nous évoluons aujourd’hui, cette observation n’est pas sans rappeler la sur- attention accordée par les acteurs politiques et médiatiques aux flux migratoires « Sud- Nord » [Lessault et Beauchemin, 2009], comme l’illustre l’écrasante majorité des représentations cartographiques contemporaines. Nous y reviendrons.

Il faut ensuite attendre le tournant du XXème siècle pour voir apparaître des

évolutions notables dans la représentation graphique des phénomènes migratoires. Ces changements seront impulsés par des chercheurs de l’École de Lund, qui vont s’efforcer d’illustrer la complexité du monde social en s’intéressant à l’influence des relations interpersonnelles sur les mouvements de population. Ils s’appuient pour cela sur des données extraites de registres paroissiaux datant du XIXème siècle, particulièrement

nombreux et détaillés en Suède à l’époque. Grâce à ce matériau original, ils vont réussir à analyser des processus migratoires à l’échelle individuelle, pour les traduire ensuite sous la forme de représentations graphiques inédites. Torsten Hägerstrand, chef de file de ce courant, utilise dès les années 1950 des cartes en anamorphoses pour démontrer « la

présence de régularités (stabilités) dans les « patterns » migratoires d’une décennie à l’autre » [Chardonnel, [s. d.]] depuis et vers la paroisse suédoise d’Asby. Deux décennies

plus tard, Sune Åkerman, Bo Kronborg & Thomas Nilsson [1977] détaillent à travers un diagramme adoptant la forme de traits continus « les liens de parenté existant entre les migrants

partis d'un ensemble de paroisses suédoises vers les États-Unis au XIXe siècle » [Rosental,

1997 : 79] ; tandis que John G. Rice & Robert C. Ostergren [1978] réalisent de leur côté une carte illustrant le processus de diffusion spatiale de la prise de décision migratoire à l’échelle d’une paroisse de l’ouest suédois.

Carte 7 Modèles migratoires (Hägerstrand, 1957)

Source : Hägerstrand (1957). La déformation du fond de carte est proportionnelle à l’intensité des mouvements migratoires. Cette figure cherche à illustrer la primauté des migrations à l’échelle locale sur les mouvements en direction de destinations plus lointaines.

Carte 9 Parcours de migrants subsahariens vers l’Europe d’après «l’aquarium» d’Hägerstrand (Clochard et al., 2009) Néanmoins, la production issue des travaux de l’École de Lund la plus influente reste sans conteste celle de « l’aquarium d’Hägerstrand », une figure en trois dimensions visant à mettre en parallèle les composantes spatiales et temporelles des mobilités à l’échelle individuelle. En ayant recours à ce procédé, Hägerstrand entendait « s’émanciper de

la carte plate et de ses dessins statiques afin de penser le monde en mouvement 34 » [Hägerstrand,

1982 : 324 cité par Chardonnel, 2007 : 102]. En dépit d’une lecture relativement complexe, son « aquarium » a le premier permis de représenter cartographiquement la complexité des articulations entre les facteurs temporel et spatial des trajectoires de vie des individus.

A partir du début des années 1990, la prise en compte croissante de la dimension spatiale des phénomènes migratoires [Simon, 2006] et de leur ampleur à l’échelle mondiale [Simon, 2008] va entraîner une généralisation des représentations cartographiques des migrations internationales, notamment à travers la publication des premiers Atlas entièrement consacrés à cette question. D’après Michel Bruneau [2004], L’Atlas des

diasporas de Gérard Chaliand et Jean Pierre Rageau [1991] constituerait le premier essai

d’une représentation exhaustive de phénomènes diasporiques à l’échelle mondiale. En 34 « rise up from the flat map with its static patterns and think in terms of a world on the move ».

1993, Aaron Seagal, Patricia M. Chalk & Gordon J. Shields publient aux États-Unis An

Atlas of International Migration, un ouvrage qui connaîtra une diffusion planétaire. L’année

suivante, Gérard Chaliand et Jean Pierre Rageau récidivent, en publiant avec Michel Jan un

Atlas historique des migrations [1994]. Il semblerait néanmoins que ce soient les recherches

impulsées par Gildas Simon au sein du laboratoire Migrinter de Poitiers, qui ont le plus contribué au développement d’une cartographie des migrations dans le monde académique français. Dans son livre Géodynamique des migrations internationales dans le monde [1995], ce dernier s’applique à dessiner les contours de l’organisation spatiale du système migratoire international à travers une série de 49 cartes et figures35. En ayant recours à une

palette sémiologique et à des échelles d’observations variées, il a réussi à rendre compte de la diversité des formes et de l’intensité des mouvements de population à travers le monde. Malgré ces avancées notables, Paul André Rosental faisait néanmoins remarquer en introduction d’un article publié en 1997, que les sciences sociales « malgré la diversité de leurs

approches du phénomène [migratoire], confèrent à l’instrument cartographique et à la lecture proprement spatiale de la mobilité une place généralement limitée » [Rosental, 1997 : 78]. Cependant, nous

verrons plus loin dans le texte que les choses ont profondément évolué au cours de la décennie suivante !

- Apories de la cartographie quantitative des flux migratoires

Jusqu’au début des années 2000, à l’exception notable de certaines représentations réalisées par les tenants de l’École de Lund, les données utilisées pour cartographier les phénomènes migratoires étaient essentiellement issues de statistiques ou d’estimations lacunaires, affectant par là-même la qualité de leur analyse quantitative et de leur traitement cartographique. Comme le faisait remarquer Gildas Simon en 1995, les chiffres sur les migrations représentent une question sensible, en particulier dans les pays de destination. En effet, « les enjeux sociopolitiques de la migration et les controverses à ce sujet sont tels

que, dans certains pays d’immigration, ils contribuent plus à obscurcir le débat scientifique sur la terminologie et l’étude statistique qu’à le clarifier » [Simon, 1995 : 9].

35 Dans sa thèse de doctorat publiée en 1979, Gildas Simon avait déjà eu recours à l’élaboration d’une remarquable cartographie du champ migratoire des travailleurs tunisiens installés en France. Un ensemble de 53 cartes avait été réalisé en collaboration avec Simone Donnefort-Paoletti et Françoise Demons, à l’époque cartographes au département de Géographie de l’université de Poitiers. Dans la partie méthodologique de sa thèse, Gildas Simon soulignait que « l’une des principales difficultés que

Carte 10 Routes des franchissements irréguliers vers l’Europe (Projet Epson, 2015)

On peut ainsi considérer qu’il n’existe « pas de décomptes indépendants, ni aucune sorte

d’étude rigoureuse sur les effectifs de réfugiés urbains36 » [Jacobsen, 2006 : 275] et que, par

extension, la cartographie basée sur ces chiffres n’est pas non plus dépourvue d’enjeux (géo)politiques. Ce constat a notamment amené Julien Brachet, Armelle Choplin et Olivier Pliez a affirmer que d’abondantes représentations cartographiques sur les migrations internationales « servent d’arguments aux stratèges de la géopolitique régionale tentant de

dessiner une « géographie globale des risque et des menaces » » [Brachet et al., 2011 : 3]. Les deux

cartes présentées ici ne constituent qu’un maigre échantillon des nombreuses représentations similaires existantes. Je les utiliserai néanmoins afin de décrypter le message qu’elles sont susceptibles de véhiculer au sein de l’opinion publique. Les innombrables flèches, utilisées pour représenter l’intensité et la direction des flux d’individus entrés de manière irrégulière en Europe entre 2010 et 2015, ont pour dénominateur commun de toutes converger en direction de l’Union européenne. La 36 « Statistical information received from official bodies, particularly governments and political organizations, should be treated with caution. There

signification de cette image semble sans appel : l’Europe est une citadelle assiégée par une invasion de migrants en provenance de toutes les directions !

Carte 11 Répartition mondiale des réfugiés syriens en 2014 (The Refugee Project)

Source : Capture d’écran du site de cartographie dynamique « The Refugee Project » consultable à l’adresse suivante http:// www.therefugeeproject.org/

Celle de la répartition des Syriens – basée en réalité sur des stocks et non pas des flux de population, contrairement à ce que la sémiologie graphique utilisée pourrait le laisser penser – est encore plus frappante. Ici, la déflagration est d’ampleur mondiale. La dispersion des Syriens fait l’effet d’une bombe, qui exploserait en Syrie, avant de venir affecter la quasi-totalité des États de la planète. Face à un tel phénomène, il semble fort légitime que l’Union européenne cherche à se protéger en érigeant des barrières lui permettant de filtrer les flux de centaines de milliers d’étrangers lancés à l’assaut de ses frontières… De tout temps, des distorsions délibérées du contenu des cartes ont été utilisées à des fins de propagande politique. Comme l’affirme Brian Harley, « derrière le

créateur des cartes se cache un ensemble de rapports de pouvoir, qui crée ses propres spécifications. [...] Les réalisateurs de carte de propagande ont généralement été les défenseurs d'une vision géopolitique à sens unique » [Harley, 1995 : 33]. La plupart des cartes publiées par les médias ou les

organisations politiques sont construites à partir de chiffres approximatifs. Les échelles d’observations considérées et les symboles utilisés témoignent quant à eux d’une vision européocentriste des migrations internationales, en contraste profond avec les réalités de l’exil syrien, et plus généralement des dynamiques migratoires contemporaines. Il incombe

donc aux chercheurs de prendre le contre-pied de ces approches dominantes, en réduisant leur focale d’observation, tout en s’intéressant à des échelles géographiques variées.

En dépit de toutes leurs limites, les statistiques sur les migrants et les réfugiés constituent néanmoins une source d’information non négligeable afin d’appréhender la dispersion de la population syrienne à l’échelle planétaire. Les données disponibles sur cette question m’ont par exemple permis de replacer mon étude dans un contexte géopolitique plus large, et d’interroger notamment la solidarité des pays d’accueil de réfugiés syriens à l'échelle planétaire. Établir une cartographie des pays de destination des migrants et des réfugiés syriens avant et depuis le début de la crise en Syrie m’a par ailleurs offert la possibilité de mettre à jour des corrélations entre ces deux tendances. Dans la suite de la thèse, je ferai donc dialoguer ces chiffres afin de voir dans quelle mesure les migrations au départ de Deir Mqaren s’inscrivent dans ces dynamiques globales. Nous verrons par ailleurs que certaines incohérences perceptibles dans les statistiques migratoires - et dévoilées au fil du texte - révèlent en filigrane la complexité des parcours migratoires des Syriens, faits d’allers-retours entre des échelles géographiques et selon des temporalités variées. Ainsi, si certains réfugiés sont comptabilisés à plusieurs reprises par les organisations humanitaires et les institutions (inter)gouvernementales lorsqu’ils traversent les frontières, d’autres font au contraire tout pour demeurer en dehors des radars de ces instances. Pour témoigner de ces réalités mouvantes, il m’a semblé utile de développer, aux côtés de cartes « classiques », basées sur des stocks et des flux de population, une cartographie fondée sur le vécu intime des individus. Celle-ci cherchera en particulier à témoigner des nombreuses aspérités du déplacement de ces personnes dans l’espace, ainsi que des différentes composantes - spatiales, sociales et temporelles - de leurs parcours migratoires.

- Vers une cartographie plus subjective

Au cours des années 2000, la forte médiatisation des arrivées de migrants africains sur les côtes européennes a favorisé l’émergence de nouvelles formes de représentations cartographiques des migrations internationales. Des collectifs plus ou moins structurés, composés de militants, d’artistes, de chercheurs, se sont emparés des cartes comme d’un outil permettant de témoigner des conséquences humaines des politiques migratoires mises en place au sein de l’espace euro-méditerranéen [Casas-Cortes et Cobarrubias, 2007]. Ces nouvelles formes de représentations, plus contestatrices, mêlant à la fois l’art, la géographie, la politique et le militantisme social, ont permis de mieux rendre visible les contours de la forteresse européenne. Philippe Rekacewicz est à juste titre considéré comme l’un des précurseurs de ce mouvement. De 1988 à 2014, sa collaboration avec Le

Monde Diplomatique a largement contribué à populariser la cartographie des migrations